15/1/2015 – Aymeric MONVILLE et Michèle BRAND :
Yougoslavie, Ukraine : L’impérialisme contre les peuples

Présentation commentée de deux livres parus dernièrement aux Éditions DELGA :

Michel Gruselle ouvre la séance en remerciant l’Université et en rappelant les contraintes matérielles et horaires. L’avant dernière conférence (Sylvain Billot) sur la baisse tendancielle du taux de profit ayant suscité d’intéressantes réactions, il annonce que les organisateurs y donneront une suite sous une forme non encore précisée, mais appuyée sur une conférence de notre ami Rémy Herrera. Il donne ensuite directement la parole aux conférenciers qui se présenteront eux-mêmes.

Aymeric Monville (directeur de DELGA) :

Merci d’être venus nombreux, surtout dans les circonstances présentes, huit jours après l’attentat contre “Charlie Hebdo” qui fait craindre une dangereuse ethnicisation des problèmes sociaux. Surtout que le contexte actuel est marqué de tensions croissantes provoquées par l’impérialisme au niveau mondial. Ces thèmes apparaissent dans les deux livres, publiés coup sur coup par les Editions Delga, celui de Michael Parenti “Tuer une nation, l’assassinat de la Yougoslavie” et l’ouvrage collectif “Ukraine : le coup d’Etat fasciste orchestré par les Etats-Unis“de Stephen Lendman avec 18 autres auteurs (parmi lesquels Parenti), préfacé (et présenté) par notre amie Michèle Brand. Le livre de Michael Parenti sur la Yougoslavie est préfacé par Diana Johnstone qui n’a malheureusement pas pu se libérer. Diana Johnstone est une Américaine de Paris qui a sauvé l’honneur de l’édition française à l’époque en publiant “La croisade des fous : Yougoslavie, première guerre de la mondialisation” sur les bombardements de l’OTAN sur la Serbie en 1999.

Cette séance concerne deux pays relativement lointains, la Yougoslavie et l’Ukraine, dont le sort ne nous laisse pas indifférent, non seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi parce qu’ils mettent en jeu les menées de l’impérialisme américain dans le dangereux contexte d’ethni­cisation dont j’ai parlé. Ces deux pays illustrent une séquence caractéristique de l’après guerre froide, une période dont les naïfs ou les hypocrites ont prétendu qu’elle allait être le début d’une paix universelle et qui, bien au contraire, a vu l’aggravation des tensions sous la pression des USA et de l’OTAN. Pour les communistes et ceux qui ont entendu parler du “Capital“, imaginer qu’on puisse aller vers un monde d’équilibre et de paix dans le cadre du mode de production capitaliste était une douce illusion. Le capitalisme, on le sait, est incapable de se réguler lui-même et répond à ses propres crises par l’expansion impérialiste : sa suprématie soudaine allait donc nécessairement entraîner davantage d’instabilité. Aujourd’hui, les illusions se dissipent et chacun constate que la disparition de l’URSS, acteur de la guerre froide qui servait d’appui au monde du travail, n’a pas réduit, mais au contraire a augmenté les tensions et les risques de confrontation majeure. Ceux qui n’était pas aveuglés par la “fin de l’histoire” savaient bien qu’on allait vers un monde de conflit. [5 min]

Dans les années 1990, peu après la dissolution de l’URSS, la volonté de mener une guerre était bien présente du côté occidental et la Yougoslavie était une proie intéressante. C’était un pays socialiste qui pouvait passer pour un modèle parce qu’il s’était converti au socialisme par ses pro­pres moyens et qu’il l’avait fait sur la base de principes originaux (égalitarisme autogestionnaire). Son histoire n’était pas insignifiante : il avait joué un rôle important dans la création du mouve­ment des non-alignés (Bandoung). Au début des années 1990, les régimes socialistes européens disparaissaient d’autant plus vite que leur socialisme était fragile, ayant été importé de l’extérieur en 1944-1945 (Roumanie, Allemagne). En comparaison, les pays où le socialisme était endogène, comme Cuba ou la Chine, devaient mieux résister. La destruction de la Yougoslavie en tant que pays socialiste était donc un test démonstratif de la “nouvelle donne” impérialiste. Elle fut menée par les bonnes vieilles méthodes : ethniciser les problèmes sociaux et dresser les communautés les unes contre les autres. Pour détruire le socialisme yougoslave, il a fallu trois choses : (1) importer la guerre, (2) dans un certain contexte de tension économique et (3) en exacerbant à l’extrême les particularismes ethnico-religieux. C’est un schéma courant en Afrique.

