Résumé J. Salem

Les conférences du CUEM. Conférence n°4, du 27 mars 2014 à l’Amphi Roussy.

Jean Salem. Grandeur et misère de la démocratie formelle.

Droits de l’Homme, élections et démocratie à l’époque de l’implosion de la mondialisation néolibérale.

Aymeric Monville [DELGA] présente Jean Salem, professeur à Paris I, spécialiste de Marx et du matéria­lisme antique, mais aussi fondateur du séminaire « Marx au XXIe siècle » à la Sorbonne dans la continuité duquel nous nous inscrivons. Les compétences de Jean Salem le désignent particulièrement pour discuter du problème de la démocratie formelle, problème illustré par deux exemples paradigmatiques : la démo­cratie athénienne et les USA, deux démocraties de citoyens propriétaires d’esclaves. Ces exemples, et quelques autres, nous invitent à la réflexion.

Ouvrages de Jean Salem :

Sagesses pour un monde disloqué, Delga, 2014

Elections pièges à cons ? Que reste-t-il de la démocratie ?, Flammarion, 2012

Rideau de fer sur le boul’mich : Formatage de la désinformation dans le monde libre, Delga, 2009

Spinoza au XIXsiècle, Publications de la Sorbonne, 2008

Lénine et la révolution, Encre Marine, 2006

L’atomisme antique : Démocrite, Épicure, Lucrèce, Livre de poche, 1997

Lucrèce et l’éthique, Vrin, 1990

L’Éthique d’Épicure, Vrin, 1989

En réponse à cette allusion à l’Antiquité, Jean Salem remarque que la critique de la démocratie existait déjà à cette époque. Thucydide ne disait-il pas du régime de Périclès, son ami, que c’était la démocratie en paroles mais qu’en fait et en pratique, c’était souvent le gouvernement d’un seul. Plus récemment, d’autres (J. Rancière) nous ont rappelé que cette démocratie athénienne prati­quait la distribution des charges par tirage au sort, un entre-soi qui nous laisse rêveur aujourd’hui. Ici, ajoute-t-il en rappelant titre et sous-titre, je reprendrai le thème d’une conférence donnée en Corée (dont l’abrégé figure dans « Sagesses pour un monde disloqué« , 2014) assorti de quelques allusions à quelques uns de mes bouquins (par exemple, « Elections pièges à cons ? Que reste-t-il de la démocratie ?, 2012), ou à Samir Amin, ne serait-ce qu’au niveau du titre [« l’Implosion du capitalisme contemporain« ].

Introduction

Jean Salem nous propose un plan en trois parties,introduit par le souvenir (déjà lointain) d’une thèse étatsunienne des années 1990 nous annonçant la dernière des « trois vagues démocratiques », c’est-à-dire l’installation inexorable de la démocratie de type américain dans le monde, conjointe­ment avec le « marché libre »…

I. La proclamation démocratique, un détour historique du côté de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (dont il faut rappeler qu’elle fut en son temps condamnée par le Pape!) et des théories du « droit naturel ». Celles-ci ont été inventées par les penseurs bourgeois du XVIIe et XVIIIe siècles qui ont forgé des concepts politiques toujours en vigueur aujourd’hui. Parmi eux, on s’intéressera à celui de « souveraineté nationale », désormais confronté à une certaine misère de l’indépendance nationale. Quelle définition de la démocratie trouve-t-on dans ces textes?

II. Des élections libres au « cirque électoral », c’est-à-dire à la misère de la démocratie.. Plus pré­cisément, quels sont les intérêts et les limites des processus électoraux qu’on nous présente com­me l’expression la plus parfaite de la démocratie? Mais aussi les dangers du « crétinisme parle­mentaire » qu’on nous a transmis en même temps que celle-ci?

III. On évoquera néanmoins les « bénéfices » de la démocratie formelle, en souvenir d’un temps où le mouvement ouvrier avait cessé d’opposer les libertés dites formelles (liberté de la presse, de circuler, de réunion, etc.), certes pas négligeables, aux libertés économiques. En ce temps-là, on rappelait qu’en Union soviétique, les loyers, l’électricité, etc. représentaient 4% des dépenses des ménages et que cela, aussi, faisait partie de la liberté, même si, bien sûr, il n’était pas question d’opposer quoi que ce soit aux libertés de voyager, d’avoir des opinions hétérodoxes, etc. Bien sûr, la démocratie formelle offre un espace propice à la dénonciation de l’oppression. Oppression qui subsiste, déguisée derrière ces grands principes..

