Lilian TRUCHON
Lénine philosophe : l’enjeu du matérialisme
Aborder Lénine comme philosophe, c’est parler du statut du matérialisme et de l’enjeu politique que cela constitue. A ce titre, Matérialisme et empiriocriticisme est un livre fondamental dans la pensée philosophique de cet auteur. Rédigé en 1908 et publié en 1909, cet ouvrage traite en particulier de la théorie de la connaissance du point de vue du matérialisme. Nous verrons que c’est dans cet ouvrage, et par ailleurs, que se trouve le cœur du matérialisme de Lénine. Il me faut d’emblée souligner le fait que l’enjeu qui consiste pour le révolutionnaire russe à défendre la validité du matérialisme ne relève pas d’une simple question philosophique ou épistémologique : il est aussi bien politique. En effet, pour Lénine, connaitre le monde « objectivement », c’est la condition pour pouvoir le transformer efficacement afin que les causes réelles des phénomènes et des forces motrices réelles à l’œuvre dans la nature et dans la société ne soient pas dissimulées derrière la façade indéfiniment remaniées des conventions sociales et des idéologies dominantes.
Avant d’aborder dans le vif du sujet, je souhaite donner un aperçu des nombreuses idées reçues concernant le contexte de la rédaction de Matérialisme et Empiriocriticisme. Car bien qu’elles soient fausses, ces dernières continuent pourtant à être répétées dans les commentaires que l’on trouve ça et là sur cet ouvrage. C’est le cas même des meilleurs connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Lénine, comme l’historien Lars Lih. Dans son ouvrage intitulé Lénine: Une biographie, paru en France en 2015 aux éditions Les Prairies Ordinaires, mais malheureusement déjà épuisé, Lars Lih déclare que Matérialisme et Empiriocriticisme fut un « devoir d’école » sur des sujets que le révolutionnaire russe connaissait finalement bien mal. Or, le simple relevé du nombre d’ouvrages et d’articles en plusieurs langues, – plus de 200 en philosophie, en épistémologie, en physique ou en biologie, cités ou résumés avec esprit de synthèse –, montre tout le contraire de ce qu’affirme Lih. En fait, Lénine a étudié de façon approfondie son sujet. Prenons l’exemple de Diderot et des références aux textes de ce philosophe français. Non seulement le révolutionnaire russe cite la Lettre sur les aveugles et L’entretien de D’Alembert avec Diderot dans une édition française des Œuvres complètes de Diderot, publiées à l’origine en 1875, mais il ne se trompe pas dans le choix de ces citations. Il a été un lecteur intelligent du philosophe français en ciblant les passages importants du dialogue imaginaire avec Berkeley que propose Diderot. Cette connaissance que possédait Lénine lui venait après des années d’études de la philosophie en tant qu’autodidacte, des études commencées notamment en 1898 lorsque survint la polémique publique au sein du mouvement socialiste international entre Kautsky et Bernstein, ce qu’on appela la première crise du marxisme. A cette occasion, Lénine avait lu notamment Kant et les matérialistes français des Lumières comme le baron d’Holbach, Helvétius et donc, bien sûr, Diderot.
Une autre idée reçue est le fait qu’il existerait une coupure épistémologique dans les écrits même de Lénine entre d’une part les thèses défendues dans Matérialisme et Empiriocritisme et d’autre part dans les Cahiers philosophiques rédigées pour l’essentiel en 1914-1915. Cette thèse de la coupure a été défendue notamment dans les années 1960 par Louis Althusser mais il existe un point de vue similaire, moins connu. C’est celui du marxiste allemand Karl Korsch. Ce dernier prétend que lorsque Lénine expose en 1909 ses théories sur le matérialisme, c’est alors en complète contradiction avec ce que le même Lénine disait auparavant en 1894. Un peu plus tard, j’expliquerais pourquoi ces déclarations d’Althusser et de Korsch sont fausses. Plutôt que la rupture, il faut au contraire souligner la continuité fondamentale de l’ouvrage de 1909 avec le reste du combat philosophique de Lénine. Ainsi, lorsqu’il critique l’idéalisme des empiriocriticistes russes selon lequel l’être social et la conscience social sont exactement identiques, il reprend à nouveaux frais une polémique ancienne contre la sociologie subjective des populistes russes sauf qu’en 1909, elle a lieu cette fois dans les rangs bolcheviks.