L’exemple de la Yougoslavie nous invite à réfléchir sur le fait national en s’appuyant sur la théo­rie léniniste de la nation. Celle-ci s’oppose à la fois aux théories ontologiques, racialistes, à la Herder (la nation comme communauté de sang mythifiée) ou aux conceptions libérales, rous­seauistes, basées sur le contrat social (Renan) : la nation subsiste par une sorte de plébiscite tacite et permanent. Pour les léninistes, les nations sont un fait et un produit de l’histoire qui a façonné leurs caractéristiques. Elles ne sont donc pas forcément permanentes : ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire. Néanmoins, depuis la Révolution française, l’idée de nation contient quelque chose de l’universalisme des Lumières (les droits de l’homme) qui hérisse particulière­ment les réactionnaires. Le meilleur exemple est certainement celui de Joseph de Maistre (“Les nuits de St Petersbourg“) dont tout le monde connaît la célèbre boutade : l’Homme n’existe pas, il n’est qu’une abstraction. “Je ne l’ai jamais rencontré, dit-il. J’ai rencontré des Français, des Anglais, des Allemands, etc. mais l’Homme point“. A quoi l’on pourrait lui répondre que le con­cept de “Français”, c’est-à-dire le concept national, est lui aussi une abstraction qui masque de nombreuses différences régionales.

La tragédie yougoslave est due à une série de sécessions sur base ethnique qui ont mis au premier plan des particularismes qui coexistaient antérieurement sans problèmes. C’est un fait qu’après cette guerre qui a détruit la Yougoslavie voici une quinzaine d’années, les langues des ethnies qui la composaient ont commencé à diverger. Autrement dit, les lois et les structures administratives, sociales et politiques qui protégeaient les citoyens réunissaient effectivement ces peuples. Cepen­dant, les différentes langues en question ne sont tout de même pas si éloignées les unes des autres (serbo-croate) et les particularismes éthniques étaient bien moins différents que ceux qui distin­guaient les peuples de l’ex-URSS. Rappelons que Lénine avait conçu l’identité soviétique comme une coalition de particularismes nationaux tendus vers un même but : la révolution mondiale et le socialisme. Les communistes sont des internationalistes, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent l’appar­tenance nationale et conçoivent le mot d’ordre marxien “prolétaires de tous les pays, unissez-vous“, comme une coopération de mouvements nationaux sur une base de classe. C’est l’opposé du “cosmopolitisme” qui renvoie à des mouvements de “citoyens du monde” rejetant toute forme de patriotisme. La signification des particularismes régionaux devient claire lorsqu’on annonce l’objectif et ce à quoi ils veulent s’intégrer. Ainsi, le particularisme catalan qui était en lutte contre l’Etat ultra-centralisateur de Franco pendant la guerre d’Espagne est invoqué maintenant pour faire sortir la Catalogne de l’Espagne et l’intégrer à l’Europe, c’est-à-dire à un projet politique et à un empire plus vaste. [15 min]

Dans cette guerre de Yougoslavie, les Serbes étaient les plus motivés pour défendre le système fédéral et le socialisme. Ce n’est donc pas un hasard s’ils ont été diabolisés et montrés du doigt comme les principaux responsables de toutes les horreurs et exactions. Dans les guerres civiles, on voit des exactions de tous les côtés, mais on a parlé seulement des exactions des Serbes alors qu’ils ont été plus souvent victimes que coupables. La nation serbe a été “passée à tabac” estime Parenti : 20 000 tonnes de bombes et 3000 morts. Parenti – qui est communiste, c’est même le doyen des communistes américain – examine tous les aspects de cette punition. Dans un long reportage à travers tous les peuples et les communautés de l’ex-Yougoslavie, il montre en détail que tout le monde a perdu. Le but de cette guerre était de casser l’économie existante et de détrui­re sa cohérence pour instaurer “le libéralisme”, c’est-à-dire pour livrer le pays aux prédateurs. Les politiques libérales et les plans d’ajustement, type FMI ou Banque Mondiale, sont des program­mes de colonisation par les entreprises des pays impérialistes développés – lesquels sont chez eux hyper-protectionnistes et hyper interventionnistes.

Fait notable du processus de démolition de la Yougoslavie : l’utilisation des groupes maffieux et de la pègre, en l’occurrence, les gangs albanais proxénètes et trafiquants d’organes. C’est là une caractéristique constante de ce type d’agression (que l’on retrouve en Libye et en Ukraine) : l’utili­sation de bandits et de repris de justice. Les média leur font ensuite beaucoup d’honneur en leur prêtant une idéologie religieuse (“islamistes”, “fous de Dieu”), à moins qu’ils ne les transforment en “combattants de la liberté”. La désinformation est de règle. Récemment, le premier ministre ukrainien Iatséniouk est venu à la TV allemande pour évoquer le temps où “..la Russie nous a envahi, nous les Ukrainiens et vous les Allemands.” On croit rêver. Les gens, espérons-le, en ont un peu assez de ces ratonnades subies par les peuples qui relèvent la tête et refusent la pax ameri­cana. Aux Editions Delga en tous cas, nous sommes fiers d’avoir publié ces deux livres. Celui sur l’Ukraine, que Michèle Brand va présenter maintenant, soutient sans ambiguïté le camp le plus progressiste, les communistes du Donbass, et non tel ou tel oligarque.

