20/05/2021 – Emmanuel LÉPINE :
Syndicalisme de collaboration ou de lutte de classe

SYNDICALISME DE COLLABORATION
OU DE LUTTE DE CLASSES

C’est un sujet qui n’est pas nouveau. Le syndicat étant une association de travailleurs chargée de défendre leurs intérêts immédiats et sur le long terme, la question est de savoir si ces intérêts peuvent être efficacement défendus dans un cadre économique où « tout » leur est contraire, par construction.

Pour donner un éclairage sur ce thème, je vais aborder un certain nombre de rappels historiques, indispensables pour évaluer la situation du syndicalisme présent, qui s’est aussi développé en parallèle, et en contradiction au système capitaliste et ses conséquences. Je ferai un focus sur la charte d’Amiens, ce texte qui date de 1906 et qui est fondateur du syndicalisme français. J’aborderai ensuite la question de la classe sociale et je terminerai par les éléments qui caractérisent les deux types de syndicalisme proposés dans le titre de cette conférence.

HISTOIRE

En Grèce, à partir du 8e siècle avant JC, se met en place une société organisée en classes, à base esclavagiste, que l’on appelle de nos jours la « démocratie grecque ». Le développement du commerce fait apparaître l’esclave dans les échanges marchands, ce qui fait naître de nouveaux rapports sociaux (importance accrue des commerçants et artisans, émergence de nouvelles classes sociales), donc une révolution économique.

Durant toute la période nommée « civilisation grecque », l’intégralité de l’économie repose sur le rapport de production qu’est l’esclavage. Au 4e siècle avant notre ère, Athènes compte 250 000 esclaves, soit un habitant sur deux. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art ni de science grecs. Cette structuration permet l’existence de penseurs comme Thalès par exemple, libérés des travaux de simple subsistance, qui recherchent une explication du monde autre que la croyance et la religion. De là apparaissent les philosophies grecques, matérialiste avec Démocrite et Epicure, idéaliste avec Platon et Aristote.

La première source des esclaves se trouve dans les guerres, la deuxième, dans l’élevage humain. Les citoyens commercialisent les productions des esclaves, les échanges sont indispensables à la richesse de la classe dirigeante, l’usage de la monnaie s’étend, les activités bancaires deviennent déterminantes.

A partir du 2e siècle avant JC, Rome va conquérir tous les territoires autour de la Méditerranée, en prolongeant la même structuration des classes sociales sans changement. Ces guerres de conquête, que les historiographes officiels nomment « Pax Romana », approvisionnent en esclaves les propriétaires des énormes domaines agricoles.

Les esclaves qui représentent, suivant les historiens, entre 40% et 70% de la population de l’Empire romain, se révoltent parfois en tant que classe sociale, ce qui peut se traduire par des insurrections armées de grande ampleur. La plus connue est la troisième guerre servile, menée par Spartacus en -70, qui vainquit plusieurs armées romaines avant d’être à son tour vaincue. La répression féroce servit d’exemple dissuasif.

La conquête romaine, donc le ravitaillement en esclaves, dure 5 siècles, après quoi il se tarit, ce qui va créer une crise économique, sociale et politique, amenant la décadence de l’Empire d’occident à partir du 3e siècle après JC.

Je ne vais pas détailler plus avant. Je voulais simplement établir par ce rappel, que la lutte des classes ne date pas du 19e siècle ni de Karl Marx, mais premièrement, qu’elle traverse l’histoire humaine depuis de nombreux siècles, et que deuxièmement, elle structure profondément les rapports sociaux bien au-delà de la dimension économique, mais aussi politique, culturelle, philosophique et scientifique.

Au Moyen-Âge, dans la société médiévale paysanne, le salariat est une nécessité absolue, le travail forcé et l’exploitation autonome des terres n’épuisant pas la totalité des rapports de production.

Ce n’est qu’à partir du 14e siècle qu’apparaissent des révoltes paysannes, comme la Grande Jacquerie de 1358 en France, la révolte des Tuchins en Languedoc, celle des Maillotins en Normandie, ou les guerres des paysans allemands de 1525, que la répression des nobles noie dans le sang de dizaines de milliers de victimes. Les Jacqueries ne sont pas des révoltes de la misère, très souvent, c’est la classe supérieure villageoise qui est la première à vouloir, non pas des changements, mais la sauvegarde de privilèges ou de droits anciens, qui sont mis en cause par alourdissement des charges et multiplication des taxes pour assurer le train de vie des classes dominantes, noblesse et clergé, y compris le financement des guerres. On peut oser une comparaison moderne, avec premièrement le mouvement des bonnets rouges en 2013 en Bretagne, en réaction à la taxe poids lourds de Sarkozy, et deuxièmement, sur certains aspects, avec le mouvement des gilets jaunes à partir d’octobre 2018.

