6/11/2014 – Roger KEERAN :
L’histoire du Parti Communiste des USA et les Syndicats : L’exemple des syndi­cats de l’automobile

Titre en anglais: The history of the Communist Party of the USA and the Unions: The case of the Auto Workers Union.

Jeudi 6 novembre 2014, 12h – 14h 30, Maison des Syndicats du Campus Jussieu, invitation conjointe « Communistes » – CUEM.

Michel Gruselle ouvre la séance, remercie les organisations syndicales et présente Roger Keeran ainsi que son traducteur Adrien Welch (Québequois, membre du PC canadien et expert en langues rares – Inuit – ou orientales – Arabe, etc.)

Introduction

Roger Keeran : Pourquoi s’intéresser à l’histoire du mouvement communiste aux USA, dans les années 1930? Il y a deux réponses.

La première mentionnera que Cuba est toujours sous embargo et qu’encore récemment, un vote du Congrès a interdit la levée du blocus, elle dira qu’on a dépensé des sommes indécentes (quatre milliards de dollars) dans les dernières campagnes électorales, que les inégalités continuent d’ex­ploser et que la discrimination des Noirs persiste, ou encore que l’aide des USA à Israel et les bombes américaines tuent toujours des palestiniens, etc. En bref, nous autres, citoyens améri­cains, nous avons beaucoup de sujets de honte. Alors, il est important de nous souvenir que nous avons aussi de vrais et légitimes sujets de fierté dans les luttes militantes des années 1930.

La seconde raison est la suivante : actuellement, nous vivons une période ultra-réactionnaire qui interpelle les progressistes du monde entier, surtout aux USA et en Europe. Il est important de se rappeler les leçons du passé et particulièrement du paradoxe américain. Les communistes des USA étaient peu nombreux et pourtant ils ont eu une grande influence sur le mouvement ouvrier.

Ce paradoxe a deux dimensions :

1) Pourquoi les communistes ont-ils eu un tel impact?

2) Pourquoi n’ont-ils pas réussi à imposer une présence permanente dans les syndicats?

On ne cherchera pas à répondre à ces deux questions de façon théorique et abstraite, mais en fai­sant appel à des expériences personnelles, concrètes issues du milieu des travailleurs de l’indus­trie antomobile qui était celui des parents de Roger Keeran.

Entre 1930 et 1950, le mouvement ouvrier américain a connu des changements majeurs dans les­quels le parti communiste a joué un rôle important.

Un bref historique :

En 1930 la Fédération des Syndicats AFL (American Federation of Labor) était le mouvement « syndical » le plus important mais c’était davantage une organisation de l’aristocratie ouvrière qu’un vrai syndicat. Elle regroupait 10% des ouvriers parmi les plus qualifiés et était ouvertement « pro-business », antisocialiste, antigrèves et antipolitique. Elle était même hostile aux programmes sociaux. Bref, c’était un syndicat « jaune », entrepreneurial et pro-capitaliste. De plus, l’AFL était organisée de façon corporatiste (par métiers).

Une nouvelle fédération syndicale, le CIO (Congress of Industrial Organizations), fut créé en 1935. Il regroupait des syndicats (ou associations) de toutes les industries et se développa dans les vingt années suivantes. De 1935 au début des années 1950, le taux de syndicalisation passa de 10% à 35%. Il soutint le Parti Démocrate et la politique de programmes sociaux de Roosevelt, le New Deal. Ce fut donc une percée syndicale et politique. Simultanément, de profonds change­ments affectaient la grande industrie. Certes, la Grande Dépression jouait un rôle dans cet essor du mouvement syndical américain. Mais sans les communistes, rien ne se serait produit. Preuve de l’influence communiste dans le mouvement syndical : en 1948-1950, au début de la guerre froide, le CIO expulsa les communistes de sa direction et onze syndicats qui étaient dirigés par des communistes dont les troisième syndicat le plus important, celui des industries électriques. Dans l’automobile et le secteur des transports, les communistes étaient influents.

En 1946, lors du Congrès du CIO, un tiers des délégués était communistes. Dans presque toutes les directions de Fédérations syndicales, ou Conseils industriels (villes ou usines), des communis­tes étaient présents, encartés ou non.

En comparaison de cette influence considérable, les effectifs du Parti Communiste américain cul­minèrent au maximum à 75 000 membres dans les années 1940. (On était parti de 7500 membres dans les années 1930). A ce moment-là, les syndicats du CIO regroupaient environ 5 millions de d’adhérents parmi lesquels on comptait au maximum 1% de communistes. L’industrie automobile comptait 470 000 travailleurs, mais il n’y eut jamais plus de 1200 communistes.