Je voudrais aussi ajouter, à propos de la Russie voisine, que certains – même à gauche – parlent un peu trop vite “d’impérialisme russe”. La Russie ne  doit pas être mise sur le même plan que les USA. La Russie est entourée de bases américaines et si je vois le directeur de la CIA venir à Kiev, je ne vois pas celui du FSB à Toronto. La Russie défend ses intérêts mais ne se comporte pas comme un pays impérialiste. Pour l’instant la politique russe est une politique d’apaisement et de sécurité et non une politique agressive. Son histoire, dans le cadre de l’Union Soviétique au XXe siècle, correspond d’ailleurs à ce principe, de Brest-Litovsk (1918) aux Accords d’Helsinki (1975). Un principe que les média occidentaux occultent en nous montrant des défilés militaires sur la Place Rouge. Mais le plus important, c’est le projet universaliste des communistes ukrai­niens qui se battent pour défendre les deux républiques de Donetsk et de Lougansk (“Novo­rossia”). Leur projet comporte la nationalisation des principales industries car la meilleure défen­se de l’idée républicaine consiste à défendre les conquêtes sociales. Il en est de même chez nous. Les 4 millions de personnes que l’on a vu dernièrement manifester leur attachement au “vivre ensemble” républicain auront une action bien plus efficace quand elles reviendront défiler pour arrêter la casse de la protection sociale. [26 min 30]

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Michèle Brand, enseignante et préfacière du livre collectif (18 contributions), “Ukraine : le coup d’Etat fasciste orchestré par les Etats-Unis” :

Introduction :

Comment est-il possible de pratiquer en Ukraine, aux portes de l’Europe, un coup d’Etat “libéral-fasciste” sans provoquer la moindre réaction? Mieux : de présenter ce coup d’Etat comme un changement démocratique? Et encore mieux : de prétendre que la mauvaise situation du pays qui a conduit à cette situation est due à la main coupable de Poutine?.. Telle est pourtant l’incroyable réalité. En fait, et comme vous le savez, il s’agit d’un coup d’Etat téléguidé par les Occidentaux pour installer un gouvernement fantoche et perpétré par les éléments néo-nazis que làn utilise ici de la même façon qu’on utilise ailleurs des “islamistes”.

La situation en Ukraine.

Voici quelques chiffres. Le pays est plongé dans une guerre civile qui s’amplifie. Actuellement, Kiev annonce trois vagues prochaines de mobilisation, en janvier, en avril et en juin, la première touchant 50 000 réservistes pour lancer des offensives d’agression sur le Donbass.

Depuis le printemps 2014, le PIB a chuté de 7,5%. En avril 2014, Kiev s’est vu attribuer par le FMI un prêt de 17 milliards de $, qu’il juge maintenant insuffisant et il réclame 15 milliards de plus. De tels prêts sont contraires à toutes les règles du FMI et ne seront évidemment pas rem­boursés. Les réserves de la Banque d’Ukraine, qui étaient de 16 milliards de $ en mai, ont fondu à 9 milliards. Même chose des réserves d’or. La monnaie ukrainienne s’est dépréciée d’environ 50%. On observe une fuite des capitaux et une montée en flèche du chômage. La guerre contre le Donbass coûte cher et la faillite économique est presque totale.

Cette guerre civile – dont on parle très peu ici – est une catastrophe humanitaire. C’est une guerre de l’armée ukrainienne assistée de groupes paramilitaires néo-nazis contre les deux républiques populaires autoproclamées de Donetsk et Lougansk (“Novorossia”). Porochenko était dimanche dernier à Paris pour protester contre “le terrorisme” tandis que son armée, l’armée ukrainienne bombardait des infrastructures civiles, des hôpitaux, des écoles, des résidences à Donetsk. Der­nièrement, un bus civil  a été touché par une roquette qui a fait une douzaine de morts. L’eau, l’électricité sont souvent coupées. Il y a des enlèvements, des disparitions. Au total, depuis le début des hostilités en mai, près de 5 000 personnes ont été tuées, on compte 10 500 blessées et 1 200 000 personnes ont fui. Sur une population de 5, 2 millions, c’est beaucoup. Les efforts diplomatiques sont torpillées (le protocole de Minsk, la réunion du Kazakhstan qui devait avoir lieu aujourd’hui). Il paraît que l’armée de Kiev vise délibérément des cibles civiles pour forcer les gens à fuir afin de repeupler ensuite la région avec des citoyens plus favorables au pouvoir cen­tral. (Une forme de “nettoyage ethnique”). Devant cette catastrophe, les deux républiques de Novorossia tentent des expériences intéressantes pour survivre : nationalisation de l’énergie, des banques et de l’industrie. [34 min]

Le contexte : l’Ukraine et l’Europe.