Par exemple en Corée du Sud, où Jean Salem a donné une première mouture de cette conférence, et qu’on nous a présentée, après 1987, comme un parfait exemple de la « vague démocratique » sur­venue dans le monde, entre les années 1970 et 1990. C’était après la fin des régimes « autoritaires » (euphémisme pour « fascistes ») en Europe du sud, Amérique latine, Afrique du Sud et Asie, sans compter, bien sûr, la disparition des régimes soviétiques à la fin des années 1980. Ce thème de la « consolidation démocratique en Corée du Sud » a fait l’objet d’un livre, édité par Diamond et Doh Chull Shin en 1999, qui reprend tout simplement la thèse de la « Troisième vague« , proposée par S. Huntington (The Third Wave, 1991). Laquelle a fait couler beaucoup d’encre et mobilisé beau­coup de propagandistes dans l’euphorie néolibérale des années 1990 et 2000. Pour ces idéologues, le mouvement d’extension de la démocratie s’inscrivait évidemment dans le règne sans fin du marché, en oubliant opportunément que ce même règne du marché venait d’être testé par des régi­mes sanguinaires, chilien, argentin, asiatiques, etc.[1]

Mais la Corée du Sud est bien une dictature.. On y entend parler de mesures arbitraires, de procès truqués, de syndicats d’enseignants interdits, d’un avocat traîné dans la boue par la presse gouver­nementale, etc. Les bases américaines y sont nombreuses et leurs soldats se comportent, au volant ou avec les jeunes filles, comme en pays conquis. La présidente récemment élue en 2012 (Park Geun-Hye, fille de l’ancien dictateur Park Chung-Hee) l’aurait été grâce à une vaste manipulation des services secrets pour déstabiliser le candidat d’opposition Mun Jae-in (le Mélanchon local). Mais c’est aussi un pays attachant qui ressemble à la France, ou notre conférencier a des amis et où les gens ne se laissent pas faire.

Première Partie. Les Droits de l’Homme et la Démocratie.

Pour les acteurs de la Révolution Française, la démocratie est inséparable des Droits de l’Homme. La première Déclaration est adoptée par la Constituante le 26 août 1789 et constituera le Préam­bule des Constitutions de 1789 et de 1791. Une seconde version, « un peu plus tendue, ou plus radicale » vis-à-vis de l’égalité, fut rédigée en 1793[2]. Enfin, une troisième version, d’inspiration thermidorienne, fut adoptée en 1795 avec pour titre, « Déclaration des droits de l’Homme et des devoirs du Citoyen« . Ces trois Déclarations reflètent les trois phases de la Révolution.

1. Les deux premières Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen

La seconde version (1993)énonce à l’Article 7 : « le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme« . Curieusement, la dernière phrase sous-entend qu’on oublie spontanément ces droits basés sur la liberté. Mais ce texte ne fait que répéter la pre­mière Déclaration, qui fut discutée du 20 au 26 août 1789 et qui figure toujours en tête de notre Constitution actuelle. Elle précise (Article 11) : « La libre communication des pensées et des opi­nions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, im­primer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. » Huit articles de cette première Déclaration (qui en comporte 17) évoquent la Liberté.

Tout repose sur le concept des « droits naturels », affirmé par le Préambule de cette même Décla­ration de 1789 : « ..considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’expo­ser, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que.. » Comme si ces droits naturels, issus de nos lointaines origines, avaient été ensuite oubliés ou recouverts de quelques millénaires d’oppression avant de surgir à nouveau.