Un contexte difficile :

A l’exemple du 1er mai 1886 à Chicago (où une manifestation fut suivie de la condamnation à mort de 8 syndicalistes), l’environnement de l’industrie américaine fut extrêmement hostile aux luttes sociales, et ceci, bien avant l’existence même de partis communistes. Ce qui n’empêcha pas les luttes. Le parti socialiste des USA fut le seul, avec le parti bolchevique, à s’opposer à la Pre­mière Guerre mondiale et il y eut des mouvements importants contre la participation des USA à la guerre. Après celle-ci, en 1919, la création du Parti Communiste fut suivie des fameux « raids Palmer » et de l’arrestation de 10 000 communistes dont 500 furent déportés.

En 1930, la traque des communistes se poursuivait. Même dans les années Roosevelt et pendant la Grande Dépression, 1/3 seulement des gens pensaient que les communistes avaient droit de cité. Dans les syndicats, seulement 15% des adhérents pensaient que les communistes devaient avoir les mêmes droits que les autres.

Il y avait une blague à propos de cette atmosphère de répression. Un jour le patron vient à l’usine et demande qui est communiste. Toi, es-tu communiste? Oui, dit le premier ouvrier. Tu es viré! Et toi? Non, je suis anti-communiste! Tu es viré! Mais, proteste l’ouvrier, je suis anti… Je m’en fiche de savoir quelle sorte de communiste tu es! répond le patron.

Au CIO, les communistes, même appréciés, n’ont jamais pu parler en tant que communistes. Ils n’ont jamais acquis la pleine citoyenneté. Bien sûr, les gens savaient. Mais il y avait une règle tacite : ne demandes rien et ne dis rien. C’était comme un tabou sexuel.

L’influence des communistes était disproportionnée par rapport à leur nombre mais à ce paradoxe, il y avait plusieurs raisons :

(1) Le Parti Communiste des USA était organisé comme le parti bolchevique et ses membres étaient disciplinés, courageux et pleins de motivation révolutionnaire. C’était nécessaire car la répression était féroce : dans les années 1920-1930, la seule possession d’une carte syndicale pou­vait valoir arrestation et passage à tabac par la police. Les militants syndicaux des usines Ford étaient constamment agressés par les gardes patronaux. On les voyait parfois, ensanglantés, distri­buer des tracts ou vendre le journal du syndicat. C’était des gens courageux, intègres et inspirés par les succès de l’URSS. Pour tout cela, ils étaient respectés par les travailleurs.

(2) Les communistes étaient les seuls à avoir un programme axé sur les besoins des gens.

(3) Les communistes luttaient contre les discriminations à l’égard des Noirs et des Femmes.

(4) Dans leurs syndicats, les communistes proposaient des campagnes de recrutement basées sur le volontariat. L’AFL, au contraire, ne recrutait que l’élite.

(5) Les communistes préconisaient une organisation par branche industrielle, alors que l’AFL était organisée par corporation et type de métier.

(6) Les communistes n’hésitaient pas à appeler à la grève. L’AFL prônait la discussion avec le patronat.

Les communistes avaient un programme axé sur la réalité vécue par les gens. Dans les années 1930, ils étaient les seuls à revendiquer des assurances-sociales, des pensions de vieillesse et des assurances-chômage. Par la suite (à la fin des années 1940), toutes les autres organisations repri­rent ces revendications à leur compte. A cette époque, il y avait beaucoup plus de gens ayant des opinions communistes que de membres enregistrés au Parti en raison du renouvellement rapide des effectifs. Pas mal de gens adhéraient, militaient, puis quittaient le parti pour différentes rai­sons, mais sans changer d’opinion. Après  1932, on estime que 700 000 personnes avaient ainsi adhéré alors que les effectifs du Parti n’ont jamais dépassé 75 000. Dans l’industrie automobile, il n’y eut jamais plus de 1200 communistes encartés à la fois, mais de 12 000 à 14 000 personnes étaient passés par le Parti. Puis ce fut la guerre froide.