Après 1991, l’Ukraine a été touchée de plein fouet : désindustrialisation et réduction des salaires de 75% entre 1991 et 1998, Des millions de gens ont quitté le pays pour chercher du travail et le mécontentement était très grand. Mécontentement manipulé et canalisé en 2004 par la “révolution orange” amenant au pouvoir Youschenko qui a pris aussitôt des mesures impopulaires. Elle s’ins­crivait dans la série des “révolutions colorées”, “rose” en Géorgie (2003), “tulipe” au Kirghizistan (2005), plus récemment en Biélorussie, à HongKong. Toutes étaient dues à l’action d’ONG étran­gères, affichant des revendications floues pour attiser le mécontentement et obtenir un change­ment de gouvernement. Elles avaient pour commanditaires les USA, qui leur ont consacré 5 milliards de $ depuis 1991, et l’Union Européenne (UE) qui a dépensé presque 3 milliards de $ (avoués). [NB La Fondation américaine Georges Soros a été impliquée dans plusieurs d’entre elles].

Cette crise, devenue aiguë en 2014, a commencé avec la négociation par Yanoukovitch (élu pré­sident en 2010) d’un “accord d’association” avec l’UE. Il s’agissait d’un accord de libre-échange assorti de conditions politiques basées sur le principe général du “marché libre” : liberté de mou­vement pour les capitaux et les entreprises étrangères, suppression des subventions publiques de l’énergie, rigueur budgétaire, austérité, coopération militaire et promotion des droits de l’Homme. Cet accord ouvrait le pays aux monopoles occidentaux, leur livrait les ressources naturelles (gaz de schiste) et leur donnait accès à une main d’œuvre à bas prix. Bref, un accord de colonisation classique. Le président Ianoukovitch, d’abord encensé par les média occidentaux lorsque les négociations progressaient, s’est trouvé critiqué et diabolisé au fur et à mesure qu’il hésitait, suite aux avertissements de la Russie. On vit alors des manifestations sur la place Maïdan à Kiev et Ianoukovitch signa un accord avec l’opposition qui n’était sans doute pas suffisant car les “événe­ments” sanglants de Maïdan survinrent (février 2014). Ce fut un coup d’Etat fasciste mené par les groupes armés du Pravy Sektor qui entraîna la destitution truquée et la fuite de Ianoukovitch, suivies par l’installation d’un gouvernement provisoire (non élu) comportant plusieurs ministres fascistes [NB : Voir la conférence de JM Chauvier, l’an dernier]. L’UE pouvait difficilement brandir les Droits de l’Homme (en Biélorussie par exemple) et soutenir un coup d’Etat violent et un pouvoir néo-nazi à Kiev. En dépit du fait que l’accord “d’association” avec l’UE ait été finale­ment signé, les Américains prirent le contrôle stratégique de la situation grâce au coup d’Etat de Maïdan qu’ils avaient largement téléguidé. Ils avaient trois objectifs, l’extension de l’OTAN, la mainmise sur les industries d’armement ukrainiennes (héritage de l’URSS) et l’affaiblissement de la Russie pour tenter ultérieurement une “révolution colorée” à Moscou. Cependant, la destruc­tion de l’économie ukrainienne dans la guerre actuelle, si elle sert les Etats-Unis, n’est pas dans l’intérêt des Européens. On voit donc apparaître une éventuelle contradiction interimpérialiste (comme en Libye où le chaos effraye les Européens mais n’inquiète guère Washington). Les Américains ont placé leurs pions, parachuté une ministre des finances Ukrainienne-Américaine à Kiev et poussé aux sanctions contre la Russie après l’affaire de la Crimée. Les deux vagues de ces sanctions, dont la seconde après l’affaire de l’avion de la Malaysia Airlines MH17, abattu dans des conditions extrêmement douteuses, ont été imposées aux Européens qui ne voulaient pas se lancer dans cette politique. Washington vise trois choses : des sanctions contre la Russie, l’exten­sion de l’OTAN et le contrôle des pipes-lines. Pourquoi?  [47 min 20]

Géopolitique mondiale.