Dans l’artisanat urbain du Moyen-Âge, du point de vue des organisations de métiers, se mettent en place les guildes et confréries au 10e siècle et avant, à l’origine religieuse et avec la charité comme élément central, qui évoluent en général vers les corporations, d’abord marchandes puis de métiers. Les corporations sont des syndicats d’employeurs, essentiellement urbains, destinés à défendre la corporation, à savoir les artisans employeurs, les maîtres, et non l’intérêt des ouvriers.

Les corporations s’organisent pour réglementer leur activité, se prêter assistance et hiérarchiser les rapports de production, à l’avantage des maîtres, ceux qui contrôlent les moyens de production et ont sous leurs ordres des compagnons ou valets, et les apprentis. La corporation bénéficie théoriquement du monopole d’une certaine activité dans une ville donnée. La corporation est aussi une institution qui protège. Un artisan dans le besoin trouvera souvent de l’aide. Mais pour protéger ceux qui sont déjà installés, on se ferme aux jeunes, aux étrangers et aussi aux femmes. A la tête de chaque corporation, il y a un doyen et un conseil des prud’hommes, c’est-à-dire un groupe d’ouvriers élus par leurs compagnons de travail et chargés de juger les difficultés entre patrons et ouvriers. A l’assistance structurée sur une base territoriale dans le monde paysan, la corporation urbaine substitue une logique professionnelle.

A côté, ou même au sein des corporations, certaines confréries d’ouvriers persistent secrètement. Elles changent de caractère à partir du 15e siècle, pour devenir des associations de défense des intérêts des ouvriers, vus comme non strictement identiques aux intérêts de la profession organisée en corporation et contrôlée par les maîtres.

Un exemple : Au 16e siècle, la confrérie ouvrière des Griffarins de Lyon, les ouvriers du Livre, est une organisation secrète, à laquelle on adhère après avoir prêté serment et juré fidélité absolue, et dont les membres doivent cotiser. En 1539, les Griffarins organisent la grève (le « tric », terme de même origine que « strike » en anglais) durant trois mois pour obtenir le maintien de leur salaire, le respect des jours fériés, le rétablissement en matière d’apprentissage des anciennes règles corporatives. Les ouvriers s’organisent, armés de dagues, de poignards et de bâtons, ils châtient tout ouvrier qui ne veut pas quitter son travail.

Sans sous-estimer son rôle, cette structuration ouvrière qui s’amplifie reste enfermée dans des cadres étroitement corporatifs, limite les actions aux intérêts particuliers d’une catégorie et entretient au sein du monde du travail de féroces rivalités. Cela va finalement constituer un frein à l’émergence du syndicalisme interprofessionnel.

Je ne développe pas l’histoire de la naissance du capitalisme, je renvoie par exemple à la lecture des livres d’Alain Bihr, en particulier son ouvrage monumental en 3 tomes « le premier âge du capitalisme ».

Je vais simplement évoquer la constitution de la classe prolétaire dans la période protocapitaliste qui se développe selon deux processus :

1- D’abord l’expropriation des producteurs. Je parle ici d’exproprier les producteurs de leurs moyens de production et non de leur seul logement. On pense souvent en disant cela aux ouvriers artisans mais avant tout, c’est le cas pour les paysans, beaucoup plus nombreux. Cette expropriation voit l’essor de ce qu’Alain Bihr nomme « la manufacture éclatée », et qu’on peut rapprocher du phénomène d’aujourd’hui, qualifié de récent, d’ubérisation et d’autoentrepreneurs. Dans la manufacture éclatée de tissage de draps par exemple, le marchand-drapier joue le rôle de la plateforme Uber : Il est l’intermédiaire entre le fournisseur de laine, et celui ou celle qui va la transformer : Travail de cardage d’abord, la laine cardée est récupérée par le drapier, qui la fournit à un autre ouvrier pour être peignée, selon le principe de la division du travail. Les étapes suivantes, filage et tissage, sont exécutées de même. A chaque étape, c’est le drapier qui fournit le produit à l’exécutant. Et c’est lui qui vendra la produit fini, à savoir le drap.

