1. Introduction
Le terme de désindustrialisation est aujourd’hui rentré dans le vocabulaire courant et fait l’objet de nombreuses discussions dans le champ économique, social et politique, s’y ajoute parfois son antonyme la réindustrialisation. Si les processus et les causes de la désindustrialisation sont largement documentées, les causes profondes de ces processus sont moins souvent décrites et discutées, voire largement ignorées et encore moins souvent mises en rapport avec la dynamique et l’évolution du capitalisme mondialisé dans sa forme impérialiste.
Que recouvre le terme de désindustrialisation? Voici ce que l’on trouve sur le site de l’ ENS de Lyon à ce propos1 :” La désindustrialisation peut désigner la destruction d’emploi industriel ou le recul de l’activité manufacturière, ou encore de manière générale, le recul de la place relative occupée par l’activité industrielle dans la société. La désindustrialisation désigne le passage de l’âge industriel qui se caractérisait par la prépondérance des activités industrielles dans l’économie (emploi, production, commerce…) et la société (culture ouvrière, encadrement social par le patronat ou les syndicats…) à l’âge post-industriel. La désindustrialisation est un corollaire de la tertiarisation de l’économie et une conséquence de l’ouverture des échanges mondiaux entraînant une concurrence entre les pays anciennement industrialisés à haute protection sociale et les pays nouvellement industrialisés à bas salaire, et aboutissant à des relocalisations“.
Dans un livre récent2 : ” La France sous nos yeux“, les auteurs, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, à partir de différentes problématiques, livrent un aperçu du nouveau paysage de la France en déclin industriel marqué. Ils en décrivent les conséquences sur les relations et les modes de vie sociaux. les cinq titres des chapitres du livre donnent une orientation claire à l’ouvrage : Le visage de la France et sa population sont profondément marqués par la désindustrialisation et l’intégration de son activité productive et des services dans la mondialisation. Je les cite :
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Des usines aux zones commerciales et aux parcs de loisirs : un nouveau modèle économique
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La France désirable : une nouvelle hiérarchie des territoires
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De la moyennisation à la polarisation des styles de vie
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Les nouveaux visages des classes sociales: Les métiers de la France d’après
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Des traditions à la globalisation une archéologie des couches culturelles
Quelques données statistiques permettent de mesurer l’ampleur du recul de la part de l’industrie dans l’économie nationale que ce soit en terme de part du Produit Intérieur Brut (PIB) ou en terme d’emploi. Dans la revue Économie et Statistiques3, Lilas Demmou estime que de 1980 à 2007 : “ L’industrie française a perdu 1.913.500 emplois (passant de 5.327.400 emplois à 3.414.000) ce qui représente une baisse de 36% de ses effectifs. La quasi totalité a eu lieu dans l’industrie manufacturière (96%). Sur la même période, le recul de l’industrie dans la valeur ajoutée en prix courant apparaît significatif puisque sa contribution au PIB est passée de 24 à 14%. “
Dans la revue InseePremière4, Élisabeth Rignol observe que :” De 1970 à 2014, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière a fortement augmenté. Cependant, son poids dans l’ensemble de l’économie a été divisé par deux pour atteindre 11,2%“. Elle estime que cette diminution a été plus marquée entre 2000 et 2007 qu’entre 2007 et 2014. Elle précise qu’en 2014, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière s’élève à 213,8 milliards d’euros. Depuis 1970 cette valeur a été multipliée par 8,6 tandis que l’ensemble de l’économie a été multiplié par 17,2. ainsi conclut-elle : ” le poids de l’industrie manufacturière dans l’économie a été divisé par deux, passant de 22,3% en 1970 à 11,2% en 2014“. Ce phénomène, en terme d’emploi, est tout aussi marqué dans la région Île-de-France où un travail commun5 de l’Institut Paris Région, de l’Insee et de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) publié en 2022, montre qu’en 2021 la part des emplois de l’industrie 423.600 et le bâtiment 315.000 représentent seulement 8,5% des 5.986.000 du total des emplois. Par comparaison je rappellerai qu’il y avait en 2020-21 : 734.260 étudiants dans la région Île-de-France.
Pour décrire ces changements profonds dans la structure de l’économie, J. Fourquet et J-L Cassely, page 11, utilisent le mot métamorphose: ” C’est tout un paysage économique, culturel, social et esthétique qui a été modifié. Depuis le milieu des années 1980, en effet, la France s’est métamorphosée en profondeur. Accélération de la désindustrialisation, apogée de la société des loisirs et de la consommation, poursuite de la périurbanisation, hybridation des traditions populaires sous l’influence de la mondialisation, syncrétisme spirituel et religieux sont autant de réalités nouvelles qui structurent en profondeur cette France qui a irrémédiablement changé depuis la fin des Trente Glorieuses.” il ajoute cette remarque qui doit nous interpeller :” Or l’écart entre le pays tel qu’il se présente désormais à nos yeux et les représentations que nous en avons est abyssal.”