Je souhaite également aborder les raisons politiques qui ont poussé Lénine à rédiger son ouvrage. Certains historiens soutiennent l’idée que Matérialisme et Empiriocritisme a été en réalité une basse manœuvre politicienne pour régler un compte politique avec Alexandre Bogdanov, sans doute le dirigeant bolchévik à cette époque le plus important après Lénine parmi les bolchéviks. En somme, Lénine n’aurait pas été sincère dans sa polémique philosophique avec Bogdanov. Il faut donner quelques précisions biographiques sur Bogdanov puisque son nom va être plusieurs fois cité et que cela a son importance pour comprendre l’évolution des rapports avec Lénine. Bogdanov était un proche compagnon d’arme de Lénine depuis 1904. Il avait joué un rôle décisif dans la lutte contre les menchéviks, les opposants des bolchéviks au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR). L’année suivante, en 1905, Bogdanov devenait de fait le leader des bolcheviks en Russie, en l’absence de Lénine alors en exil. A ce titre, il représenta notamment le parti bolchevik au sein du soviet de Saint-Pétersbourg lors de la révolution de 1905. Cependant, à partir de 1906, Bogdanov appelle systématiquement, contre l’avis de Lénine, au boycott de la douma, le parlement russe nouvellement créée. Or, à aucun moment Lénine n’aborde ses divergences avec Bogdanov sur la stratégie politique à suivre en Russie. C’est d’autres textes, lesquels n’ont rien à voir avec le matérialisme, que Lénine critique le boycott et l’absentéisme politique du même Bogdanov. D’ailleurs pour préserver l’unité politique de la fraction bolchévique qui s’était constitué seulement quelques années plus tôt au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe, Lénine souhaitait éviter publiquement les disputes philosophiques et épistémologiques et que ces divergences théoriques avec Bogdanov restent un terrain neutre. Mais la situation change à partir de 1907. Même s’ils attaquaient de longue date le matérialisme, Bogdanov et ses alliés livrent désormais une véritable offensive propagandiste et éditoriale contre le matérialisme, notamment en publiant l’année suivante (1908) un recueil intitulé Études sur la philosophie du marxisme. Selon eux, la véritable épistémologie socialiste serait celle qui s’inspire de l’empiriocriticisme, c’est-à-dire la théorie de la connaissance du physicien autrichien Ernst Mach et du philosophe Richard Avenarius.
Aujourd’hui, je n’aurai pas le temps nécessaire pour aborder la critique par Lénine des thèses épistémologiques de ces deux auteurs en particulier. Je ne peux ici que renvoyer à mon ouvrage de 2013, Lénine épistémologue. Néanmoins, je souhaite préciser que les idées de Mach et d’Avenarius répétent pour l’essentiel l' »immatérialisme » du philosophe anglais Georges Berkeley au XVIIIe siècle, bien qu’à la différence de ce dernier, ils évacuent désormais la référence gênante à Dieu. Lénine n’était ni le seul ni le premier à souligner leur dette théorique vis-à-vis de Berkeley. On peut par exemple se reporter à l’épistémologue Emile Meyerson dont les idées sont similaires à celles du révolutionnaire russe sur le sujet[1].
Les auteurs du recueil dont on a déjà parlée, c’est-à-dire Bogdanov, Lounatcharski, Bazarov et d’autres, se coordonnent donc pour rompre le pacte de non-agression que Lénine voulait maintenir sur ces sujets. Leur stratégie pour associer le marxisme à l’épistémologie de Mach et d’Avenarius consistent à présenter tout le courant du matérialisme comme une vulgaire métaphysique qui fétichise l’idée de matière existante objectivement, en oubliant les enjeux sociaux qui déterminent pourtant la représentation de cette matière dans la tête des hommes.Ce procès d’intention qui consiste à présenter les matérialistes comme une sorte de secte de croyants qui déifie la matière est un stratagème que l’on retrouve d’ailleurs de nos jours pour combattre le matérialisme. C’est par exemple le cas d’Hilary Putnam, un philosophe Nord-Américain connu. Ce dernier prétend que le réalisme – qui est le nom que donnent les épistémologues et philosophes au matérialisme en théorie de la connaissance –, est une conception impossible parce que cela reviendrait à adopter un point de vue divin présupposant que nous soyons capables de substituer notre perspective humaine sensible à celle d’un être omniscient. L’objectivité reviendrait donc selon Putnam à prétendre que l’homme peut sortir de lui-même. Comme c’est impossible, l’objectivité en impossible. Or, cette prétendue réfutation logique du réalisme revient, là aussi, à répéter dans le fond l’argument de Berkeley. Ce dernier disait en substance : « Je ne perçois que mes sensations, je n’ai donc pas le droit de supposer l’existence d’un objet en soi, hors de ma sensation ». Selon donc ce type de philosophes qui traversent les époques, Lénine et les matérialistes en général auraient une conception naïve et contemplative de la démarche cognitive, qui postulerait que le sujet cognitif, dans l’oubli de sa propre subjectivité, peut « refléter » ou « copier » complètement la réalité, en épuisant la connaissance de cette réalité. Lénine ramènerait donc le débat philosophique sur la nature de la connaissance à un niveau intellectuel dépassé historiquement depuis longtemps, suite notamment aux apports sur la question de Kant et de Hegel. Le révolutionnaire ignorerait que le fait que Kant a inauguré une nouvelle ère anti-métaphysique, celle de la relativité du savoir, l’homme devant alors renoncer à atteindre la totalité du réel.
Défense de la connaissance objective
Pour comprendre combien sont caricaturales ces critiques qui font pourtant partie des lieux communs que l’on trouve encore de nos jours dans les manuels de philosophie contre le matérialisme en théorie de la connaissance, il faut rappeler ce qu’est véritablement la conception de Lénine dans ce domaine. C’est l’adhésion chez Lénine à ce que l’on appelle la théorie du reflet, c’est-à-dire l’idée qu’un sujet cognitif peut rendre compte de la nature d’un l’objet étudié en le reflétant adéquatement dans sa conscience.