L’Article 2 les énumère .. « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » En 1793 on y ajoutera le droit de résister ou de remercier un souve­rain, mais seule la Liberté est définie : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assu­rent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » (Article 4)

Pour le jeune Marx de 1843 (un Marx peut-être un peu « gauchiste », 25 ans avant le Capital), cette définition de la liberté est curieusement étroite, limitée, bourgeoise. Chaque atome individuel de la société considère l’autre comme à une limite à sa liberté, « un peu comme un champ est délimité par la palissade qui le sépare du champ voisin. Il est déjà énigmatique qu’un peuple qui commen­ce tout juste à se libérer, qui commence tout juste à abattre les barrières entre les différents membres du peuple et à fonder une communauté politique, qu’un tel peuple proclame solennelle­ment la légitimité de l’homme égoïste, de l’homme séparé de son semblable et de la communauté. Mieux : qu’il réitère cette proclamation au moment où seul le dévouement le plus héroïque peut sauver la nation, etc, etc.. »

Car le contexte est dramatique. La France est envahie par des armées étrangères tandis que les aristocrates arrêtés, loin d’être enfermés comme des prisonniers ordinaires, se font servir par leurs domestiques et entretiennent avec l’extérieur une communication permanente qui crée une atmos­phère de complot contre-révolutionnaire. Cette Déclaration très abstraite est impressionnante par son caractère éternitaire et universaliste. Bien plus que la Déclaration américaine, elle prétend jeter les bases d’une légistation supérieure, valable pour tous les temps et pour tous les peuples, avec sa référence à un « droit naturel », assez imaginaire, qui remonterait à l’Antiquité. C’est notre « catéchisme national » dit Barnave qui a l’insigne mérite d’avoir été le premier dans l’histoire des idées à parler des « luttes de classes » et à présenter la Révolution française sous cet angle. Comme Marx l’explique dans l’Idéologie allemande, la classe qui aspire au pouvoir à toujours tendance à se présenter comme porteuse des idéaux universels de l’humanité.

2. Le droit naturel et « l’état de nature ».

On va parler maintenant d’un certains nombre de théoriciens du XVIIe et du XVIIIe siècles, Grotius, Pufendorf, Hobbes, Locke et Rousseau, pour les plus célèbres (bien qu’ils aient été précédés de quelques autres). Tous ces penseurs bourgeois et prérévolutionnaires d’avant la Révolution anglaise ou la Révolution française, ont en commun deux idées fondamentales basées sur le refus d’une hiérarchie naturelle entre les hommes :

1. Nul n’a, par nature, le droit de commander à autrui

2. Tout pouvoir dérive d’un « contrat »                                                                              [28’30 »]

Au contraire, Aristote, ou Bossuet à plus de vingt siècles de distance, s’accordent sur l’inégalité. Pour le premier, il est évident que certains sont nés pour commander et d’autres pour obéir. Dès la naissance, on a des hommes libres et des esclaves. D’ailleurs, ajoute-t-il, la nature est bien faite : elle associe toujours une âme d’hommes libre avec un corps d’homme libre et une âme d’esclave avec un corps d’esclave. Ce qui se rapporte certainement, commente Jean Salem, aux 4-5 cms qui distinguent toujours (aujourd’hui) les jeunes des « quartiers défavorisés » des jeunes gens nés dans les quartiers aisés. Au Gymnase d’Athènes, lorsque tout le monde était nu, il n’était certainement pas difficile de repérer les jeunes patriciens, cultivant leur corps, et les jeunes esclaves, plus ché­tifs et préposés aux tâches subalternes. « Certains hommes naissent propres à gouverner tandis qu’une infinité d’autres semblent nés pour obéir« , écrit Ramsay (1686-1743, un théoricien du féodalisme) et Bossuet affirme que « les hommes naissent tous plus ou moins inégaux« . Tous deux défendent le principe (patriarcal) du Roi, père de la nation et entouré d’une élite, et ils s’accordent sur l’idée d’une prédestination du statut social. Ils s’opposent aux principes de la démocratie athé­nienne. Celle-ci pourrait encore nous donner quelques leçons malgré le fait qu’à l’époque de Périclès, dit-on, 40 000 hommes libres y coexistaient 400 000 esclaves. Mais il ne faut pas con­fondre Athènes et la Grèce. Il y avait des différences importantes entre les villes grecques. Le « modèle » le plus éloigné d’Athènes étant certainement celui de Sparte.