Le Trésor de la Langue française (TLF), nous livre une définition de ce mot qui montre bien l’ampleur des phénomènes décrits. Je cite la définition du TLF6 métamorphose : “Changement de forme, de nature ou de structure si importante que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable“.
Je reviendrai sur les descriptions, analyses et appréciations des deux auteurs quant à la désindustrialisation et ses conséquences et en particulier dans le champ économique et social. Dans l’immédiat, je veux illustrer le phénomène par quelques rappels concernant trois grands secteurs industriels dont la contraction voire la disparition ont provoqué des chocs d’une importance décisive dans la vie de régions entières et de leurs populations. Je veux parler ici de l’industrie extractive, plus précisément charbonnière, de la métallurgie et de l’électronique.
2. Un paysage industriel dévasté
Dans le chapitre 1 de leur livre (page 22), les auteurs Fourquet et Castelly font observer que cette : “destruction du tissu industriel tricolore a touché la plupart des filières, y compris celles qui paraissaient les plus robustes comme le secteur de l’automobile et de l’agro-alimentaire“. il cite les travaux du cabinet Trendeo7 qui, pour 2008 a recensé la fermeture de 936 usines de 50 salariés et plus, ce qui représente 125.000 emplois détruits, ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène.
2.1 la liquidation de la production charbonnière
La production charbonnière a été jusqu’aux année 70 une base importante de la production énergétique en France. rappelons aussi que le charbon, puis sa cokéfaction représente un élément indispensable à l’industrie métallurgique. La constitution de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) en 1951, son objectif selon son créateur Robert Schumann était :” de soutenir massivement les industries européennes du charbon et de l’acier pour leur permettre de se moderniser, d’optimiser leur production et de réduire leurs coûts, tout en prenant en charge l’amélioration des conditions de vie de leurs salariés et leur reclassement en cas de licenciement“. En 1951, le PCF publie une brochure8 pour dénoncer le plan Schumann l’accusant de placer la france sous la domination allemande et de s’intégrer dans le dispositif des États-Unis de confrontation avec l’URSS et de préparer la disparition de ces deux grands secteurs industriels.
Le plan Jeanneney9 en 1965 annonce la mise progressive en extinction de la production charbonnière et la décision politique de sortir de l’exploitation charbonnière est prise en 1966. Il y a alors 216.000 salariés dans les Charbonnages de France. Les bassins miniers sont touchés et fermés un à un, la dernière mine de Dourges dans le bassin du Nord Pas-de-Calais fermera en 1990. Ces fermetures sont marquées par des luttes nombreuses qui entraîne une partie de la population et des forces économiques et sociales de régions concernées. Je citerai un seul exemple la lutte des mineurs du bassin de Decazeville en 1961. Le titre de l’Humanité10 est évocateur de cette lutte : ” 19 décembre 1961. À Decazeville, 66 jours sous terre pour sauver le pays ”. À l’époque, comme ce fut le cas pour d’autres bassins, les promesses de reconversion n’ont pas manqué. Soixante deux ans après, le constat est accablant la Société Aveyronnaise de Métallurgie (SAM), une des entreprises qui a vue le jour au titre de la reconversion vient de fermer ses portes après une longue lutte où la justice de classe a laissé tomber son implacable verdict contre les salariés ainsi que le titre le journal Midi Libre11 du 20 avril 2022 :” Société aveyronnaise de métallurgie : après 127 jours d’occupation, la justice ordonne aux salariés de partir“.
2.2 La métallurgie mise en pièce
La mise en pièce de l’activité métallurgique débute en 1960 en Lorraine et atteint son paroxysme en 1973-1974. De 1962 à 1999 les effectifs de la sidérurgie lorraine passent de 88.000 à 8.700 salariés! Ce processus est accompagné de luttes très dures et là aussi les promesses de reconversion ne manquent pas laissant en fait un champ de ruine économique et social. Les années 1980 marquent une deuxième vague dans la liquidation de ce secteur industriel, le plan acier de Laurent Fabius en 1984 prévoit 10.000 nouvelles suppressions d’emplois. Là aussi les luttes sont fortes.