Cette réaffirmation du pouvoir cognitif de la raison humaine d’atteindre des vérités objectives, se confond chez le révolutionnaire russe avec l’idée de démarche scientifique. L’objectivité ne conteste pas pour autant le caractère relatif, c’est-à-dire partiel et historiquement déterminé, de la connaissance. Si Lénine reconnait clairement la relativité de la connaissance, par contre, il s’oppose résolument à ce qu’il appelle le « relativisme ». Il désigne ici une posture unilatérale et foncièrement idéaliste qui présente la connaissance du monde physique, de la nature et de ses lois comme le résultat d’une simple convention entre les hommes. C’est ce type de relativisme que l’on trouve Kant lorsque ce dernier explique qu’il ne faut plus accepter le monde comme quelque chose qui a surgi indépendamment du sujet connaissant mais qu’il faut admettre que l’objet de la connaissance ne peut être connu de nous que parce que et dans la mesure où il est créé par nous-mêmes[2]. Et à la suite de Kant, c’est bien ce que dit aussi Bogdanov lorsqu’il déclare-je le cite- qu’« il n’existe pas de critère de la ‘vérité objective’ […] ; la vérité est une forme idéologique : une forme, organisatrice, de l’expérience ». Or, pour Lénine, ce genre de déclaration est la porte ouverte à l’idéalisme et l’abandon de l’idée même de vérités scientifiques. Plutôt que le relativisme, il faut montrer le lien et les distinctions qui existent entre vérité relative et vérité objective. L’ouvrage de Lénine est donc d’abord une réaction contre une façon de penser anti-dialectique. En effet, selon le révolutionnaire russe, chaque étape du développement des sciences ajoute de nouveaux grains à notre connaissance du monde, à une représentation de plus en plus fidèle, de plus en plus approchée de la réalité. Mais le caractère cumulatif des découvertes scientifiques s’inscrit néanmoins dans un cadre historique. Une vérité objective, absolue, est en effet en quelque sorte une somme de vérités relatives. Les limites de toute proposition scientifique sont relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, à mesure que les sciences progressent.
Pour faire comprendre à ses lecteurs ce processus interrompu de la connaissance, Lénine utilise l’image de l’asymptote. Selon cette modélisation du savoir, la connaissance humaine ressemble en quelque sorte à une ligne courbe, tangente, qui se rapproche indéfiniment, sans jamais la rencontrer, d’une ligne droite qui, elle, représente le monde matériel. Il faut ajouter que cette ligne droite est en mouvement, en extension indéfinie puisque le temps et l’espace sont des formes nécessaires, coextensives de la matière. En bref, la matière est en perpétuel développent et la connaissance de même puisque le mouvement d’approche de la ligne courbe ne donc être compris que relativement à l’avancée de cette ligne droite. Ce processus cognitif témoigne donc d’une relation asymétrique constitutive et constante entre le sujet de la connaissance et l’objet de cette connaissance. C’est-à-dire que la succession des points qui forment la ligne courbe figurent en quelque sorte les “vérités relatives” d’un savoir s’approchant de plus en plus de la ligne droite qui représente alors la “vérité absolue”, objective. En 1915, Lénine reprendra l’image de l’asymptote lorsqu’il étudiera la philosophie de Hegel. Il l’associera alors à une autre image, celle de la spirale. La ligne courbe asymptotique, dit-il, est alors semblable à une série de cercles concentriques, c’est-à-dire qu’elle est semblable à une spirale s’entourant autour de la ligne droite.
Dans mon livre de 2013, j’ai indiqué qu’il existait une figure géométrique inédite qui réunissait asymptote et spirale selon le souhait de Lénine. C’est la pseudo-sphère. Il s’agit d’une surface en forme d’entonnoir générée par la courbe asymptotique qui opère une rotation indéfinie autour de la droite. Cette dernière tracte cette révolution constante autour d’elle-même. Par conséquent, il y a une extension indéfinie de la surface en question le long de cet axe de rotation. Cette conception du savoir montre combien est originale et optimiste l’épistémologie de Lénine : il ne reconnaît pas une limite quelconque de la connaissance ni qu’il existe une propriété, essence ou substance quelconque de la matière qui puisse être dotée d’un caractère absolu. C’est donc l’idée que la connaissance est un processus qui fonctionne comme un champ ouvert, jamais clôturé et qui permet de s’approprier indéfiniment la réalité, de passer d’un monde « en soi » à un monde « pour soi ».
On comprend, je l’espère, si l’on prend la peine de lire ce que dit réellement Lénine, combien ce dernier ne prétend aucunement qu’un sujet cognitif puisse acquérir une représentation immédiate du réel, de son objet d’étude, au prix de l’oubli illusoire de la propre subjectivité de l’individu. En d’autres termes, la théorie léniniste du reflet exclut l’idée que le reflétant, le sujet, copie immédiatement et totalement le reflété, c’est-à-dire l’objet d’étude. Au contraire, cette théorie est active et implique un effort rationnel de la pensée humaine complètement opposée à une posture naïve ou spontanée. Le sujet cognitif, dans sa démarche, doit faire l’effort constant de neutraliser toute appréciation subjective, a fortiori tout élément de spiritualisme et de toute idée de transcendance, au moins en dehors du cadre dans lequel s’inscrit sa recherche. Cette représentation semble adéquate à la démarche scientifique. Le savant fait abstraction de sa subjectivité par divers moyens : enquête empirique, test et vérification expérimentale, corroboration des résultats qu’il a obtenus avec les résultats d’autres personnes, en rectifiant ses éventuelles erreurs, etc. S’il existe des obstacles à sa recherche, par exemple s’il veut observer quelque chose qu’il ne peut voir par ses propres yeux, des objets infiniment petits ou infiniment grand, il utilise des outils qui franchissent la barrière de ses sens comme un télescope ou un microscope.