Tous les théoriciens du XVIIe et du XVIIIe siècles dont je parlais admettent un « état de nature » c’est-à-dire un état où les hommes ne dépendent d’aucune institution, ce qu’ils généralisent d’ail­leurs aux « sociétés civiles » (aux nations) qui, entre elles et en l’absence règles internationales, sont précisément dans cet « état de nature ». Ceci est particulièrement clair chez Hobbes (chap. 13 du « Léviathan« ) et chez Locke (« Deuxième traité du gouvernement civil« ). Il faut bien voir que les deux principes fondamentaux dégagés plus haut (nul ne possède de droit naturel à commander et tout pouvoir légitime dérive d’un contrat), ces deux poutres maîtresses de la théorie du gouver­nement, sont unie par une « solidarité étroite » liée à ce concept « d’état de nature ». Encore une fois, celui-ci ne fait pas allusion à des hommes qui se promèneraient tout nus dans les forêts, mais au fait qu’ils ne dépendent pas d’institutions préalables. En conséquence, par exemple, il n’existe aucun droit d’esclavage, celui-ci est la conséquence d’un « droit (inique) du plus fort » (Rousseau, Contrat social).

Cet « état de nature » est bien sûr imaginaire. On se forge un archaïque sur mesure dira Rivarol et Marx parlerait de robinsonnade. L’essentiel, c’est le « contrat social », c’est-à-dire le projet de société, qui doit garantir la liberté et la propriété. Celui qui veut établir un pouvoir fort (Hobbes) va nous « bricoler » un « état de nature » effrayant où l’homme vit dans une terreur permanente, crai­gnant pour sa vie et ses biens. Ainsi sera justifié le fait que les citoyens acceptent de se déssaisir de 90% de leurs droits au profit d’un pouvoir fort pour être enfin tranquille. Pour Locke, plus pai­sible, les hommes ne s’égorgent pas particulièrement dans l’état de nature et le citoyen abandonne moins de la moitié – disons 40% – de ses prérogatives. Pour tous en tous cas et malgré l’inégalité des talents, la supériorité physique, intellectuelle ou morale d’un homme ne lui donne aucun droit particulier (ni aucun pouvoir) sur les autres, car chacun a reçu de la nature assez de raison pour se conduire lui-même. Le pouvoir résulte d’un contrat consenti. Selon Pufendorf (« Le droit de la nature et des gens » – NB droit des gens= droit international) « comme tous les hommes ont natu­rellement une égale liberté, il est injuste de prétendre les assujettir à quoi que ce soit sans leur consentement exprès ou tacite. Le pouvoir souverain n’est légitime que s’il a obtenu le consente­ment de chacun, explicitement ou implicitement« . Chacun possède des « semences » de pouvoir souverain que le contrat « fait germer » pour établir le gouvernement de tous. En bref, les hommes sont tous égaux, ils donnent une part de leur liberté en échange de la sécurité et cet échange fonde la souveraineté.

3. Souveraineté et souveraineté nationale.

Cependant, Rousseau n’est pas satisfait. Si tout le monde admet, en fonction de ce qui précède, que le principe de souveraineté réside dans le peuple, il estime – et ceci est nouveau – que cette souveraineté est exclusive et inaliénable. Le peuple ne peut pas s’en désaisir, il ne peut pas la con­fier à un prince ni se faire représenter par des élus. Evidemment, Rousseau est obligé de mettre « de l’eau dans son vin » lorsqu’on lui demande un projet de constitution pour la Pologne, ou pour la Corse. Néanmoins, il tient à son modèle qui correspond aux habitudes de la démocratie directe dans une ville (Athènes, ou Genève) où le peuple peut s’assembler et décider (Rousseau incarne le vieil « anarchisme fédéraliste » suisse). L’exécutif, formé de « commissaires », applique les déci­sions du peuple sous le regard du peuple. Aucune « représentation » n’est permise, ni aucun « dépu­té » qui aurait carte blanche pendant quatre ans. Ici, une citation célèbre : « le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » [Contrat Social, Livre III, Chap. XV]     [42″]

Pour conclure cette première partie, on dira que, de tous ces principes, celui qui a peut-être le mieux survécu est celui de la souverainté nationale. Pour Siéyes, dans sa brochure « Qu’est-ce que le Tiers-Etat?« , ce sont les producteurs, artisans, commerçants, etc. (prestataires de services) qui forment la nation. La noblesse et le clergé qui se contentent de consommer et ne contribuent en rien à l’activité de la nation n’en font pas partie. La Déclaration de 1789 (Article 3) associe souveraineté et nation : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

Dans ce contexte, « La Loi est l’expression de la volonté générale.. » (Article 6 de la Déclaration de 1789). Autrement dit, elle est l’expression de la majorité, ce qui n’est pas du tout conforme à Rousseau, partisan de la démocratie directe. A ce moment, à la fin du XVIIIe siècle, on assiste sinon à la naissance (car il remonte loin), du moins à l’intronisation, à la consécration, du principe électif pour traduire la souveraineté de la nation par un vote majoritaire.