2.3 L’électronique les ravages du Fabless
Je rappellerai ici comment des décisions stratégiques ont conduit à la liquidation d’une entreprise de premier plan, il s’agit d’Alcatel numéro un à l’époque de la fibre optique et équipementier des télécoms qui comptait, en 2001, 120 sites industriels et 200.000 salariés. Le concept de Fabless que l’on peut traduire par l’action de concevoir des produits sans les fabriquer a été théorisé par Serge Tchuruk son dirigeant. En 2001, lors d’une conférence12, il déclare :” Alcatel doit devenir une entreprise sans usine“. Je ne résiste pas au plaisir de citer l’article alors publié par le journal le Monde qui montre qu’un tel raisonnement n’était pas celui isolé d’un farfelu mais bien une tendance dans les milieux dirigeants et de la finance :” Passer de 120 à 12 usines en dix-huit mois… C’est le tour de force que souhaite réaliser Alcatel. Le PDG du géant français des télécommunications a déclaré mardi 26 juin à Londres, lors d’un colloque organisé par le Wall Street Journal : “Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usine.” Et des objectifs très clairs ont été fixés puisque l’équipementier envisage de ne posséder dans le monde plus que douze usines, voire moins, dès la fin de 2002. L’annonce a été très bien accueillie par la Bourse, le titre Alcatel affichant une hausse de 3,3 % à l’ouverture, mercredi 27 juin, à Paris, alors qu’il avait perdu près de 8 % lors des deux précédentes séances.“
Le raisonnement justifiant une telle orientation s’appuyait: ” sur le fait que la valeur ajoutée manufacturière tendait à décroître tandis que la valeur immatérielle croissait sans cesse“. Nous sommes bien là au cœur du problème, celui de la baisse des taux de profits et des tentatives pour le capital de rechercher la mise en mouvement de contre tendances à cette baisse. En espérant dominer la technologie et se recentrer sur la recherche et l’innovation, les grands monopoles capitalistes veulent dégager plus de plus value extra tout en délocalisant leur production vers des zones où le prix de la force de travail est la plus basse et donc permettre une remontée des taux de profits. Dans le cas d’Alcatel, le résultat de cette stratégie a conduit à une hécatombe industrielle entre 1955 et 2013. La plupart de ses sites de production ont été fermés ou cédés. Des régions entières ont été durement impactées. C’est le cas de Lannion dans les Côtes d’Armor.
Fourquet et Castelli concluent cette description en pointant le caractère profondément déstabilisant des processus de désindustrialisation pour les populations et les territoires. Je les cite :” C’est ainsi que la désindustrialisation n’a pas comme seul effet de fragiliser économiquement les territoires concernés, elle déstabilise tout l’univers qui gravitait autour des usines…Au terme de la grande métamorphose qui nous fait basculer dans la société post-industrielle, ce vide n’a pas été comblé à ce jour dans de nombreuses régions.“
Les auteurs analysent les conséquences profondes, économiques, sociales, politiques et d’organisation de l’espace intégrant l’aspect transnational des échanges marchands, de ces mutations qui voient se réduire les activités productives au profit des activités de gestion, de distribution et de logistique.
Au plan politique, s’appuyant sur l’exemple de la ville minière de Carmaux dans le Tarn, Ils rappellent que c’est à Carmaux que :” François Mitterrand, vint en novembre 1980 lancer sa campagne présidentielle, déplacement au cours duquel il fit la promesse d’une vaste relance charbonnière.” L’abandon du charbon fut alors vécu comme une trahison qui vint nourrir le vote en faveur du Front National. Plus récemment en 2012, François Hollande, lors de sa campagne présidentielle vint promettre en Lorraine le maintien de ce qui restait de l’activité métallurgique. Juché sur une camionnette et cornaqué par un leader local de la CFDT, il ne fut pas avare d’engagements qui seront non tenus!
Ainsi, deux mois avant le 1er tour, le 24 février 2012, F. Hollande déclare: “quand une grande firme ne veut plus d’une unité de production et ne veut pas non plus la céder nous en ferions obligation pour que les repreneurs viennent et puissent donner une activité supplémentaire“. Le 30 novembre ce sera la fermeture et des centaines d’emplois supprimés! Si Hollande ne tint pas ses promesses pour la sidérurgie Lorraine, il pris une décision industrielle majeure en actant la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, ce qui contribua à affaiblir encore des capacités de production déjà largement entamées par une politique de renoncement à la souveraineté nationale en matière énergétique.
Je voudrais ici noter que les politiques conduisant à la désindustrialisation de la France, si elles sont fortement corrélés aux stratégie des monopoles pour maintenir voire augmenter leur taux de profit sont aussi le résultat de décisions politiques et les quelques exemples que je viens de décrire le montrent. Dans des conditions quasi équivalentes d’autre pays comme l’Allemagne et l’Italie ont su préserver une production industrielle. Ainsi, en Allemagne en 2021 L’industrie représente encore 21 % du PIB, cette part est de 16% en Italie.