Par ailleurs, à aucun moment, Lénine n’oublie les conditions historiques et les enjeux socio-politiques qui peuvent bloquer ou retarder le progrès indéfini scientifique. Ainsi, contrairement à ce que prétend Karl Korsch, le Lénine de 1909 ne trahit pas celui de 1894 lorsque le révolutionnaire russe polémiquait à l’époque contre « l’objectivisme » en sociologie de l’économiste Pierre Strouvé. Ce dernier défendait l’objectivité en disant qu’elle était « au-dessus des classes ». Contre cette sorte de « scientisme », ce que dit Lénine en 1909 est quelque chose d’élémentaire mais pourtant fondamental : c’est que la science, en elle-même, n’a pas de caractère de classe mais que ce caractère apparaît dans sa fonction sociale, quand il s’agit de savoir qui l’étudie et qui l’utilise ces sciences. Par cette distinction qu’il instaure entre la science et son but social, Lénine se prémunit non seulement contre l’objectivisme d’un Strouvé mais aussi contre la sociologie subjective, en particulier celle de Bogdanov qui en viendra à déclarer, en précurseur de Lyssenko, que « la science peut être bourgeoise ou prolétarienne par sa »nature » même ».
Comme il se dit marxiste, Bogdanov tente de réviser les propos de Marx en prétendant qu’ils confortent son point de vue. S’il fait de même avec les textes d’Engels en opérant une sélection arbitraire de passages de l’Anti-Dühring ou de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, d’autres, comme Bazarov, un proche de Bogdanov, choisissent plutôt d’opposer Engels à Marx. Ce procédé est loin d’être nouveau puisque Engels lui-même, dans une lettre à Bernstein datée d’avril 1883, ironisait sur le fait qu’à intervalles réguliers resurgit depuis 1844, je le cite, « le petit drame du méchant Engels qui aurait séduit le bon Marx » détournant ce dernier du « chemin de la vertu » philosophique. Cette fable ne cessera pas avec la polémique de 1909 puisqu’elle perdure tout au long du XXe siècle. Elle amène en France quelqu’un comme Maximilien Rubel à purger et véritablement saccager les textes de Marx publiés dans la Pléiade et chez Folio, pour faire disparaître toute trace de la collaboration de Marx avec Engels. Pourtant, la correspondance entre les deux révolutionnaires allemands montre qu’ils partageaient le même point de vue matérialiste sur tous les problèmes fondamentaux. D’ailleurs, dans Matérialisme et Empiriocriticisme, Lénine rappelle par exemple que l’Anti-Dühring d’Engels avait été lu d’un bout à l’autre en manuscrit par Marx et approuvé par lui.De plus, il y a un complet antagonisme entre le fait de déclarer comme Bogdanov que « la vie sociale se ramène à la vie psychique » des individus, et le matérialisme historique de Marx tel que ce dernier le présente de manière exemplaire dans sa préface à la Critique de l’économie politique de 1859, là où Marx défend l’objectivité des faits sociaux. Antérieurement, en 1845, Marx a défendu dans L’Idéologie Allemande, le primat de la nature sur l’homme et son antériorité matériel par rapport à la conscience humaine et sociale. Dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital, Marx souscrit à la théorie du reflet : une idée, explique-t-il, n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme. Par ailleurs, si Marx constate qu’à l’époque de la grande industrie, les sciences sont enrôlées au service de la production, il n’en conclut pas pour autant que le savoir scientifique porte intrinsèquement la trace du capitalisme. De plus, en ce qui concerne l’image de l’asymptote utilisé par Lénine, on la trouve déjà chez Engels dans ses manuscrits réunis plus tard dans le recueil intitulé Dialectique de la nature. Cette image vivante de l’asymptote semble la représentation la plus fidèle de la démarche matérialiste de Marx et que ce dernier a décrit de façon très claire dans une note du Capital. Marx y explique ainsi en substance que « l’unique méthode matérialiste, et donc scientifique » qu’il reconnaît ne consiste pas à étudier la vérité matérielle des choses ou de leurs concepts de manière figée et définitive mais en termes de processus, en retraçant ainsi la genèse et le développement de toutes choses ainsi que les interconnexions entre celles-ci. Ainsi, pour Lénine, il est clair que même si le système de pensée de Bogdanov est marxiste par le haut, dans le domaine politique, elle est une révision par « en bas » des fondements philosophiques du marxisme. « En bas », dit Lénine, c’est le relativisme, c’est-à-dire l’idéalisme habillé de phrases sur l’intersubjectivité et l’utilité sociale des choses, accommodé au vocabulaire marxiste.
Parfois, le relativisme revêt parfois une apparence plus subtile que l’adhésion ouverte ou dissimulée à des thèses idéalistes comme chez Mach et Bogdanov. C’est le cas de l’agnosticisme qui permet habilement d’éviter de prendre clairement position pour le caractère matériel du monde en laissant subsister l’idée d’un Inconnaissable. Cette sorte de « non empiétement des magistères » pour reprendre la formule de Stephen Jay Gould, peut simplement être l’expression d’une attitude défensive de la part de savant dans leur exercice professionnel contre les intrusions spiritualistes. N’est-ce pas comme cela qu’a fonctionné la science dans ses premiers temps, par exemple pendant la Renaissance et à l’Age classique dans sa lutte pour s’émanciper de l’emprise cléricale ? La science s’est longtemps construite sur cette sorte de pacte social implicite de non-agression. N’est-ce pas Charles Darwin lui-même, au XIXe siècle, alors qu’il était intimement athéiste comme le montre son Autobiographie, et matérialiste comme le prouve son œuvre elle-même, qui s’est dit pourtant publiquement agnostique pour éviter une levée de bouclier dirigée personnellement contre lui de la part de la bonne société victorienne ?