Aujourd’hui, on constate une certaine misère de l’indépendance nationale qui va de pair avec celle de la démocratie, exprimé par le désintérêt des électeurs. Mais n’oublions pas qu’à l’époque de Rousseau (cf célèbre citation supra sur le peuple anglais qui croit être libre), on ricanait déjà des élus qui trahissaient leurs promesses.

On trouvera chez Lénine des commentaires méprisants sur les parlotes des parlements bourgeois, sur la politique dans la coulisse, etc. Mais cette critique ne lui est pas spécifique, elle diffuse dans tout l’éventail politique, hier comme aujourd’hui (aujourd’hui chez Marine Le Pen). Ainsi, le sa­cristain de toutes les Russies, le précepteur ultra-réactionnaire du Tsar Alexandre III et premier ministre occulte affirmait : « Nous, les slaves, nous ne décomptons pas les voix! » Nous avons, ajoutait-il, notre principe du tzar-petit-père pour unifier les peuples de l’Empire et ne voulons pas de vos magouilles, combinaisons et corruptions occidentales.

En dépit de ce que prédisait Staline, dans son fameux petit livre : « Le marxisme et la question nationale » (1913), où il expliquait que l’évolution historique dissolvait les frontières et entraînait une réduction du nombre de nations, l’Histoire semble bien être allée dans l’autre sens (donnant ainsi raison à son contradicteur Otto Bauer) puisque les Nations Unies comptent actuellement 193 Etats membres au lieu d’une soixantaine à la SDN d’avant guerre.

Pourtant, cette multiplication n’empêche pas la misère de la souveraineté nationale et de la démo­cratie qui ressortent des commentaires de certaines personnalités importantes. Par exemple, M. Baroso, président de la Commission européenne, ou M. Draghi, président de la Banque européen­ne ont souligné que les Etats membres de l’UE ont accepté de très importantes réductions de sou­veraineté dans différents domaines et se sont demandé si la signification de ces réductions avait été bien comprise… Autre exemple, l’ancien Président du Conseil italien Mario Monti regrettait il n’y a pas si longtemps, que « les gouvernements soient les otages des parlements. » (!!) en dépit du caractère très peu rebelle de ces mêmes parlements..

Deuxième Partie. Des élections libres au cirque électoral… « Elections, piège à cons? »

Je n’oublie pas, poursuit Jean Salem, ce qu’a été la difficile conquête du droit de vote au XIXe siècle, que des gens sont morts pour lui, que les Noirs américains ne l’ont obtenu qu’en 1965 (sous Lyndon Johnson) grâce au mouvement des droits civiques, que les femmes n’ont pu voter, en France qu’en 1944, alors qu’elles le pouvaient déjà depuis trente ans en Austalie et Nouvelle-Zélande, etc. Je n’oublie pas non plus qu’il s’agit d’une histoire longue et paradoxale. Aux pre­miers temps de la Révolution française, on distinguait les « citoyens actifs » et « passifs » et seuls les plus riches (les premiers) avaient le droit de voter (suffrage censitaire). Le suffrage universel, ins­tauré pour la première fois par la Révolution de 1848, fit passer l’électorat de 235 000 à plus de 9 millions. Puis, dès 1950, on se fit peur et on rétablit un vote censitaire qui fit retomber le nombre d’électeurs à 3 millions. Avant que Louis-Napoléon Bonaparte, président élu mais évoluant vers la dictature, ne rétablisse le suffrage universel masculin pour se faire plébisciter.. Comme quoi, le despotisme peut se servir du suffrage universel. Heureurement pour la réputation de celui-ci que le principe « un homme une voix » a marqué la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

Aujourd’hui, quatre points sont à souligner : (1) on ne parle plus que des élections; (2) on méprise plus vite et plus fort les résultats qui ne plaisent pas, comme ce fameux référendum de 2005 sur la Constitution européenne, rejetée en France, aux Pays-Bas et en Irlande; (3) on n’hésite plus à faire re-voter les peuples qui « votent mal »; (4) on constate une tendance lourde à l’hyperabsention dans « une foule de pays occidentaux ».