De nombreuses organisations de masse  étaient influencés par les communistes, tels que le NNC (National Negro Congress, Congrès National des Noirs), les UCs (Unemployed Councils, orga­nisations de chômeurs, ou l’IWO (International Worker Order, Ordre international des travail­leurs). Ce dernier était un mouvement fraternel et bénévole organisant des assurances-maladies et décès mutualistes, mais aussi des événements culturels et sportifs. Il regroupait 15 nationalités qui éditaient chacune leur journal. Ces organisations, dirigées par des communistes comptaient au moins dix fois plus de membres que le Parti Communiste des USA (PCUSA).

Parmi les raisons de l’influence communiste, l’organisation du Parti jouait son rôle. C’était une organisation « de bas en haut  » (bottom-up) : les militants de base élisaient ceux des instances supérieures et ainsi de suite. A chaque niveau, les dirigeants avaient la confiance de leur base.

Pendant la guerre froide et le maccarthysme, les commentateurs prétendirent que les communis­tes avaient « infiltré » les syndicats. Certes,! et ils avaient eu d’autant plus de facilité pour le faire que c’était eux qui les avaient construit !.. La propagande anticommuniste était à base d’énormes mensonges

Quelques exemples concrets.

Dand les premières années de la Grande Dépression, il n’était pas possible de créer des syndicats. La sécurité sociale n’existait pas et il n’y avait même pas de contrat de travail.

Les communistes tentèrent donc d’organiser les chômeurs en revendiquant des aides sociales. En mars 1932, à Detroit, ils organisèrent une marche de la faim et du froid, une marche contre les discriminations, pour l’emploi et pour les droits syndicaux. Ils étaient 3000 chômeurs. Face à eux, la police, la milice de Ford, les pompiers avec leur lance à eau (dans le froid). Les policiers ont tiré 300 balles et ont tué quatre communistes, dont un jeune de 19 ans. Le lendemain eut lieu l’ex­position des corps et 25 000 personnes se joignirent au cortège de l’enterrement. Conclusion : les communistes n’étaient que quelques centaines et pourtant, en raison des circonstances dramati­ques, ils furent suivis par 25 000 personnes.

Entre 1933 et 1936, l’élection de Roosevelt (qui prit ses fonctions en mars 1933) a changé la don­ne. En juin 1933, le National Industrial Recovery Act comportait l’autorisation de fonder des syn­dicats pour négocier collectivement le salaire. Dans cette période apparurent de grands leaders syndicaux tels que Wyndham Mortimer et Bob Travis, en même temps que des syndicats impor­tants dans l’industrie automobile. Au sein de l’AFL, il y eut des luttes pour sortir du corporatisme et imposer un contrat de travail-type avec un seul employeur, mais cela sans succès. [54 mn]

En 1936-1937, il y eut de grandes grèves et en particulier la grande grève avec occupation de l’usine de General Motors à Flint, usine emblématique où le syndicat n’avait que 122 membres, dont pas mal d’espions.

A cette époque, GM était la plus grande compagnie industrielle du monde (118 filiales, 110 usi­nes aux USA et à l’étranger), ses bénéfices étaient plus importants que les budgets additionnés des cinq plus grands Etats des USA. Contre elle, une poignée de communistes. En huit mois, ils ont gagné.

Les communistes avaient la sympathie de beaucoup de gens, travailleurs ou chômeurs. Ils cré­èrent une section clandestine animée par un personnage important, Henry Kraus. A ce moment, Wyndham Mortimer et Bob Travis comprirent l’importance stratégique des usines GM de Flint et de Cleveland pour l’ensemble de l’industrie automobile et ils dirigèrent leurs efforts vers elles. Après la mise à pied de quelques militants, ils lancèrent un appel à la grève qui fut un succès : le nouveau syndicat enregistra jusqu’à 500 adhésions par jour. A l’imitation du mouvement de grève de 1936 en France commença alors l’occupation des usines et leur fermeture. Le mouvement se développa, avec des assemblées générales démocratiques et toute une organisation à l’extérieur, des comités d’alimentation, de santé, de défense, etc. Dans ces comités, les femmes jouèrent un rôle déterminant. Par exemple, la femme de Kraus organisa des représentations culturelles et théâtrales pour maintenir le moral.

La grève dura 44 jours, animée par des travailleurs de différentes opinions, mais l’action des com­munistes fut déterminante. Par exemple, au début du mouvement d’occupation, GM intenta une action en justice et un juge lança un ordre d’évacuation des usines. Les avocats socialistes con­seillèrent d’obtempérer et d’évacuer. Mais un avocat communiste fit valoir que le jugement était invalide car le juge possédait des actions GM et qu’il n’était donc pas juridiquement neutre. Puis, par des actions militantes, les communistes réussirent à contrer les demandes de GM adressées au gouverneur pour qu’il envoie des troupes. Le mouvement fit boule de neige et s’élargit aux autres usines, en particulier à Chevrolet-4 que les communistes avaient ciblé dans un plan stratégique secret et très habile. Finalement GM accepta de négocier le 11 février 1937.