Mais pour Lénine, l’agnosticisme comme déclaration d’intention demeurera toujours, dans le fond, une sorte de renoncement, une façon de « dissimuler le matérialisme ». C’est donc le compromis typique de la part de ceux qui acceptent de limiter les explications scientifiques sans les étendre au-delà d’un certain domaine socialement admis, en réservant de fait aux multiples représentants des familles spirituelles le privilège de parler de choses prétendues inconnaissables comme par exemple le phénomène de la conscience ou de l’apparition de la morale comme fait d’évolution dans les sociétés humaines.
Au contraire, pour un matérialiste militant comme Lénine ou pour un savant honnête qui reconnaît la continuité fondamentale de la matière matérialiste comme condition de la connaissance objective, ils situeront logiquement la totalité du champ du connaître dans l’immanence, n’assignant donc a priori aucune limite au projet d’investigation du réel. Dans ce sens, on aura compris que ce matérialisme défendue par Lénine n’est pas une métaphysique ou une option philosophique quelconque parmi tant d’autres : c’est selon lui véritablement la condition méthodologique de toute connaissance objective qui nécessite d’admettre le caractère uniquement matériel de la réalité et de l’ensemble des phénomènes. De plus, cette définition ne peut se réduire à ce que l’on désigne par le terme de « réalisme ». En effet, quoique d’usage courant à notre époque en épistémologie, le réalisme, sous couvert de rejeter tout débat métaphysique, mutile indûment la définition que je viens de donner puisqu’elle omet le nécessaire fondement matériel, ontologique, à savoir, – je le répète – le fait d’admettre le caractère uniquement matériel de la réalité et de l’ensemble de ses phénomènes.
L’unité du matérialisme
La deuxième partie de mon exposé aborde l’unité du matérialisme comme reflet de la continuité fondamentale de la matière. Cela nécessite de réunir en un tout à la fois le matérialisme d’ « en bas », celui des sciences de la nature, et le matérialisme d’ « en haut », celui des sciences sociales. C’est pourquoi le recours au réductionnisme qui rabat l’histoire des sociétés humaines à la biologie est exclu. A ce titre, Lénine critique dans son ouvrage les tentatives de ceux qui veulent faire passer leur sociologie évolutionniste pour une science sociale digne de ce nom alors qu’en faisant cela, ces derniers rejettent l’autonomie du fait social. Il n’est donc pas question pour Lénine de laisser le marxisme devenir une sorte de sociobiologie révolutionnaire niant l’existence spécifique d’une superstructure dans les sociétés humaines, et transformant, de fait, le matérialisme historique en une simple annexe de l’histoire de la nature. Mais pour autant, comme on l’a déjà dit, le recours à une sociologie relativiste qui énonce un décret de rupture entre le biologique et le social, est également exclu.
Lénine rappelle que le génie de Marx et Engels consiste dans le fait qu’ils ont développé le matérialisme en sociologie, sans répudier le matérialisme naturaliste mais sans rabattre non plus le fait social sur l’histoire naturelle. C’est pourquoi, notamment dans L’Idéologie allemande, Marx explique que l’homme se trouve toujours en face d’une part d’une nature qui est historique et d’autre part d’une histoire qui est naturelle. Autrement dit, l’homme est simultanément face à la nature et en elle. C’est selon cette perspective théorique qui Marx fonde l’unité du matérialisme, et donc de la science. Il déclare : « Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects : on peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects ne sont pas séparables ». Il doit donc s’agir de respecter ce que de nos jours le spécialiste de Darwin, Patrick Tort, nomme « l’ordre réel des processus ». Qu’est-ce que cela signifie? L’ordre réel des processus veut dire que l’ordre du temps historique est fléché, c’est-à-dire que l’évolution précède l’histoire, et cette relation, par définition, n’est pas inversable. Par conséquent, l’Homme historique et social ne cesse pas pour autant d’être un organisme naturel parce qu’il est devenu un être de culture puisque, pour le dire autrement, la société est le produit d’un processus qui plonge ses racines dans la nature. C’est donc en reconnaissant cet ordre réel des processus que l’on peut envisager de manière rationnelle l’unité du matérialisme. Ce n’est pas du « matérialisme bourgeois » comme l’a prétendu le marxiste hollandais Anton Pannekoek, en 1938. Selon lui, Lénine aurait eu le tort de revendiquer l’héritage des sciences de la nature hérité des Lumières au XVIIIe siècle, poursuivi de façon éminente en la personne de Darwin au XIXe siècle. Pour sa part Althusser dira dans les années 1960 qu’il faut inverser le « passage du biologique dans le culturel » parce que, selon lui, la culture précède en réalité la nature.
Que donnent ces abandons d’une exigence de pensée « dialectique » concernant la relation nature/culture et ce qui va de pair, le glissement de gens comme Pannekoek ou Althusser vers les facilités offertes par les dogmatismes stériles de la rupture ou du réductionnisme ? Je prendrai un exemple actuel : le cas d’un argumentaire anti-raciste que l’on entend aujourd’hui assez communément. En pensant réfuter intelligemment le racisme, ceux qui développent cet argumentaire disent en substance qu’il est idiot d’être raciste parce que les races n’existent pas. Sans s’apercevoir, ils combinent une pseudo-radicalité misant sur le « tout culturel » avec une attitude réductionniste. Autrement dit, le fond de leur argumentaire revient à prétendre que les races ne sont qu’une construction sociale tout en allant chercher une preuve décisive de cette assertion dans la biologie moléculaire, à un niveau qui est définitivement inefficace pour lutter réellement contre le racisme puisque le jugement raciste vise non pas une molécule (le domaine génotype) mais des individus entiers, des organismes complets, dotés à la fois de phénotype biologique (comme l’apparence physique) et de traits culturels. On retrouve le même éclectisme dans le combat anti-sexiste actuel lorsque la théorie du genre nie le sexe biologique. Pourtant, comme le dit Patrick Tort, comment définir le « genre » s’il faut au préalable se débarrasser du sexe ?