D’une manière générale, la déstructuration du tissu industriel a porté un coup terrible aux organisations de la classe ouvrière laissant le champ libre à ce que l’on nomme le populisme qui n’est rien d’autre qu’un fer au feu du capital pour mettre en œuvre ses exigences.
Les conséquences sociales de la désindustrialisation.
Dans les territoires fortement impactés par la désindustrialisation, l’effondrement de l’activité industrielle a créé un vide béant. Dans leur ouvrage Fourquet et Castelly notent pour la ville de Tonnerre : ” En l’absence de richesses générées par le tissu industriel, la dépense publique (salaires des fonctionnaires et dépenses sociales) , financées par l’endettement croissant du pays à pris le relais et mis le territoire sous perfusion.” Ils ajoutent qu’avec :” la disparition des emplois industriels, le secteur santé/social constitue désormais, à côté de la grande distribution, l’un des principaux débouchés pour une main-d’œuvre locale peu formée.” Ce déclassement qui s’accompagne de la mise en place : ” En marge du salariat traditionnel, un vaste halo composé de travailleurs plus ou moins indépendants, d’intérimaires, de personnes enchaînant les CDD de courte durée, d’auto-entrepreneurs et de personnes exerçant plusieurs activités en combinant différents statuts.” Ils notent que ces profils sont largement représentés au début du mouvement des Gilets Jaunes. Cette économie qu’ils qualifient “de la débrouille” et le déclassement, la paupérisation d’une partie importante de ceux qu’ils nomment les couches moyennes, n’est pas sans lien avec les bouleversements politiques qui conduisent à la légitimation du Rassemblement National perçu comme une force d’opposition et de contestation. Ils notent l’augmentation de l’assistanat et les discours le fustigeant. Cette situation s’est encore aggravée avec une inflation galopante. Ainsi, Pour donner un ordre d’idée, Selon une enquête, réalisé par Cofidis, 510 € est la somme moyenne qui manque chaque mois à 54% des Français pour vivre convenablement, montant jamais atteint depuis 2014.
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Sept Français sur dix ont changé leurs habitudes de consommation en 2022 : baisse du chauffage, réduction de l’usage de la voiture, recherche de prix bas ou de promotions (59 %) ou encore l’achat de produits de seconde main (24 %). Un grand nombre de Français ont réduit leurs dépenses sur les vêtements ou les chaussures (48 %), les loisirs (42 %), les vacances (40 %), priorisant les dépenses liées à l’alimentation, à l’énergie et à la santé.
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77 % des personnes retraitées interrogées déclarent devoir se restreindre sur des postes de dépenses essentielles et en particulier les dépenses alimentaires.
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le Smic ne permet pas d’atteindre un niveau de vie minimum décent.
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50 % des personnes accueillies par les Restos du cœur ont moins de 25 ans. Les étudiants sont de plus en plus nombreux à se rendre aux distributions. Fin 2022, 2,4 millions de personnes étaient accueillies par les banques alimentaires, soit trois fois plus qu’il y a dix ans. La quasi-totalité (94 %) vivent sous le seuil de pauvreté, les « travailleurs pauvres » sont de plus en plus nombreux (17 % du total). Les deux tiers des personnes accueillies ont un travail à temps partiel. Les personnes en CDI représentent 60 % des travailleurs, en hausse de 4 points sur un an.
Ce : ” Clap de fin pour le secteur primaire” comme le nomme les auteurs a donc des conséquences majeures pour la vie sociale, économique et démocratique dans notre pays. Le livre en donne des dizaines d’exemples en soulignant la profondeur et la portée des processus en cours. Le constat est tout simplement terrible, mais il convient d’analyser les causes profondes de ces processus. C’est ce que nous allons nous attacher à faire maintenant.