Les Etats-Unis sont une puissance impérialiste hégémonique en déclin qui peut tolérer une cer­taine bipolarité à condition que le dollar reste une monnaie de réserve et d’échange. Les Améri­cains consomment plus qu’ils ne produisent, leur économie est en panne et leurs déficits combi­nés dépassent 1000 milliards de $ par an. Mais grâce au dollar, qui est la principale monnaie de réserve mondiale, ils peuvent financer leurs déficits abyssaux en faisant tourner la planche à billets (c’est le reste du monde qui paie). Ils tentent donc de torpiller toute organisation financière qui remettrait en cause la suprématie du dollar. Or la montée en puissance des BRICs (Chine, Russie, Inde, Brésil..) est un grand défi. L’hégémonie américaine s’appuie sur trois piliers : le dollar, la haute technologie et la puissance militaire. Cependant, les Etats-Unis ont un sérieux problème si les BRICs coordonnent leurs efforts, en particulier en organisant des institutions financières capables de court-circuiter le dollar. Il existe déjà l’Organisation de coopération économique de Shangai. Récemment a été créée la Banque de développement des BRICs pour concurrencer le FMI et la Banque Mondiale. Simultanément, la Russie et la Chine ont conclu un accord à long terme pour la fourniture de gaz russe à la Chine. Enfin, les coopérations militaires se développent entre la Russie et la Chine (et aussi avec l’Inde). Il est donc essentiel pour les USA d’affaiblir l’économie et le potentiel technologique russe. D’où les sanctions. Sauf accident, le temps joue en faveur des BRICs et s’ils réussissent à mettre en place une monnaie internatio­nale qui se substitue au dollar, la suprématie des Etats-Unis ne durera pas très longtemps. Dans ce cas, leur réaction est imprévisible. [52 min]

Les tensions vis-à-vis de la Russie.

Les Etats-Unis ont fait capoter (au moins provisoirement) le protocole de Minsk (7 sept. 2014) et poussent le gouvernement de Kiev à poursuivre la guerre dans l’Est de l’Ukraine. On a observé une chute spectaculaire du prix du pétrole brut, à la suite d’une visite du ministre Kerry en Arabie Saoudite, ce qui représente un manque à gagner pour les exportations russes, algériennes, venu­zueliennes (tous pays visés par Washington). Ceci a été combiné avec une attaque financière : une fuite massive de capitaux (russes et non-russes) de Russie a fait chuter fortement le rouble. Le but de cette action est de provoquer une crise économique, des difficultés matérielles pour la population et par conséquent un mécontentement assez important pour déstabiliser Poutine.

La guerre financière contre la Russie est menée consciemment par les banques et le Trésor amé­ricain avec des outils très sophistiqués utilisés pour marginaliser les systèmes financiers des pays qu’ils visent. Mais la baisse des cours du pétrole ne peut durer très longtemps car elle gêne les compagnies pétrolières américaines et arrange la Chine. Les Européens, très dociles jusque là, pourraient ne pas renouveler les sanctions aux prochaines échéances. La première vague de sanc­tions européennes, décidée en avril ou mai 2014 pour un an, exige l’unanimité pour être prolon­gée et il est très possible que l’Italie ou d’autres pays s’y opposent. Les Américains vont tout faire pour qu’elles soient reconduites et le printemps prochain va être un moment dangereux.

Les lobbies de Washington conduits par Jo Biden (fils du vice-président) ou liés à John Kerry s’intéressent au gaz de schiste ukrainien (réserves importantes) pour remplacer la fourniture de gaz russe à l’Europe. Mais aussi pour contrôler les pipe-lines qui acheminent le gaz russe en Europe. Le projet “South stream” Russie-Bulgarie, sous la mer Noire, a été abandonné le mois dernier. Les Américains veulent empêcher Gasprom de posséder les pipes-lines (selon les règles européennes, le producteur ne doit pas transporter sa marchandise), mais peut-être veulent-ils aussi contrôler les accès et imposer un péage. Dans cette géopolitique des pipe-lines, la Syrie est également importante. Il existe deux projets de pipe-lines, l’un pour acheminer le gaz iranien et l’autre le gaz Qatari, qui se croisent en Syrie. Les Etats-Unis ont évidemment beaucoup d’intérêts dans l’énergie, le gaz et le pétrole. Mais leur problème n’est pas un problème d’approvisionnement (ils ont tout le pétrole qu’ils veulent). Ni un problème de contrôle d’accès (les Chinois sont déjà là). Pour eux, l’essentiel ce sont les “pétrodollars”, c’est-à-dire le libellé des transactions pétroliè­res qui représentent un montant gigantesque. Le fait que ces transactions soient faites en dollars rend cette monnaie incontournable comme monnaie de réserve. Ils peuvent donc faire tourner la planche à billets et faire payer leurs déficits au monde entier. Les “pétrodollars” donnent aux Etats-Unis une richesse et une puissance disproportionnée. Dans tous les pays, la monnaie est gagée par la force de l’économie, mais pas aux Etats-Unis. [1h 01 min]