Ces exemples actuels montrent que les idéologies respectives de la rupture et du réductionnisme scientiste, présentées comme adverses, ne font en réalité que se nourrir mutuellement. Elles sont donc en réalité complémentaires. On ne s’éloigne pas de Lénine puique, déjà, en 1909, il critiquait l’attitude de Bogdanov, lequel à la fois prétendait que l’intersubjectivité constituait le dernier mot pour comprendre et changer le monde, et en même temps allait chercher un argumentaire dans la sociobiologie en empruntant des propos sur la « sélection sociale », apparentée selon lui à la lutte des classes, et sur la thermodynamique avec « l’harmonisation de l’énergie du corps social » comme but ultime du socialisme.
Je ne développe pas davantage la question de la cohésion du matérialisme et ce qui l’entrave idéologiquement, car la troisième partie de mon exposé est en rapport étroit avec ce thème.
Pour commencer, je reprendrai en guise de préambule les propos mêmes de Lénine dans son ouvrage de 1909. Il déclare :
« Engels dit explicitement : avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles (à plus forte raison dans l’histoire de l’humanité) le matérialisme doit modifier sa forme. Ainsi, la révision de la forme du matérialisme d’Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n’a rien de révisionniste au sens consacré du mot ; le marxisme l’exige au contraire ».
Lénine et l’enjeu d’un matérialisme marxiste révisé
C’est ce type de révision qu’il me semble urgent d’envisager face à certains problèmes qui demeurent dans la pensée matérialiste de Lénine et qu’il serait souhaitable de dépasser si l’on veut assurer la cohérence d’un matérialisme moderne. Je résumerai en deux points ces problèmes : le problème de l’étagement ainsi que du dédoublement.
D’abord l’étagement. Marx, Lénine et la plupart des marxistes ont pensé les rapports entre l’histoire naturelle et l’histoire sociale en termes hiérarchiques de succession ou d’étagement. Chez Lénine, c’est en particulier la thématique du matérialisme d' »en bas » et du matérialisme d' »en haut ». Cela a eu pour conséquence qu’il a empruntée à l’hégélianisme, comme Marx et Engels avant lui, les notions de « saut » ou de « bond » qualitatifs pour décrire le commencement de l’histoire des sociétés. Il y a là une sorte d’imprégnation métaphysique, celle des « sauts » finalement bien peu dialectique lorsque l’on y réfléchit, puisqu’elle instaure des commencements absolus, stoppant artificiellement l’intelligence des processus matériels dans leur continuité fondamentale. C’est ainsi que bien qu’il soit attaché en matérialiste à la continuité de la matière et de ses phénomènes, et donc favorable à la prise en compte de l’évolution biologique comme fait premier et constitutif, le discours marxiste conserve en réalité une dimension fortement discontinuiste puisqu’il attache à un événement évolutif précis le passage entre l’histoire naturelle et l’histoire sociale. Cet évènement évolutif, pour les marxistes, c’est la fabrication de l’outil qui fait office de saut qualitatif entre le monde animal et le monde humain. Mais pour les anthropologues, ce sera en général plutôt la prohibition de l’inceste, voire le langage articulé ou le sentiment religieux qui se substitueront à la fabrication d’outil comme moment de rupture dans l’évolution. Or, le progrès des savoirs, notamment dans le domaine de l’éthologie et de l’étude des sociétés animales, montre à chaque fois combien est contestable cette volonté d’identifier un moment de rupture.
Or, aujourd’hui, il existe selon moi une perspective de dépassement de ce problème dans la pensée matérialiste. C’est celle qui est offerte par la découverte de l’anthropologie inédite de Darwin et que l’on doit nommer l’ « effet réversif de l’évolution ». L’effet réversif de l’évolution, c’est la formalisation du mécanisme de divergence évolutive qui s’applique chez Darwin à la pensée du passage de la nature à la civilisation. Cette élucidation par Patrick Tort du discours de Darwin sur l’homme et la civilisation a permis de réfuter l’attribution communément admise jusque-là (même chez les marxistes), et cependant fausse, d’une responsabilité quelconque du naturaliste anglais dans l’improprement nommé « darwinisme social » qui prônait le laissez-faire et le soutien au libéralisme dominant de l’époque. Car pour Darwin, là où la nature élimine par le biais de la sélection naturelle, la « civilisation » protège grâce au succès évolutif des instincts sociaux. La civilisation se définit donc par sa capacité d’évacuer progressivement les affrontements éliminatoires au profit des conduites solidaires et altruistes – et ce, ajoute Darwin, bien que l’on puisse attribuer en toute assurance aux « instincts sociaux », eux-mêmes sélectionnés, le fondement naturel de cette évolution de plus en plus « culturelle ». Il faut donc dire, alors, à la suite de P. Tort, qu’« il est possible d’inverser la nature mais non de rompre avec elle ». Par conséquent, « il faut apprendre à penser sur le mode d’une continuité réversive, et non comme un saut entre deux extériorités adverses, le « passage » si souvent commenté entre la nature et la civilisation. La lutte contre la nature doit être une lutte avec la nature, cette contrainte n’est nullement une antinomie si elle est envisagée dans le temps, perspective commune au marxisme et au darwinisme ». C’est pourquoi, toujours en suivant les propos de Tort, il faut admettre que « l’histoire ne succède pas à l’évolution jusqu’alors comme une réalité immédiatement, radicalement et qualitativement distincte, mais que la distinction des deux réalités est elle-même le produit d’un processus qui plonge ses racines dans la nature pour les prolonger, transformées [ces racines] dans la civilisation ». En d’autres termes, « l’évolution englobe ou inclut l’histoire » selon la logique d’un recouvrement et non pas d’une succession ou d’un étagement, comme l’ont imaginé la plupart des marxistes, à commencer par Lénine dans son ouvrage de 1909. Le gain théorique est immense puisque le recouvrement, plutôt que l’étagement ou la succession, permet de penser simultanément la courte dynamique des événements historiques et la longue dynamique des événements évolutifs. Ce sont les bases théoriques nécessaires pour construire notamment une écologie politique, sans réductionnisme et sans métaphysique des instaurations radicales.