3. Les processus et les causes
Dans son article13 : Le recul de l’emploi industriel en France Lilas Demmou qui analyse le phénomène de désindustrialisation, constate qu’il : “touche la France comme l’ensemble des économies développées“. Elle attribue ce phénomène à trois déterminants structurels : “L’externalisation de certaines tâches de l’industrie vers le secteur des services; l’évolution de la structure de la demande et des gains de productivité au cours du temps, et la substitution de la production domestique par des importations associée à la perte de compétitivité internationale de l’industrie.” Le recours croissant à l’externalisation d’une partie du processus de production industrielle touche principalement des services qui étaient initialement intégrés à l’entreprise. Nous pouvons citer la comptabilité, le nettoiement, la gestion des personnels…Ainsi pendant que la part de l’emploi industriel reculait de 22 à 12% de 1980 à 2007, celui de l’emploi dans les services marchands passait de 32 à 44% de la population active. L’auteur évalue à 20% le poids de cette externalisation en direction du secteur des services. Elle considère que ces emplois représente une perte, fictive pour l’industrie et d’un simple transfert vers d’autres secteurs. Il n’en va pas de même des suppressions d’emplois liées au gain de productivité, cependant l’auteur fait observer que l’emploi dans l’industrie peut rester constant si :
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Les gains globaux de productivité sont accompagnés d’une croissance équivalente adressée à tous les secteurs
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Le différentiel de croissance de la productivité en faveur de l’industrie doit être accompagné d’un surcroît équivalent de la demande dans ce secteur.
Le troisième facteur, celui des délocalisations de la production à l’étranger est intimement lié au coût de la main d’œuvre, précisant son point de vue sur les délocalisations, elle écrit :” les délocalisations d’activités visent à minimiser les coûts de production à l’échelle internationale“. Selon l’auteur, ces délocalisations représentent, selon l’approche comptable utilisée, entre 13 et 40% de la part des emplois détruits. Mais revenons sur ce concept de coût de production et coût de la main-d’œuvre mis en avant pour expliquer la tendance à la délocalisation de la production vers les pays où la main-d’œuvre est bon marché.
3. Une approche marxiste des processus de délocalisations : la thèse de John Smith
tout d’abord mesurons quelle est l’ampleur du phénomène à l’échelle internationale. Dans son livre L’impérialisme au XXIe siècle John Smith14 en fourni quelques données. Ainsi, selon l’Organisation Internationale du Travail, cité par l’auteur, de 1950 à 1990 la main d’œuvre industrielle dans les pays du Nord est passée d’environ 120 à 145 millions, dans le même temps, celle des pays du sud a explosé passant pour la même période de 70 à 541 millions.
Il attribue cette tendance forte à ce qu’il nomme : “L’arbitrage mondial du travail : moteur essentiel de la mondialisation de la production.” C’est à dire la recherche par les capitalistes d’une main-d’œuvre dont le prix faible de sa force de travail lui permet d’augmenter ses profits par une surexploitation du travail salarié.
J. Smith s’appuie sur un constat préliminaire formulé ainsi par l’OIT : « …l’interaction entre ce marché du travail mondial émergent, mais extrêmement morcelé et les marchés de plus en plus ouverts aux produits et à la finance constitue un moteur essentiel de l’évolution du monde du travail ». L’arbitrage mondial du travail est selon l’auteur : « Une tactique de survie [pour le capital] de plus en plus pressante ». Au plan mondial, le vaste réservoir de main d’œuvre généré par l’exode rural constitue une source d’exploitation nouvelle de la force de travail. Il rappelle que pour augmenter les profits deux possibilités s’offrent aux capitalistes :
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La migration de la production vers les pays à bas salaires
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L’immigration d’ouvriers à bas salaires exploitables à domicile
Ainsi, il fait le lien entre délocalisation de la production et immigration qui sont les deux faces d’utilisation de la réserve mondiale de main d’œuvre.
Si les entreprises attachent tant d’importance à la question du coût de la force de travail, c’est que seul le travail est source de production de valeur. J. Smith rappelle ce fondamental de l’analyse de Marx : « Le coût du travail vivant est central non seulement parce qu’il forme une part importante des coûts de production, mais aussi, et surtout parce que le travail vivant est la source de toute valeur ».
L’auteur estime, que : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une théorie de la production internationale, une théorie qui va expliquer comment la valeur créée par les ouvriers surexploités dans les pays à faibles salaires est captée par ces entreprises, États et consommateurs dans les pays impérialistes » .
Sur la base de ce constat, J. Smith se livre à une critique des marxistes occidentaux dont il estime, qu’ils ont négligé la question de « l’arbitrage mondial du travail » et de ses causes profondes refusant de voir et d’analyser le fait : « qu’une part significative des revenus utilisés par les États dans les pays impérialistes pour couvrir les coûts du salaire social provient de la surexploitation des travailleurs dans les pays opprimés ». Il estime que l’évolution la plus significative de l’impérialisme se trouve dans la transformation de ses propres processus d’extraction de la plus-value grâce à la mondialisation de la production induite par : « l’arbitrage mondial du travail, un phénomène intégralement interne à la relation travail/capital ».