Qu’ils soient ruraux ou urbains, les producteurs dits « indépendants » sont jetés dans la condition peu enviable de salariés à vie, n’ayant plus que leur force de travail à vendre. A la fin du Moyen-âge, cette masse de miséreux s’entasse dans les villes où ils représentent 20% de la population urbaine, faisant redouter ces « gens sans maître » aux possédants comme un risque pour leurs propriétés et leurs intérêts. De là s’établit le tri entre « bon » pauvre d’un côté, et « mauvais » de l’autre, politique oscillant entre « la potence et la pitié » qu’on retrouve encore de nos jours au cœur de nos politiques sociales.

2- En deuxième lieu, pour qu’un prolétariat se constitue, il y a une intervention forte de l’Etat, par la répression du vagabondage et de la mendicité d’abord (Par exemple les « Poor Laws » en Angleterre), par l’instauration du travail forcé ensuite (En France, dans les hôpitaux dits de la « Charité » ou de la « Pitié »), et par la réglementation du rapport salarial, comme le paiement du travail à la durée ou à la pièce, ou encore la législation visant à réprimer les « coalitions ouvrières » ou les « cabales » autrement dit les grèves.

Le processus de gestation du capital s’accompagne d’une modification des structures sociales. On passe graduellement d’une société d’ordres, issue du féodalisme, à une société de classes.

L’ordre repose sur un privilège social : droit exclusif d’occuper un état ou de remplir une fonction, d’exercer une profession. Son appartenance est généralement héréditaire. La classe en revanche, repose sur une même situation de ses membres au sein des rapports de production. Les membres de toutes les classes sont (en théorie) juridiquement égaux, excluant les privilèges. L’appartenance à une classe ne saurait être garantie par la naissance.

Le syndicalisme émerge en France à partir des réalités vécues par les travailleurs. Avec la modification des rapports de production, le compagnonnage, qui est la forme d’organisation ouvrière du Moyen-âge, laisse la place à une autre forme, les sociétés de secours mutuels. Souvent, ces sociétés se cachent derrière le statut de mutualités pures, alors qu’elles ont pour objet réel la dimension revendicative : conditions de travail, salaires, etc.

Leur développement est entravé par l’irruption au pouvoir de la classe bourgeoise avec la révolution française, et qui interdit dès 1791 tout regroupement professionnel et toute grève : C’est la loi Le Chapelier, loi bourgeoise par excellence, et qui déclare clairement qu’il ne doit rien subsister entre l’individu et l’Etat, autrement dit aucun « corps intermédiaire » selon le vocabulaire d’aujourd’hui.

Cette loi est complétée par l’arsenal répressif élaboré par le 1er Empire, comprenant le Code pénal napoléonien promulgué en 1810, qui prévoit des interdictions absolues pour les ouvriers et partielles pour les maîtres, et qui rétablit le livret ouvrier, outil administratif de contrôle social, véritable passeport intérieur où figure l’état civil et le signalement du travailleur, et sur chaque feuillet, le visa des employeurs chez qui il a travaillé, livret qui avait été aboli par la Révolution française.

Cela n’empêche pas les révoltes et insurrections ouvrières, parmi lesquelles les 3 glorieuses de juillet 1830, la révolte des canuts en 1831 à Lyon, l’insurrection de juin 1832 à Paris, les émeutes de 1834, etc.

Les interdictions à répétition n’empêchent pas non plus les sociétés de secours mutuels de se multiplier et de devenir de plus en plus ouvertement des sociétés de résistance, véritables syndicats de défense professionnelle avant l’heure. Avec les sociétés de secours mutuels, les grèves qui étaient exclusivement « de métiers » jusqu’en 1830, s’élargissent à une profession entière, voire à plusieurs professions coalisées. En 1895, année de naissance de la CGT, il existe 3013 sociétés de secours mutuels en France, pour 543.000 membres. Parmi elles, beaucoup sont des sociétés ouvrières de résistance, ou des syndicats non déclarés car leurs dirigeants sont hostiles ou méfiants vis-à-vis de la loi Waldeck-Rousseau de légalisation des syndicats en 1884.

A partir des années 1860, le monde du travail revendique le droit de constituer des syndicats, au cours des grèves surtout, et aussi à diverses occasions : Exposition universelle de Londres de 1862, Manifeste des soixante en 1864. Entre 1868 et 1870, pas moins de 67 chambres syndicales sont constituées, malgré les interdictions. Certaines sont dissoutes et reconstituées plusieurs fois.

LA NAISSANCE DY SYNDICALISME FRANÇAIS ET INTERNATIONAL

Pour appréhender les débats et les circonstances de la gestation de la CGT jusqu’à la charte d’Amiens de 1906, il faut revenir sur la pensée et la pratique politique de la classe ouvrière française et internationale de l’époque. En septembre 1864 est proclamée à Londres la naissance de l’AIT, Association Internationale des Travailleurs. Karl Marx en rédige les statuts. L’AIT, autrement appelée première internationale, est en même temps une organisation syndicale et une organisation politique, la distinction n’existe pas.