La question est donc de savoir si le monde peut se débarrasser – paisiblement – de cette monnaie fantôme qui parasite toutes les économies. Et si les USA accepteront de devenir un pays parmi d’autres dans un monde multipolaire. Actuellement, la Russie prend des mesures pour s’éman­ciper du système financier américain basé sur le dollar. Mais si deux blocs se constituent, l’un occidental dirigé par les USA, et l’autre oriental autour de l’association de la Russie et de la Chine, leur affrontement et une guerre mondiale pourraient être inévitables. Certes, on en est encore loin, mais les manipulations financières américaines peuvent faire beaucoup de dégâts parmi les BRICs de la périphérie et risquent d’accélérer cette bipolarisation. L’annonce, en 2015, d’un assouplissement monétaire combiné à une hausse des taux d’intérêt aux Etats-Unis, a déjà rapatrié 4000 milliards de dollars qui vont manquer ailleurs. Ceci va provoquer la chute de mon­naies comme le rouble et des désordres économiques chez les BRICs, en même temps qu’une remontée du dollar. En 2015-2016, les dangers seront grands.

Principaux enjeux, principales questions.

Les Européens vont-ils continuer à obéir aux Etats-Unis? En Allemagne, en Italie, en Grèce, des voix s’élèvent contre les sanctions. En France, jusqu’ici, rien. [NB Et l’affaire des “Mistral” mon­tre la soumission du gouvernement français aux injonctions américaines].

Plus les BRICs s’organisent et plus Washington considère l’Europe comme un enjeu crucial en raison de ses liens importants avec le reste du monde (Afrique, Amérique du Sud, etc.). Sans l’Europe, les Etats-Unis sont isolés et n’ont plus guère que les pays du Golfe comme alliés incon­ditionnels. Mais l’Europe est en stagnation et tente de retrouver un peu de dynamisme en dévelop­pant son commerce avec la Russie. Ceci ouvre la perspective d’une sphère économique eurasia­tique qui isolerait les Américains et ceux-ci, bien sûr, s’y opposent par tous les moyens. Ils tentent de satelliser l’Europe avec le Traité Atlantique en cours de négociation. Ils veulent élargir l’OTAN et lui dictent des manœuvres aux portes de la Russie qui nous ramènent à la guerre en Ukraine. Ce pays est en effet dans une position cruciale, à la frontière entre les deux ensembles, atlantique et eurasiatique. On voit mieux alors le calcul géopolitique caché derrière les sanctions – qui sont de puissants moyens de pression – et l’importance pour les Etats-Unis de briser les liens entre l’Europe et la Russie. [1h 09]

Conclusion.

Il faut donc agir pour faire barrage à la propagande de diabolisation de la Russie et des résistants du Donbass et créer des liens de solidarité avec eux. C’est là que le mouvement anti-impérialiste peut et doit prendre de l’importance.

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Discussion : quelques questions et commentaires.

Q1 : En France : silence assourdissant sur la situation dans le Donbass (et pas seulement lui, car c’est aussi l’horreur à Odessa, dans le sud de l’Ukraine) et silence total sur la question de l’avion MH17 de la Malaysia Airlines, comme sur les débats de l’ONU, etc. Ma principale critique à votre exposé : en Russie et en Chine, les régimes ne sont pas progressistes. On a affaire à un capitalisme national, “rooseveltien” en quelque sorte. Donc, je crains que Poutine ne laisse tomber l’Ukraine. Sur le dollar, n’oubliez pas que c’est la devise des privilégiés du monde.

Q2 : En 1963, Pompidou avait prévenu que l’objectif du régime (gaulliste) n’était pas le bien-être du peuple. En 1970, Rothschild avait lancé : “il faut supprimer les nations”. Ensuite, on a eu la Trilatérale ave l’objectif de créer des conflits qui ne mènent nulle part.

Q3 : Nommer les voyous? Ils se nomment eux-mêmes (le mot “fasciste” vient de Mussolini). Deuxièmement, les USA attaquent partout ; en Ukraine, mais aussi en Iraq ou “Daesh” est assez louche ; Enfin, on voit fleurir des mouvement gratuits, en France, comme “Terra Nova” qui veut susciter des “indépendances” régionales.