La multiplication des grèves avec occupation d’usine eut pour conséquence l’apparition de syndi­cats dans toutes les grandes entreprises de l’industrie automobile de la région.

La répression des débuts de la guerre froide

Or, malgré de tels succès, les communistes n’ont pas réussi à construire des organisations péren­nes. Pourquoi?

A cette question, les historiens de droite répondent que les communistes n’ont jamais eu suffisam­ment de légitimité. Ceux de gauche disent qu’ils étaient trop sectaires et trop inféodés à l’URSS. Mais en vérité, la raison principale, c’était la répression du maccarthysme et de la guerre froide. Cette répression anticommuniste aux USA ne peut se comparer qu’à la répression anticommuniste exercée par les régimes fascistes en Europe.

La principale disposition, la loi Taft-Hartley (1947), restreignait le droit de grève et les libertés syndicales. Les communistes étaient exclus des syndicats et la plupart de ceux-ci durent adopter des clauses anticommunistes. Les dirigeants syndicaux devaient prêter serment de non apparte­nance à une organisation communiste. Il en était de même pour obtenir un emploi dans la fonc­tion publique où la grève était interdite, etc.

En 1949, le CIO exclut onze syndicats soi-disant « communistes » et la chasse aux sorcières com­munistes prit de l’ampleur. La plupart des employeurs, en commençant par les industries de défense, la fonction publique (en particulier les universités d’Etat et fédérales), l’industrie du film et du divertissement, etc. prirent des dispositions – c’est-à-dire des listes noires – pour exclure les communistes de l’emploi. Les dirigeants du Parti communiste furent arrêtés, jugés et emprisonnés pour complot. La délation et le harcèlement des sympathisants communistes par le FBI prit une ampleur considérable (maccarthysme) et dura beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit. En 1963, Roger Keeran dut signer un serment de loyauté pour obtenir un petit job consistant à ame­ner des cadavres à l’Ecole de Médecine. En 1980, il perdit son emploi à l’Université Cornell parce qu’il avait écrit un livre favorable au Parti communiste dans l’automobile et, en 1985, le FBI vint perquisitionner son domicile après un voyage en URSS. De tels faits montrent que le maccar­thysme n’a jamais complètement disparu aux Etats-Unis et qu’on ne peut donc pas imputer la disparition du PCUSA aux erreurs de sa direction. Même sans ces erreurs, le résultat aurait été semblable.

Conclusion

Néanmoins, cette répression n’efface pas le glorieux vingt moment (des années 1930 et 1940) où le Parti Communiste a joué un rôle essentiel dans la constitution des syndicats et dans leur action pour le mieux-être des travailleurs. Depuis cette répression, les quarante dernières années ont vu le déclin des syndicats américains, la détérioration des conditions de vie et de travail des salariés et une montée considérable des inégalités sociales. Ce qui montre combien avait été important le rôle des communistes autrefois et combien la leçon de cette grande période reste valable. [1h 17]

Discussion

Q1 : (Pierre) (a) Que faut-il penser de l’infiltration des syndicats par la pègre et la maffia (tout le monde connaît l’histoire de Jimmy Hoffa)? (b) Quel furent le rôle de Browder (chef du Parti de 1932 à 1945) et les conséquences de sa politique?

Q2 (Pierre R) : Quelles interactions entre la politique du Parti communiste américain et les inté­rêts nationaux américains? L’action du Parti communiste s’est-elle limitée au cadre syndical? Quelle a été sa politique vis-à-vis de l’immigration qui rendait la classe ouvrière américaine telle­ment hétérogène?

Q3 : Vous n’avez pas parlé d’Angela Davis et de la revendication de supprimer le délit d’opinion en matière de droit syndical adressée à Obama.

Q4 (Spathis) : Voulez-vous expliquer le mécanisme électoral (chaque Etat définit qui a le droit d’être candidat). Je crois que la période faste du mouvement ouvrier fut la période de la guerre 1942-1944. Beaucoup de grèves et de conquêtes sociales.