Cette question du recouvrement n’est pas une réfutation du matérialisme marxiste et de celui de Lénine mais requiert néanmoins de dépasser certains aspects problématiques des rapports théoriques entre Marx et Darwin.
1) De nombreuses personnes connaissent la célèbre formule de Marx, tirée de sa sixième Thèses sur Feuerbach, selon laquelle « l’essence humaine est dans sa réalité effective l’ensemble des rapports sociaux ». En disant cela, Marx souhaitait d’abord se démarquer de la philosophie naturaliste de Feuerbach qui dissociait l’histoire de la nature. Cela signifie, malgré le souhait en matérialiste de Marx, exprimé par lui à la même époque, de fonder une seule science historique qui réunisse les processus dans la nature et dans la société, que l’ancrage nécessaire du matérialisme historique dans l’histoire naturelle n’existait pas en 1845, à l’époque de ses fameuses thèses. Pourtant, il ne faut pas en rester là au risque de faire de Marx un adepte du relativisme sociologique.
2) Il faut se projeter en 1859 lorsque Marx et Engels découvre L’Origine des Espèces de Darwin et saluent l’avènement d’une science naturelle qui devient historique qu’avec cet ouvrage du naturaliste anglais. Par conséquent, la théorie de l’évolution de Darwin a démontré scientifiquement l’historicité de la nature. Autrement dit, la lutte de Marx contre la conception abstraite de la nature et de l’homme doit être mise en perspective avec les déclarations des deux révolutionnaires allemands sur Darwin, lequel, a été reconnu par eux comme celui qui a véritablement donné son statut de scientificité à la perspective naturaliste.
3) Cela ne veut pas que la rencontre théorique a été véritablement effective entre Marx et Darwin puisqu’il faut évoquer un troisième moment qui a eu pour conséquence le ratage final entre ces deux théoriciens. En effet, à partir de juin 1862, Marx, dans la correspondance qu’il entretient avec son ami Engels, prononce au sujet de L’Origine des espèces un second jugement qui paraît contredire sa déclaration antérieure de 1859. Dans celle-ci, déjà évoqué, où il approuvait sans réserve la perspective matérialiste ouverte par Darwin dans l’histoire du vivant. Mais à partir de 1862, Marx voit désormais chez Darwin l’image d’un malthusien qui transfère les antagonismes économiques du capitalisme dans la nature, ce qui a pour avantage en retour, selon cette perspective, de naturaliser le capitalisme et la guerre de tous contre tous. Finalement, pour Marx, le darwinisme est une science mais aussi, et peut-être surtout, une philosophie sociale qui sert à justifier l’inégalité sociale.
Il est évident qu’ici, avec le recul, les deux révolutionnaires se sont trompés de cible en soupçonnant Darwin d’être un malthusien en politique puisque le véritable théoricien de ce type de pensée est non pas Darwin mais le sociologue anglais Herbert Spencer. Mais la conséquence la plus grave dans l’attitude ambivalente de Marx et d’Engels vis-à-vis de Darwin est qu’ils passeront à côté de l’effet réversif de l’évolution en pensant que La Filiation de l’Homme, publié par Darwin en 1871, n’avait rien à dire de nouveaux par rapport à L’Origine des espèces. Par la suite, Lénine et tous les marxistes ne feront que répéter cet erreur de jugement des révolutionnaires allemands, ce qui leur ferra raté ce qui constitue véritablement la clé de l’unification du matérialisme puisque cet effet réversif de l’évolution permet de nos jours d’articuler de façon cohérente les sciences naturelles et le matérialisme historique.
Un autre problème dans le matérialisme marxiste dont se revendique Lénine est ce que je nommerais la duplication du matérialisme. En effet, il n’y a pas un discours sur le matérialisme, mais en réalité deux discours différents dans l’ouvrage de 1909, et dont les logiques s’opposent sans perspective immédiate de dépassement. D’une part, Lénine opère en toute logique une sortie de la philosophie en quittant le terrain de la spéculation et de la dispute académique. Ce n’est plus la philosophie qui permet de dire la vérité du monde pour le comprendre et le changer mais l’expérimentation scientifique, la pratique industrielle et la lutte des classes. C’est selon cette perspective que le critère de la pratique fonde la théorie matérialiste de la connaissance. Lénine cite notamment l’exemple, repris d’Engels, de l’alizarine en chimie afin de montrer ce que signifie en pratique le passage d’une « chose en soi » en « chose pour nous ».