Wilhelm Liebknecht (père de Karl et cofondateur du parti Social-Démocrate allemand) ne disait-il pas que l’instauration du suffrage universel ne suffisait pas pour parler de démocratie, qu’il ne fallait pas trop lui demander, puisque Napoléon III et Bismarck ont tous deux proclamé le suffra­ge universel, et que « dans les deux cas, l’octroi du suffrage universel fut le triomphe du despotis­me. » Pour Engels, d’ailleurs (« Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat« , 1971, cité par Lénine au 3e chapitre de « l’Etat et la Révolution« ), « le suffrage universel est l’indice qui permet de mesurer le degré de maturité de la classe ouvrière, rien de plus« . Lénine estime même que la bourgeoisie l’utilise comme un instrument de domination. Mais sa position est nuancée car il constate que cette remarquable critique du parlementarisme, formulée par Engels aux lende­main de la Commune de Paris, a été monopolisée par les anarchistes en raison du comportement opportuniste des Scheidemann, des Sembat et autres « traîtres au prolétariat », « socialistes prati­ques », etc. Comment s’étonner, dans ces conditions, que le prolétariat soit tenté par l’anarcho-syn­dicalisme qui est une autre face de l’opportunisme?. D’un côté, Lénine constate que, « dans n’im­porte quel pays parlementaire [..], la véritable besogne d’Etat se fait dans les coulisses » ..tandis que, dans les Parlements, on bavarde afin de duper le bon peuple. Mais d’un autre, dit-il, pourquoi les socio-démocrates révolutionnaires (les bolcheviques) boycotteraient-ils les élections qu’on leur concède? Ils se priveraient d’une tribune, fût-elle parlementaire, pour expliquer et diffuser leurs idées.                                          [1h 01′]

Pour finir cette seconde partie, Jean Salem résume trois points majeurs de son petit livre « Elec­tions, piège à cons? » :

(a) le cirque électoral : surenchère-spectacle et mise en scène des élections sur le modèle améri­cain, télévision, pom-pom girls et sondages permanents,

(b) le pouvoir confisqué, les citoyens ayant le sentiment d’un éloignement continuel des véritables lieux de pouvoir, institutions supranationales ou « marché »,

(c) l’élection ininterrompue : nous sommes dans un monde qui vit dans l’attente permanente de telle ou telle élection. Et en régime d’hyperabstention, une toute petite partie de l’électorat peut prétendre représenter l’ensemble.

Il faut dire, ici, que dans les années 1975, « l’eurocommunisme » a contribué à légitimer, à sacrali­ser ce rôle des élections, ce « crétinisme électoral » qui détourne l’attention des luttes au profit de petites affaires électorales dans un roulement de tambour médiatique toujours plus fort. Citation de Santiago Carrillo (Secrétaire du PC espagnol), tirée de son livre « Eurocommunisme et Etat » (1977), lequel commençait par évoquer les positions d’Engels et de Lénine que nous avons citées pour affirmer ensuite, qu’aujourd’hui, les choses avaient tout de même bien changé. Il disait expli­citement qu’une coalition socialiste (= socialiste et communiste) pourrait accéder au pouvoir par la voie électorale et s’y maintenir dans une position d’hégémonie en consultant régulièrement les électeurs. Je ne dis pas, ajoute Jean Salem, que ce sont là des propos hérétiques puisque Maduro, au Vénuzuela, dit à peu près les mêmes choses, mais enfin… Doucement, on a rejoint les illusions qui prévalaient en Allemagne au tournant du XXe siècle et qui suggéraient la possibilité de faire l’économie des méthodes violentes, « blanquistes » disait-on. Bernstein en particulier adorait ce mot-là : toutes les méthodes qui n’était pas gentiment légalistes relevaient de la conspiration, du coup de main, de l’aventure. Il opposait volontiers le jeune Marx, échevelé et gauchiste au Marx de la maturité, nettement plus tranquille. En 1977, François Fonvieille-Alquier (1914-2003), ancien résistant et essayiste de talent, avait  posé la bonne question dans son livre « l’Eurocommu­nisme » (Fayard) : comment fonder une action politique sur les élections sans tomber dans l’électo­ralisme?