 

Réponses

R1 : L’espionnage patronal était un gros problème avant la constitution des syndicats. Deux années avant 1936, GM a dépensé un million de dollars pour espionner son personnel avec des vigiles parmi lesquels se trouvaient des criminels et des repris de justice. Henry Ford embauchait des repris de justice dans son service d’ordre (soi-disant à titre humanitaire de réinsertion) et prétendait que les syndicalistes qui dirigeaient les grèves étaient des gangsters qu’il fallait les éliminer. Il ne faut pas croire les mensonges du patronat.

Concernant Browder, il est certain qu’il na pas joué un rôle positif. Sa décision, pendant la guerre, de transformer le Parti en « Association » n’était pas bonne car elle a eu pour conséquence l’abo­lition des cellules d’entreprise et l’affaiblissement du Parti à côté des syndicats. Jacques Duclos l’a critiqué en son temps. Certes, c’était une erreur, mais la maison était en feu. Donc cette erreur n’a rien changé. Le maccarthysme avait créé une atmosphère hystérique. La Commission des Affai­res Anti-Américaines est venue à Detroit où elle a été accueillie et soutenue par des « comités » d’espions, de délateurs et de nervis du patronat qui firent régner la terreur.

R2 : Concernant les « intérêts nationaux américains », Roger Keeran ne comprend pas la question et Roubaud précise : les Parti communiste américain soutenait bien les luttes des ouvriers, mais que faisait-il par rapport aux autres couches de la société? Ne s’isolait-il pas? Réponse : il n’y avait pas de problème avant la guerre, ni pendant. Mais avec la guerre froide, le raisonnement officiel que les gens reprenaient était le suivant : l’URSS est l’ennemi des USA, le Parti commu­niste américain est lié à l’URSS, donc les communistes sont des ennemis. L’affaire Rosenberg fut le parfait exemple. Lorsque les Rosenberg ont été exécutés, Roger Keeran était en voiture avec un ami et sa mère. Ils se sont arrêtés et la mère est descendue pour pleurer. Puis, ils sont rentrés à la maison où le père brûlait tous ses livres marxistes, si grande était la peur. [1h28]

Concernant l’immigration, la classe ouvrière américaine a dû relever des défis gigantesques, liés à toutes les formes de racisme. D’abord à la division entre Blancs et Noirs, mais aussi aux divisions entre immigrés de différentes nationalités. Aucune autre classe ouvrière n’a été confrontée à de telles difficultés. Par exemple : lors des grandes grèves de la sidérurgie de 1919, les dirigeants syndicalistes ont fait des discours traduits en 19 langues. En 1990, la fille de Roger Keeran allait à l’école dans un établissement où les enfants venaient de familles qui parlaient 26 langues. Dans l’IWO (International Workers Order), les communistes organisaient les travailleurs par nationali­tés. (Ici, Roubaud reprend la parole : ma question, c’est la question de l’hégémonie, dit-il). Répon­se de Keeran : ces critiques sont apparues dans les années 1960, particulièrement avec la « Nou­velle Gauche » (intellectualiste). Mais dans un contexte d’hostilité générale, il est très difficile de déborder la lutte économique. Néanmoins, dans les syndicats dirigés par les communistes, les discussions allaient beaucoup plus loin. Sur deux thèmes en particulier : l’éducation et la lutte contre les discriminations et le racisme.

Au début de la guerre froide, après l’exclusion des onze syndicats soi-disant « communistes » du CIO, les responsables syndicaux durent signer une profession de foi anticommuniste. Si un seul cadre refusait de signer, le syndicat ne pouvait plus bénéficier des subventions gouvernementales et, dans ce cas, il était évincé par un nouveau syndicat (patronal) qui disait aux gens : les commu­nistes envoient votre argent à Moscou. Une seule fédération syndicale a survécu : celle des tra­vailleurs de l’industrie électrique qui reste, encore aujourd’hui, la plus progressiste. En fait, la guerre froide a créé un nouveau syndicalisme « collaborationniste » avec la fusion de L’AFL et de la CIO en 1952 (une fois les communistes expulsés, il n’y avait plus de différences entre les deux organisations). Les frères Reuther, Walter (1907-1970), Roy (1909-1968), et Victor (1912-2004) ont été des personnages emblématiques de cette évolution [***]. Tous trois ont été syndicalistes dans l’industrie automobile de Detroit (Ford puis GM) entre la fin des années 1920 et la fin des années 1930 où ils participèrent aux luttes qui fondèrent l’UAW (Union of Automobile Workers). A cette époque, Victor était proche des communistes mais, après la guerre et au début de la guerre froide, il est venu en France organiser la scission syndicale qui a créé Force Ouvrière, tandis que son frère, en 1946, Walter évinçait les communistes du CIO.