Q4 : Anne-Marie rappelle les propos de DSK qui voulait faire “exploser” le monde arabe. Evoque aussi un projet fugace des émirs du Golfe qui voulaient créer une monnaie garantie sur le pétrole.

Q5 : Poutine est bien conscient de cette pression américaine. Mais comment le gouvernement russe peut-il susciter la résistance du peuple russe?

Q6 : A cette question, on peut répondre que le site du PC de la Fédération de Russie a une version française qui donne des explications. Ici, par rapport aux problèmes posés, on dirait que la Chine constitue la grande inconnue. Considère que la situation chinoise est comparable à celle de la NEP.

Q7 : (Spathis) Félicitations. Regrette qu’on n’ait pas assez parlé de la Yougoslavie, à propos des “fous de Dieu”… qui n’en étaient pas tous. Enver Hodja avait envoyé en Grèce toutes sortes de droit communs sortis des prisons. Au moment de la guerre du Kosovo, les Américains ont envoyé des émissaires pour visiter les prisons et embaucher des bandits. En ce qui concerne la Grèce, il ne faut pas oublier que le pavillon grec regroupe la plus grande flotte du monde et que le “parti” des armateurs grecs est le plus puissant du pays.

Q8 : (Michel Gruselle) Félicitations. Il est clair que nous sommes dans une phase de repartage du monde après la disparition de l’URSS. Autre aspect de la situation : la crise est une crise de suraccumulation. Problème : le mouvement révolutionnaire mondial est au niveau le plus bas. Il nous faudrait une vision plus nette des luttes de classe dans le monde. Mais la grande question est la suivante : comment (re)constituer des partis communistes capables de s’opposer aux dérives les plus dangereuses de cette situation?

Q9 : D’accord avec Michel.. et pas d’accord avec l’appréciation de tout à l’heure sur la Chine. Je ne crois pas qu’un impérialisme ait jamais eu d’action positive. Il existe un impérialisme russe comme il existe un impérialisme chinois et la solution à la crise ne viendra pas d’une alliance entre les deux, mais d’une révolution socialiste. Pour revenir sur l’allusion d’Aymeric aux derniers événements, je rappelle la présence de Porochenko et de Netanyaou, deux crapules venues se refaire une virginité à Paris. D’accord avec Michel, il faut un vrai parti révolutionnaire.

Q11 : Où est le danger principal? Si le danger principal est représenté par les Etats-Unis, cela veut-il dire qu’on doit faire l’union sacrée avec nos capitalistes? Critique l’intervention d’Aymeric sur les nationalités. Après 70 ans d’Union Soviétique, la “nation soviétique” était encore très, très embryonnaire. En Yougoslavie, les nations existaient avant Tito et elles n’ont jamais fusionné pour faire un peuple yougoslave” (hélas)! Dans le Donbass, on constate une aspiration à construire une “République populaire” de 4 millions d’ha. Compte tenu du contexte, ils n’ont guère de chances (hélas)!

Q13 : (Jean Salem) Je voudrais rappeler un sondage (américain) qui a montré, il y a vingt ans, qu’une grosse proportion d’adolescents croyait que la Deuxième Guerre mondiale s’était déroulée entre l’URSS et les USA. Sous Mitterrand, un autre sondage (en France) a révélé que pour beaucoup d’adolescents, l’URSS et l’Allemagne nazie étaient alliés et se sont battues du même côté durant cette guerre. Et enfin, il faut rétablir la vérité sur le plan Marshal. Il y avait une condition politique à l’aide économique : l’éviction des ministres communistes du gouvernement et celle des résistants communistes de tous les postes de responsabilité.

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Eléments de réponse :

Michèle Brand : Avant de faire des propositions d’action, il faut comprendre la réalité. Mon intervention n’avait pas pour but de créer un mouvement, mais de donner quelques éléments d’analyse. Entre nous, bien sûr, on ne s’arrêtera pas là. Il n’empêche, sans évoquer la Chine (que je ne connais pas et qui constitue un problème vraiment compliqué), il est important de bien mesurer ce que représentent les BRICs. Oui, Poutine est capitaliste. Mais la Russie a besoin d’un espace de liberté par rapport au dollar. C’est l’exemple du Venuzuela qui s’est un peu dégagé de la pression américaine à cause d’un nouveau contexte en Amérique latine. Il a gagné un peu de liberté de mouvement et a lancé des réformes sociales. Cet espace de liberté (économique et financière) par rapport à l’emprise et aux exigences du dollar est indispensable à un pays pour s’occuper de la question sociale et poser le problème du socialisme.