La Troisième partie, sur les bénéfices de la démocratie formelle, seraécourtée sous la forme d’anecdotes pour fournir quelques points de repère à la réflexion, puisque j’arrive, dit notre confé­rencier, à la fois au terme du temps imparti et à l’âge freudien de « l’anecdotage« . En commençant par le souvenir suivant. En 1969, année dont il faut rappeler qu’elle vit une élection présidentielle [Pompidou] où le candidat socialiste G. Deferre se ridiculisa avec 5% des voix, tandis que le can­didat communiste, J. Duclos, totalisait 21,3%, une plaisanterie circulait parmi les Etudiants Com­munistes de la Sorbonne : « il faudrait créer une section socialiste à la Sorbonne pour pouvoir fai­re l’union avec eux« .. C’est dire à quel point le rapport des forces était disproportionné, dans un sens bien oublié… Car il faut tout de même rappeler que le parti socialiste – béni des dieux com­me les USA – est parvenu cinq fois au pouvoir depuis 1936. A chaque fois l’a quitté sans avoir rien changé aux mécanismes sociaux et en laissant un parti d’extrême-droite prospère. Front populaire (Blum, 1936), Guerre d’Algérie (Guy Mollet, 1955), Mitterand (1981), Jospin (1998) qui privatise plus que la droite, et finalement Hollande et le libéralisme (2012). En 1969, ce parti socialiste qui avait tout vendu, tout bradé, mené des guerres coloniales à outrance, etc. était réduit à sa plus simple expression, incapable d’attirer les gens épris de justice sociale.

Anecdote suivante : souvenir d’une école fédérale en 1974. Quinze jours de cours, économie, phi­losophie marxiste, histoire du PC, etc., avec des militants chevronnés qui avaient décidé, pour finir – « travaux pratiques » – d’aller discuter avec les gens sur le Parvis de la Défense et de faire des adhésions. Et de chercher le meilleur argument pour que les gens viennent au PC, le grand parti de la classe ouvrière et pas au PS. Car, après les élections de 1974, la confusion était telle que l’Humanité avait reçu des adhésions au « Parti communiste de François Mitterand« !..

Rétrospectivement, on a dû faire des erreurs quelque part. Car ce parti socialiste dont les députés avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain et collaboré avec Hitler, ce parti qui avait du sang sur les mains avec l’Indochine et l’Algérie, ce parti qui faisait regretter les gaullistes, eh bien, au final, ce parti socialiste a été « regonflé » par la politique du PCF et l’on en est venu à la situation halluci­nante d’aujourd’hui. Comment cela a-t-il été possible?      [1h 13]

Dès avril 1978, le PC espagnol se rebaptise « parti marxiste démocratique et révolutionnaire« , en avril 1979, le PC italien abandonne lui aussi la référence au « marxisme-léninisme » et le PCF à la « dictature du prolétariat ». En 1979, seize des partis communistes d’Europe de l’Ouest avaient une représentation parlementaire. En Italie, les communistes occupaient près d’un tiers des sièges au Parlement (201/630), à Chypre plus d’un quart, 23% en Islande, 18% au Portugal, en France com­me en Finlande, 17,5%… Au tournant des années 1980, près de dix ans avant la fin du bloc socia­liste, replis, conflits internes, divergences entre partis, et surtout fin de la contestation globale et recherche de nouveaux rôles politiques au sein du système (capitaliste) ont vite des conséquen­ces. Bientôt, les députés communistes portugais et français, par exemple, ne représentent plus que 11% et 9% de leur parlement respectif. Aujourd’hui, il subsite seulement 8 députés communistes sur 577 à l’Assemblée nationale et l’on assiste à un abaissement toujours plus gentil et surprenant du nombre de députés pour constituer un groupe parlementaire.