Des contradictions apparaissent rapidement entre :

  • d’une part Bakounine et les anarcho-syndicalistes, qui sont largement majoritaires, qui refusent toute idée d’Etat, fut-il prolétarien ; refusent toute soumission, et même tout lien, du syndicat à un quelconque parti politique ; et affirment de ce fait, le rôle politique propre du syndicat, non seulement pour mettre à bas la société bourgeoise, mais aussi comme acteur du fonctionnement de la société future. Les statuts de l’AIT stipulent d’ailleurs que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Cette conception anarcho-syndicaliste sera transcrite dans la charte d’Amiens de 1906, à laquelle se réfère nos statuts CGT, elle est aussi la base de notre fonctionnement, le fédéralisme, que j’évoquerai plus tard. Citation de Bakounine : « Toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autre résultat que la consolidation de l’ordre des choses existant »

  • et d’autre part les marxistes, minoritaires, qui soutiennent la nécessité des candidatures ouvrières aux élections politiques, ainsi qu’un lien étroit entre parti ouvrier et syndicat, lien que l’on retrouvera dans la deuxième, et surtout, la troisième internationale.

Ces divergences amèneront la scission de l’AIT en 1872, mais c’est surtout l’écrasement dans le sang de la Commune de Paris en 1871, à laquelle ont participé de nombreux militants de l’AIT, qui sera fatale à la première internationale des travailleurs qui s’auto-dissoudra en 1876, douze ans après sa création.

La Commune de Paris, dont on commémore les 150 ans cette année, est une révolution structurante du mouvement ouvrier. Je ne développe pas ce qu’a mis en place la République sociale de la Commune, ce n’est pas l’objet. J’indiquerais simplement que le manque de précédents historiques, l’absence d’une direction claire et organisée, d’un programme défini, combinés avec la dislocation économique d’une cité assiégée, signifient nécessairement que les travailleurs avancent « à tâtons », en s’efforçant de trouver des solutions aux problèmes concrets que pose l’organisation de la société dont, pour la première fois de l’histoire, ils sont les décideurs. Des erreurs sont donc commises, qui feront l’objet d’analyse détaillée notamment par Karl Marx, mais les initiatives les plus importantes prises par les travailleurs parisiens tendent vers la complète émancipation sociale et économique de la classe ouvrière.

A la suite de la semaine sanglante, de nombreux révolutionnaires, dont des blanquistes et une partie des anarchistes, finissent par se convaincre que la terreur devait être combattue par la terreur, et ce d’autant plus facilement que les exécutions de masse ont lieu en Russie, s’ajoutant aux massacres de prisonniers à Cadix en 1873, à la liquidation violente par l’armée des vagues de grèves de 1877 aux États-Unis ou encore aux erreurs judiciaires condamnant à mort des innocents comme à Chicago en 1886.

Une partie des militants anarchistes s’engagent alors dans une stratégie d’action politique, la « propagande par le fait », utilisant, dans l’espoir de provoquer une prise de conscience populaire, des moyens très divers comme les attentats, la « reprise individuelle » (autrement dit le vol des riches), les expéditions punitives, le sabotage, le boycott, voire certains actes de guérilla. La police française n’hésite pas à infiltrer le mouvement anarchiste, finance un journal (La Révolution sociale) et supervise des attentats comme en 1881 et en 1892 à Carmaux. Les lois « scélérates » de 1893-94 mettent un coup d’arrêt à cette stratégie. Les anarchistes abandonnent largement la « propagande par le fait » pour se tourner vers l’action syndicaliste révolutionnaire et le militantisme légal.

Du point de vue des idées, l’échec de la Commune de Paris amène Marx, empruntant beaucoup à la critique anarchiste de l’Etat soutenue par Bakounine, à développer son analyse de l’Etat, jusque-là restée un point faible de sa théorie. Marx reconnaît qu’un gouvernement ouvrier ne peut engager la rupture avec le capitalisme sans procéder à « la destruction du pouvoir d’Etat ».

En 1872, dans leur préface à la nouvelle édition allemande du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels soulignent que l’expérience de la Commune avait démontré « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte », mais n’en continuent pas moins à considérer qu’avant de briser l’appareil étatique, la classe ouvrière devait au préalable conquérir le pouvoir politique.