L’impérialisme et la loi de la valeur
J. Smith se fixe un objectif de recherche : « La tâche qui nous attend est d’expliquer théoriquement son stade [celui de la plus-value] de développement impérialiste actuel ». Il rappelle que Marx s’était donné pour tâche : « d’expliquer la forme capitaliste de la relation de la valeur, afin de découvrir l’origine et la nature de la plus-value ». Il se pose la question de relier le Capital à la question de l’impérialisme au XXIe siècle. Pour cela, selon lui : ” L’analyse de l’impérialisme contemporain doit se faire à partir de, et tenter d’expliquer, un fait d’une importance transcendantale : la disparité internationale systématique du taux d’exploitation15“. De ce point de vue, l’arbitrage mondial du travail, le moteur du déplacement mondial de la production vers les pays à bas salaires, est la troisième forme de plus-value possible à côté de l’allongement du temps de travail et de l’augmentation de la productivité. Ainsi, affirme-t-il : « Dans le monde réel, la baisse du taux de profit est compensée par de nombreux phénomènes. Dans ce livre, nous avons exploré un des plus importants, à savoir la délocalisation de la production ». Il conclut ce chapitre en reliant l’augmentation de la plus-value à l’évolution même du capitalisme en distinguant trois phases :
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Capitalisme immature : la plus-value absolue comme forme prédominante du rapport capital-travail (augmentation du temps de travail)
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Capitalisme mature : la plus-value relative comme forme prédominante du rapport capital-travail (augmentation de la productivité)
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Capitalisme aujourd’hui : forme dominante, la surexploitation d’une main-d’œuvre à bas coût
J. Smith montre pourquoi les transformations et le déplacement de la production mondiale sont essentiels à la compréhension de la crise mondiale en cours. Crise qui selon J. Smith va durer : provoquer des guerres et des révolutions. Les chemins de l’austérité, comme ceux de la planche à billet, c‘est à dire une politique keynésienne de relance par la consommation, nous conduisent au même endroit : une crise systémique. Il analyse la nature de cette crise en réfutant l’idée qu’elle prend sa source dans la finance comme le prétendent beaucoup d’analystes et d’hommes politiques mais bien dans la nature même de la production capitaliste. L’idée de l’économie réelle et vertueuse versus l’économie casino, celle de la finance, si chère aux social-démocrates et à la CES, est non seulement fausse mais induit l’idée qu’il y aurait un bon capitalisme qu’il suffirait de réformer. Cette thèse est largement partagée par tous les courants politiques de l’arc parlementaire.
J. Smith pointe que les marxistes européens n’ont pas su identifier la portée, voire l’existence du flux de plus-value nettement plus élevé depuis les pays à bas salaires vers les nations impérialistes. Ce fait écrit-il : « n’a pas sa place dans leur analyse de la crise ».
4. Et maintenant tendances et contre tendances ?
La conjoncture n’est pas bonne…. Alors que les gouvernements occidentaux suggèrent que les épreuves sont derrière nous, la patronne du FMI, Mme Kristalina Georgieva a tempéré cet optimisme lors d’un interview sur la chaîne CBS le 1er janvier.
Pour 2023, elle prévoit des ratés dans le moteur du capitalisme mondial, avec la forte baisse de la croissance chinoise qui serait pour la première fois depuis 20 ans inférieure à la croissance mondiale. Elle diagnostique également un essoufflement européen et au mieux une résistance meilleure de l’économie des États-Unis
Les facteurs, qui expliquent cette atonie économique sont bien connus : les effets de la crise sanitaire et les désorganisations des chaînes de valeurs et d’approvisionnement, cruciales dans un contexte de division internationale très poussée de la production mondiale, la montée des prix des matières premières aussi bien énergétiques, qu’agricoles, la plus faible progression, voire la stagnation des gains de productivité et enfin, le dernier mais pas des moindres, la guerre en Ukraine, pour certains la Troisième Guerre mondiale.
Contrairement à la doxa économique dominante qui estime que tout est monétaire, l’inflation n’est rien d’autre que le symptôme des déséquilibres du système capitaliste. Les Banques centrales auront beau jeu de jouer sur les taux d’intérêt directeur, elles ne feront qu’ajouter aux désordres. Si elles haussent leur taux pour refroidir l’inflation alors les conditions de crédit seront moins favorables et par suite l’investissement industriel et immobilier seront ralentis. Conséquences: des gains de productivité encore moindres, dans un contexte antérieur d’investissement productif faible malgré des conditions financières très favorables et des risques de bulle immobilière alimentée par des années de politique monétaire accommodante (des taux directeurs proche de 0). Si les Banques centrales relâchent la pression (baisse de taux), hypothèse assez héroïque tant l’inflatiophobie est constitutive des Banques centrales, alors… il ne se passera rien de bon toute chose égale par ailleurs. En effet, le maintien d’une inflation soutenue dégrade les salaires réels , le pouvoir d’achat, et freine la consommation qui est un moteur de la croissance. Au cours des quatre dernières décennies, les salaires réels ont connu une baisse conséquente. Ainsi au Royaume Uni et en France, les salaires réels du privé ont reculé de 3% sur un an au troisième trimestre. Aux États-Unis le salaire moyen privé est revenu au niveau de 2019.