La conclusion sera sans doute très négative. Tous ces groupements de micro-partis, ces coalitions électorales, Bloc de gauche au Portugal, Front de Gauche en France, peut-être Syriza en Grèce, ont quelque chose de désespérant et risquent de faire « flop ». C’est l’effet Mélanchon qui est passé dernièrement de 4 millions de voix (présidentielles) à 1,8 millions voix (municipales), mais je n’ai pas de solution à proposer…

Avant de se taire, un dernier point. On peut, certes, toujours utiliser les « bénéfices de la démocra­tie formelle« … Dans l’Antiquité, dans une période de crise absolue au IIIe siècle avant JC., les philosophes parlent beaucoup de la conformité des actes aux paroles, à l’exemple de Sénèque (plus tardif mais disciple d’Epicure), qui préconisait de souligner de brandir les contradictions du système. Aujourd’hui, c’est certain, lorsque le Président des USA (Bush) met son veto à un vote du Congrès qui refuse la torture, ça jette un froid dans l’Empire. Brandir la contradiction pour faire rebondir les luttes. Sans oublier que l’effet fonctionne dans les deux sens : Barnave s’est sui­cidé politiquement en voulant faire une exception aux Droits de l’Homme pour maintenir l’escla­vage aux Antilles.   [1h 19]


La discussion n’a pas été enregistrée. Ici, seulement une liste des thèmes et des réactions.

Q1. Finalement, la « dictature du prolétariat« , débarrassée d’une réputation aussi exécrable qu’im­méritée, ne serait-elle pas le sommum de la démocratie?

Q2. En Espagne, on a vu dernièrement des manifestations monstres avec, pour mots d’ordre, des principes fondamentaux : du pain, du travail, un toit. Les droits de l’homme d’aujourd’hui?

Q3. Sur le mauvais destin du PCF : un effet tardif de Yalta?

Q4. Et la révocation des élus qui trahissent leurs promesses. Hollande n’est-il pas un exemple emblématique?

Q5. Pourquoi la Révolution française a-t-elle si bien fonctionné? Je suggère une explication par l’effet de la réunion des citoyens : la dynamique de la discussion réalise une forme d’éducation

Q6. Sur le droit naturel. Souvenir d’un « droit à la vie » et, donc, d’un droit aux subsistances nécessaires à la vie. Des droits économiques allant de pair avec droits de l’homme?

Q7. Sur la démocratie athénienne, on parle toujours de Périclès et on oublie toujours Clysthène, beaucoup plus authentique.

Quelques Notes sur les Réponses, mais pas sur toutes..,

Approbation générale pour les questions en forme de commentaires et qui, par conséquent, n’appellent pas de réponse directe. Néanmoins..

– Sur la dévaluation de la démocratie. Tout se passe comme si le mot « démocratie » signifiait tout simplement qu’aucune révolution n’éclate pour éjecter Hollande (ou ses prédécesseurs).

– Sur l’Espagne. On n’a pas idée, ici, de la façon dont le pouvoir est délégitimé. Corruption de personnalités, comptes en Suisse, famille royale compromise, etc. Certains groupuscules en sont à « rédiger une Constitution » !!…

– Sur les conséquences de Yalta et les « zones d’influence », peut-être.. Hier la Grèce, aujourd’hui l’Ukraine (il y a eu un déplacement)..

– Révocation des élus : absolument, absolument!.. Depuis trente-cinq ans, le PS amuse la galerie avec le cumul des mandats et les rémunérations. Il faut revendiquer le « mandat impératif » [avec démission de celui qui y manque].

– Sur la question de l’association : il faut un même endroit pour se rassembler. En tous cas ce n’est pas dans le cadre du processus électoral lui-même : en 2009, il y a eu en moyenne 60% d’abstentions.

– Droit naturel et droits économiques : pas de souvenir

– Sur Clysthène, voir Rancière qui dit des choses intéressantes sur le tirage au sort. Sinon, relire les pages de Lénine sur le « rénégat » Kautsky et la démocratie. La démocratie qui légitime le statu quo, on la paie très cher…

 

 

[1] Précisions sur la fin des régimes autoritaires de Salazar au Portugal (1974), des colonels grecs (1974), de Franco en Espagne (1975), de l’apartheid en Afrique du Sud (1994), des dictatures d’Amérique latine (Equateur en 1979, Pérou en 1980, Uruguay, Brésil et Bolivie en 1985, Paraguay en 1989, Chili en 1990, Argentine de 1982 à 1990) et d’Asie : celle de Marcos aux Philippines (1986), de Chun Doo Hwan en Corée du Sud (1987), de Taiwan (1988 à 1996), de Suharto en Indonésie (1998).

[2] Pour servir de Préambule à la Constitution de l’An I (1793) qui fut adoptée par la Convention le 24 juin 1793, ratifiée par référendum, mais ajournée le 10 août 93 à cause de la guerre.