R3 : A la question sur la tentative d’Obama de supprimer la restriction des libertés syndicales par le biais du délit d’opinion on peut répondre qu’Obama a été élu avec le soutien massif de l’AFL-CIO parce qu’il avait promis une réforme progressiste du code du travail, réforme qu’il a freiné ensuite sous prétexte qu’il fallait d’abord réformer le système de santé.

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Q5 : (Pierre X) Le programme politique le PC américain, qu’est-il devenu? Ici, (long) commen­taire sur l’utilité d’une organisation forte pour faire avancer les idées. Ce que nous voyons main­tenant en France, c’est l’atomisation du mouvement communiste en de nombreux groupes. Quelles sont, vu des USA, les raisons d’espérer? En particulier si l’on pense à l’écho des luttes dans la littérature, dans les films, etc..

Q6 : (Pierre?) La Constitution américaine est le résultat d’un processus colonial, qui se poursuit avec les immigrations successives. Les immigrés, d’un côté ont des espoirs de colons qui veulent construire un pays et d’un autre ils sont exploités. Comment le PC fait-il avec cette contradiction qui s’oppose aux idées de gauche?

Q7 : (Anne-Marie) A Beyrouth, le PC a toujours un rôle important à jouer, face aux extrémistes religieux car les gens veulent la laïcité. Que font les communistes américains en face des évangé­listes et que disent-ils sur la laïcité?.

Réponses

R5 : Après 1919, le PCUSA a élaboré un programme. Cependant, jusqu’en 1970, il n’y a pratique­ment pas eu de publication (sauf confidentielle). Mais à partir des années 1960, les étudiants de gauche (« radicals ») s’intéressent au mouvement social et à l’histoire objective. Mon livre de 1981 « The Communist Party and the Auto Workers’Union » a été le premier dit Roger Keeran et il a été suivi par quelques autres. La sensibilité sociale et communiste s’est manifestée dans la littérature avec Horace McCoy (On achève bien les chevaux) et successeurs (discussions dans la salle).

R6 : Sur les origines de USA, la réponse est difficile mais, parmi les caractères fondamentaux, peut-être faut-il relever la contradiction entre l’économie coloniale (et l’esclavage) et les Lumiè­res. Mais aussi les difficultés liées à l’immigration. Les communautés s’opposent les unes aux autres de façon raciste et le racisme anti-noir est une sorte de péché originel et de preuve de citoyenneté américaine, de la même façon que l’engagement dans l’armée permet d’obtenir la nationalité US.

R7 : Michel Gruselle répond à Anne-Marie : Roger Keeran et ses amis tentent de reconstituer un Parti communiste, mais pour le moment ils ne sont encore que le « flanc gauche » d’Obama.

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[*** Note sur les frères Reuther] Walter Reuther est le plus connu des trois. Ouvrier qualifié chez Ford, il fut licencié en 1932, pendant la Grande Dépression, et emmena son frère Roy travailler à Gorki, en URSS (1933-1935) au montage d’une usine vendue par Ford à la Russie [impressions contrastées : (1) démocratie ouvrière soviétique contre esclavage salarié aux USA, mais expulsés URSS à la suite d’une manifestation pour de meilleures conditions de vie, ils revinrent pro-socia­listes et anticommunistes]. En 1936, à Detroit, les trois frères participèrent aux grandes grèves contre GM à Flint. Walter et Victor contribuèrent comme dirigeants syndicaux à l’organisation de la production de guerre et Walter devint président de l’UAW en 1947. Il participa à l’éviction des onze syndicats réputés « communistes » du CIO et à la fusion AFL-CIO (1952). Son frère Victor joua un rôle important dans la réorganisation des syndicats allemands (DGB) et dans la scission syndicale qui aboutit à la création de Force ouvrière en France. Les trois frères ont été des agents actifs de la collaboration de classes aux USA. Membres éminents de l’aristocratie ouvrière et très populaires, l’un et l’autre ont été consultés par les présidents Truman et Kennedy. Pourtant, Walter et Victor ont échappé à des tentatives d’assassinat par arme à feu (1948 et 1949) et Walter est mort dans un accident d’avion suspect en 1970. (Film « Brothers On The Line » (2012), documentaire réalisé par Sasha Reuther, petit fils de Victor)