En clair, le Capital dispose de deux méthodes pour assurer l’accumulation : soit il comprime ses coûts directs (déflation salariale directe, encore et toujours d’actualité), soit il augmente ses marges, en augmentant les prix, pour compenser les coûts non maîtrisables (matières premières, essentiellement). Actuellement, nous sommes dans les deux configurations avec en particulier l’inflation consécutive et rien n’indique que les prix des matières premières (y compris agricoles) seront en baisse dans les prochaines années. Mais au bout du compte, les salariés paient la facture.
comment le capitalisme espère rebondir ?
Le capitalisme a traversé bien des crises systémiques sur les 30 derniers années : crise de l’endettement des pays en développement, explosions de bulles variées (internet, immobilières), crise sanitaire. L’optimisme est pourtant toujours de mise pour les défenseurs de ce système car il ferait preuve de ressources insoupçonnées.
Pourtant, aujourd’hui, la situation est particulière : nous sommes dans une phase aiguë d’affrontement entre monopoles capitalistes, autrement dit dans un contexte de choc, non pas entre civilisations, mais entre puissances au sein du système impérialiste. C’est dans cette perspective, de mon point de vue, qu’il faut analyser la guerre en Ukraine.
Du coté des forces dominantes il est urgent de mettre à jour une nouvelle dynamique d’accumulation. Il est difficile de comprimer encore les salaires, y compris socialisés – quoique le gouvernement français s’y attelle actuellement en voulant imposer une réforme des retraites qu’il avait mis sous le boisseau du fait des luttes de 2019. Ce retard a été fustigé par la Commission européenne! Les nouvelles technologies perdent de leur lustre comme l’attestent les reculs de leurs cours boursiers ainsi, Le Nasdaq Composite, à dominante technologique, s’est effondré de -4,17% perdant 536,89 points à 12.334,64 points en avril, tandis que les licenciements se multiplient dans ce secteur. Depuis le début de l’année, les entreprises technologiques américaines ont annoncé 118.000 licenciements, selon Crunchbase, un fournisseur de données, qui s’ajoutent aux 140.000 emplois supprimés en 2022. Il n’y a plus grand-chose à privatiser hormis des restes de protection sociale en Europe. Reste une solution inaugurée lors de la crise pandémique puis énergétique, les budgets de l’État. En effet, sans vraiment beaucoup de contreparties, les États ont pratiqué le quoi qu’il en coûte”et ont dépensé un “pognon de dingue“ pour soutenir les entreprises et surtout leur profitabilité, dont les représentants ne tarderont pas à s’inquiéter des déficits budgétaires publics. Le nombre de fonctionnaires et la Protection sociale seront encore aux bancs des accusés.
Dans cette recherche éperdue de domaines fiables et de long terme d’accumulation, le seul secteur vraiment prometteur reste celui de la fameuse transition énergétique. Mais, aujourd’hui, cette transition s’appuie encore sur des programmes de subventions d’État faramineux. Par conséquent, les limites seront vite atteintes.
Au fond, quel est le drame du Capital ? Ne s’agit-il pas tout simplement de la baisse tendancielle du taux de profit analysée par K Marx dont la figure 1 montre la décroissance sur la période 1960-2020.. Ce résultat a été tourné en dérision, car selon les beaux esprits de l’économie, la croissance du PIB mondial depuis des décennies le déjouerait. Même si la croissance de la valeur ajoutée n’est pas tout à fait un indice d’une bonne tenue des profits, il faut bien admettre que le Capital a mis en place des remèdes temporaires à cette baisse, ce que K. Marx appelait les contre-tendances à la baisse tendancielle, à commencer par les guerres (coloniales, deux guerres mondiales puis des guerres permanentes régionales et maintenant la guerre en Ukraine qui voit s’envoler les profits des entreprises d’armements et de l’énergie), la prolétarisation d’une grande masse de travailleurs du monde dit “en développement“, l’artefact de la financiarisation, la pression sur les salaires et sur les salariés par des modes d’organisation de plus en plus “scientifique“ du travail, etc. Pour autant, rien n’y fait et de nouveaux remèdes durables à cette baisse ne semblent pas émerger.