D’autre part, Lénine maintien d’un bout à l’autre de son ouvrage la fonction spécifique de la philosophie présenté alors comme le garant de l’« esprit de parti » dans le domaine de la science, c’est-à-dire comme le vecteur de la lutte des classes en science. Cela s’avère problématique car la philosophie est non seulement en position de surplomb mais aussi d’extériorité par rapport au champ proprement scientifique. Dans ce cas, la dispute philosophique est destinée à toujours prendre le pas sur la pratique scientifique. Le caractère de classe de la science n’est plus seulement pris en compte de façon légitime quand il s’agit de connaître son application (quelle classe la dirige et le but social qu’elle sert), mais intervient d’emblée. Du coup, ce caractère partisan de la science conduit logiquement à mettre en doute son objectivité, c’est-à-dire exactement la position que, par ailleurs, Lénine reproche à Bogdanov. Il y a donc bien deux conceptions antinomiques, inconciliables, chez Lénine, mais qui sont pourtant étroitement imbriquées.
Je souhaite donner un échantillon de cette aporie en prenant un exemple dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Il s’agit de la définition de matière proposé par Lénine. C’est, dit-il, « la réalité objective existant indépendamment de la conscience de l’homme et reflétée par elle ». Ici, Lénine quitte le terrain de la philosophie. C’est pourquoi, il reprochera à Abram Déborine [dans Cahiers philosophiques] son positionnement philosophique lorsque ce dernier déclare que la philosophie marxiste donne une réponse à la structure de la matière. Or Lénine corrige Déborine car ce dernier confond un concept, une définition générale de la matière, avec les vérités matérielles qui relève du domaine de la science dans sa connaissance du réel. Pour interpréter et changer le monde, dit Lénine le marxiste doit se mettre à l’école des sciences et non de la philosophie.
Pourtant, et de façon complètement contradictoire, Lénine présente cette définition de la matière comme une catégorie philosophique alors que cette caractérisation ne semble plus appartenir légitimement au domaine de la philosophie mais constituer la condition méthodologique de toute démarche de connaissance objective.
Sur ce terrain, Lénine n’innove pas puisque l’on retrouve ce type d’aporie chez Marx et Engels eux-mêmes. En effet, dans L’Idéologie allemande ou l’Anti-Dühring, la « sortie » (en allemand : ausgang) programmée de la philosophie coexiste d’une façon aporétique avec la récupération de la fonction spécifique de la philosophie qui semblait pourtant être devenue une option illégitime au nom de l’unicité du matérialisme (synonyme de science). Autrement dit, d’un côté Marx et Engels déclarent que pour construire le matérialisme, on n’a plus besoin de philosophie mais de la science positive avec de sa quête des vérités relatives. Mais d’un autre côté, ils érigent la philosophie en « théorie scientifique » en souhaitant fusionner les sciences sous l’égide d’une généralisation philosophique abstraite, le matérialisme dialectique. La philosophie doit devenir alors une méthode, c’est-à-dire une « science de la connexion universelle » qui offrent une synthèse dialectique des résultats de la science et de définir, à ce titre, les lois générales de la nature, de la société et de la pensée. Mais si une « fusion » est envisageable entre matérialisme et dialectique ce n’est certainement pas au niveau spéculatif et le résultat d’un décret, mais au niveau de l’étude des processus réel, comme ce qu’offre par exemple l’effet réversif de l’évolution qui est une authentique dialectique dans et de la nature. Et c’est alors sans qu’il y ait besoin d’une quelconque « philosophie marxiste » qui n’existe d’ailleurs chez Marx lui-même que de manière problématique.
Bien sûr, il peut y avoir un usage de la philosophie en science mais contrairement à l’idée marxiste de fonder une philosophie scientifique, cet usage n’est pas philosophique. C’est celui d’un changement de registre. Voir à ce titre le rapport de Marx par rapport à Hegel ou de Darwin par rapport à Malthus.
Sur ces questions, vous l’aurez compris, il ne s’agit pas pour autant de penser contre Lénine ou contre Marx et Engels mais de penser avec eux, si l’on admet, comme ils le disaient eux-mêmes, que le marxisme n’est pas un dogme mais un guide pour l’action. L’essentiel étant, aujourd’hui, de dépasser les apories qui gênent encore la cohérence du matérialisme entre matérialisme des sciences naturelles et matérialisme historique, en répondant, à ce titre, au vœu profond de Marx et de Lénine.
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[1] Ajout à la conférence audio : J’ai cité de mémoire l’exemple de Meyerson. Malheureusement, je n’ai pas pu retrouver la référence dans les textes de cet épistémologue comme preuve de ce que j’avance. Par contre, on peut se reporter au philosophe néo-kantien allemand Ernst Cassirer pour trouver un point de vue similaire à celui de Lénine concernant la dette théorique de Mach envers Berkeley. En effet, pour Cassirer, le « esse = percipi » de Berkeley est le point d’ancrage sur laquelle Mach a bâtie sa théorie de la connaissance (cf. Ernst Cassirer, Le problème de la connaissance, t. 4, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995).
[2] Dans la conférence audio, j’ajoute : « En somme, selon la logique kantienne, la connaissance ne serait qu’une construction sociale ». Je corrige ici : Kant n’est pas relativiste/idéaliste dans ce sens. Il est plutôt agnostique puisqu’il maintient l’idée d’une réalité objective, la « chose en soi », bien que celle-ci, selon lui, soit fondamentalement inconnaissable. Au contraire, les matérialistes disent que l’on peut connaître la nature des choses.