Sur le problème de la perception que les Russes ont de la situation internationale et de leur confiance en Poutine, je n’ai pas d’informations particulières mais je sais qu’ils en parlent et je pense qu’ils sont très conscients de faire face à une offensive impérialisme américaine bien réelle.

Aymeric Monville sur les nations : Tout à fait d’accord avec l’idée que la Yougoslavie était une “nation en formation”. L’expression avait été employée par Maurice Thorez à propos de l’Algérie (ce qui lui avait été reproché), en s’inspirant directement de Lénine. [1h 13] En fait, la signification dépend du contexte, c’est pourquoi j’ai parlé d’un concept de nation “opportuniste” – dans le bon sens du terme. Mais la guerre de libération a montré ensuite que la nation algérienne existait déjà. Il faut donc une analyse spécifique à chaque étape. La notion de nation n’a pas le même contenu aux différentes époques, surtout si l’on admet la non-permanence des nations. J’ai aimé le livre de Parenti et son titre (“Tuer une nation“) car il s’agissait vraiment d’empêcher cette nation yougoslave d’exister. A côté de cela, je suis d’accord avec vous sur l’autogestion yougoslave à propos de laquelle on pouvait avoir des réserves (souvenons-nous “des Lipp” qui étaient propriétaires de leurs moyens de production, mais dans un monde de concurrence capitaliste).

Au moment du Front Populaire et des luttes anti-fascistes, Maurice Thorez avait repris l’idée de créer “bloc historique” gramscien, centré sur le prolétariat et défendant des valeurs nationales. Je précise que la plus grande victoire de la classe ouvrière, Stalingrad, a été possible parce que la classe ouvrière n’était pas isolée. Défendre la République (très abîmée en ce moment) implique de défendre nos acquis démocratiques et sociaux, même bourgeois :  la nation est en danger lorsque la classe ouvrière est isolée.

Michèle Brand voudrait ajouter trois remarques : (1) Merci d’avoir évoqué l’Ukaine du sud et Odessa qui souffrent beaucoup à cause des paramilitaires fascistes – c’est très important. (2) En ce qui concerne la France, il faut savoir que les Américains sont très présents dans “les banlieues” (ONGs) car ils essaient de contrôler l’opinion française. Le but n’est pas une “révolution de couleur” en France, dont le gouvernement leur est acquis, mais de contrôler. (3) Sur le gaz de schiste, les Américains ont besoin d’un marché pour développer l’extraction. Or il ne faut pas oublier que son coût de production est très élevé (sans parler des dégâts écologiques) et que les extractions réalisées jusqu’ici ont été financées par la dette et toutes sortes d’artifices qui ne pourront être permanents. Dans ce domaine, on s’attend à de nombreuses faillites.

Aymeric : Il reste un point théorique qu’il faut aborder : le “superimpérialisme” de Kautsky selon qui, une fois la planète entièrement conquise, on n’aurait plus de conflits et on atteindrait l’harmonie universelle. La guerre de 1914-1918 a fait justice de cette théorie. Mais auparavant, Lénine lui avait opposé la thèse du “développement inégal” qui implique des frictions et des affrontements entre capitalistes et entre pays capitalistes. Nous devons repérer ces affrontements et apprendre à nous en servir.  [1h 21min 09]

(Les questions ne sont pas enregistrées)

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Q14 : Sur la Yougoslavie, il ne faut pas minimiser le retour de l’impérialisme allemand qui a déclenché le processus d’éclatement (en reconnaissant la Slovénie) et qui, débordé, a appelé les Américains à la rescousse.

Q15 : Arrêtez ce verbiage révolutionnaire et lisez Lénine!. Vous ne trouverez pas ces termes.. la révolution après les luttes pour la démocratie (!?)

Q16 : Attention aux rumeurs! Aujourd’hui nous avons des colporteurs de ragots à la place des journalistes. J’ai été scandalisé par une émission récente sur la fin de la guerre en 1945.

Q17 : Juste une précision de langage : l’impérialisme est un stade du capitalisme et je ne suis pas d’accord pour parler des impérialismes en termes nationaux (américain, français, etc.). Autre chose : en ce qui concerne les langues de la région, on une même langue en quatre variantes. L’ukrainien a été constitué après 1917 pour faire exister les traditions et les langues populaires locales. Un journaliste demandait à une femme quelle langue elle parlait : “l’ukrainien”, dit-elle, mais elle écrivait en russe!.

Q18 : Peut-on même parler aujourd’hui d’impérialismes nationaux (anglais, américain, etc.) alors que le pouvoir se situe au niveau des grands groupes capitalistes transnationaux (en particulier financiers) et que ceux-ci se livrent une concurrence acharnée?

Michel Gruselle conclut la séance sous la forme d’un appel à un peu de sérieux et de discipline.