Figure 1: Évolution du taux de profit mondial
entre 1960 et 202016
Le monde du travail et ses représentants ne doivent pas s’en laisser compter sur un système dans lequel ils sont toujours les perdants pour une raison fondamentale, celle de la logique même du capitalisme qui par l’exploitation du travail salarié cherche à capter toujours plus de de la valeur produite pour les profits et l’accumulation du capital au détriment de valorisation de la force de travail. Face aux délocalisations vers des zones où le prix de la force de travail est plus basse et permet donc, au moins en partie et dans une durée déterminée, de contre-balancer la baisse tendancielle du taux de profit, la revendication de réindustrialisation fait sens dans la mesure où elle serait à même de développer le volume de travail. Pour autant, il serait illusoire de penser que dans le système capitaliste, les facteurs qui conduisent au choix actuels de délocalisation ne pèseraient pas.
C’est dans ce contexte que les puissances capitalistes se livrent une guerre économique dont l’intensité les conduit à jouer du registre du protectionnisme. C’est la stratégie qu’ont adopté les USA en adoptant des mesures massives de soutien à leurs monopoles, c’est l’ “Inflation Reduction Act” qui pèse 738 milliards de dollars et d ans le même temps en imposant des restrictions ciblées au commerce mondial et tout particulièrement sous forme de sanctions en ce qui concerne la Russie et les hydrocarbures et d’empêcher la Chine d’accéder à des technologies dites sensibles comme celle des puces électroniques. Cependant, ces freins aux échanges mondiaux n’empêchent pas le commerce mondial de progresser pas plus que les discours sur les relocalisations, n’empêchent les grandes firmes capitalistes de s’affronter pour l’ouverture de nouveaux marchés et la recherche des meilleures conditions pour elles d’exploitation de la main-d’œuvre salarié.
Pour une division internationale du travail qui soit au service des peuples, il est indispensable de continuer à revendiquer la socialisation des moyens de production des secteurs stratégiques et leur appropriation démocratiques par les salariés et le peuple et aussi de défendre le salaire et sa partie socialisée et un financement de la Protection Sociale par les seules cotisations pour déjouer la stratégie de son étatisation en cours qui revient à confisquer une part de leur salaire (transformé en impôt !) aux travailleurs. Assurément, des mesures qui tendent à écorner le taux de profit, mais pour autant, il est certain que la valorisation de la force de travail est un gage nécessaire (mais d’évidence pas suffisant) de sortie du cercle infernal du capitalisme. Pour ce faire, il est impératif de mettre en cause la domination du capital sur l’ensemble de la société. La question centrale est donc bien celle de la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, leur appropriation, comme celle du pouvoir d’État, par les travailleurs salariés en tant que classe.
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1. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/desindustrialisation
2. Jérôme Fourquet, Jean-François Cassly, La France sous nos yeux: Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Éd du Seuil, 2021
3. Lilas Demmou, Économie et statistiques, N°438-440-2010
4. Élisabeth Rignol, InseePremière, N°1592, 2016
5. Institut Paris région, Insee, CCI , 2022
7. https://trendeo.net/
Trendeo a été créée en 2007 avec l’intention de créer des données à valeur ajoutée à partir d’une collecte systématique d’informations disponibles en ligne. Depuis 2009, Trendeo est reconnu comme une référence pour des indicateurs comme les ouvertures et fermetures d’usines, les délocalisations et relocalisations, les levées de fonds…
8. https://www.cvce.eu/obj/brochure_du_parti_communiste_francais_sur_les_dangers_du_plan_schuman_1951-fr-6eca4f40-6267-4fec-b0f5-6145e324f4cf.html
10. https://www.humanite.fr/social-eco/il-etait-une-fois/19-decembre-1961-decazeville-66-jours-sous-terre-pour-sauver-le-pays-731440
11. https://www.midilibre.fr/2022/03/30/societe-aveyronnaise-de-metallurgie-apres-127-jours-doccupation-la-justice-ordonne-aux-salaries-de-partir-10203031.php
12. https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/06/27/alcatel-veut-devenir-une-entreprise-sans-usine_203195_1819218.html
13. Lilas Demmou, Économie et statistiques, N°438-440-2010, p273
14. John Smith, L’impérialisme au XXIe siècle: mondialisation, surexploitation et crise finale du capitalisme, Éditions Critiques, 2019
15. Marx définit le taux d’exploitation comme le rapport de la plus-value extraite du salarié au salaire qui luiest remis.