Ainsi deux conceptions traversent le mouvement ouvrier français, aguerri depuis maintenant plus d’un siècle, au processus révolutionnaire :

– D’une part, les idées et les pratiques anarchistes d’auto-organisation des travailleurs sont très présentes, d’autant plus après la Commune. Refusant le principe des partis ou associations, et par là, opposé au marxisme, l’anarcho-syndicalisme pose le syndicat comme forme unique d’organisation des travailleurs, et la grève générale expropriatrice comme moyen d’accès vers la société sans classe et libertaire. Les acteurs de l’anarcho-syndicalisme jouent un rôle majeur dans la genèse de la CGT.

– D’autre part, le socialisme, marxiste ou non, a engendré en France une galaxie de sectes rivales rassemblées autour des différents gourous : blanquistes, guesdistes, allemanistes, broussistes, jauressistes, lassalliens, etc. Ils correspondent tous à une démarche de représentation et de conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, les travailleurs dans leur masse jouant un rôle supplétif du parti qui dirige la révolution. Ces différents partis vont fusionner en 1905 et constituer la SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière. Mais en attendant, l’affirmation de l’autonomie ouvrière se fera sur la question de la grève générale.

Dès les premiers congrès ouvriers est établie la prise de distance vis-à-vis du pouvoir d’Etat et des partis politiques, y compris républicains, qui ont écrasé dans le sang les espérances populaires sur les barricades de la révolution de 1848 et de la Commune de 1871. Après la Commune de Paris, des syndicats, toujours interdits, continuent malgré tout de se constituer, et les grèves, de se multiplier.

Face aux poussées grévistes, la République cherche les voies d’une politique d’apaisement social. La loi Waldeck-Rousseau de 1884 n’est donc pas le coup d’envoi législatif de la constitution des syndicats, mais plutôt la reconnaissance forcée du parlement d’une réalité sociale incontournable. Cette loi est aussitôt critiquée, à juste titre, comme une forme d’apprivoisement de l’action et de l’organisation ouvrière, objectif effectivement recherché par de nombreux parlementaires comme le montrent les débats de l’époque.

La classe bourgeoise s’organise en parallèle. Le Comité des forges, ancêtre du MEDEF, est officiellement créé le 19 février 1864. Les militants ouvriers sont poussés à coordonner et relier leurs organisations locales en fédérations. Au fur et à mesure de leurs constitutions, ces fédérations sont de deux types : Celles basées sur le métier (peintres, mécaniciens, menuisiers, etc.) et celles basées sur la branche industrielle (cuirs et peaux, bâtiment, métallurgie, chimie, etc.). Les partisans de la première solution, héritage du passé artisanal du mouvement ouvrier français, affirment qu’elle est plus naturelle et permet de défendre des revendications professionnelles précises. Ceux qui défendent la seconde solution affirment que les fédérations d’industrie répondent mieux à l’évolution économique, permet de puissantes actions d’ensemble et élimine l’esprit corporatiste, source de réformisme et de division. Les débats dans la jeune CGT pour examiner les mérites relatifs des fédérations nationales de métiers ou d’industries, trancheront en faveur des secondes par le fait que, selon les mots de Griffuelhes, l’un des premiers secrétaires généraux de la CGT, « …la méthode d’organisation doit répondre aux conditions de la production ».

Au-delà des regroupements professionnels se pose la question d’une organisation regroupant nationalement toutes les forces organisées.

En 1886 est créée une Fédération Nationale des Syndicats (FNS). Les guesdistes majoritaires soumettent la FNS directement aux orientations du Parti Ouvrier Français (POF) de Jules Guesde et Paul Lafargue, ils considèrent que c’est la lutte politique, et non la grève générale, qui doit amener à la révolution.

Ce débat sur la grève générale prend une grande ampleur dans la mesure où il provoque la naissance d’une structure syndicale rivale largement structurée par les anarchistes radicalement opposés au POF, la Fédération Nationale des Bourses du Travail, constituée en 1892. Dès son deuxième congrès en 1893, la Fédération des Bourses lance l’idée d’un congrès mixte avec la Fédération Nationale des Syndicats. Il a lieu le 28 septembre 1895, et donne naissance à la Confédération Générale du Travail, la CGT.

Le congrès fondateur de la CGT de 1895 préconise, outre la grève générale, les grèves partielles soutenues par l’organisation de caisses de secours. Il affirme clairement sa position de classe en dénonçant le système capitaliste d’exploitation de l’Homme par l’Homme. Il affirme la nécessité d’une union internationale des travailleurs. Il n’exclut pas totalement le prolongement politique puisqu’il élabore une série de revendications à soumettre aux candidats des élections municipales de l’année suivante.

LES BASES DU SYNDICALISME MODERNE : LA CHARTE D’AMIENS

Griffuelhes, considéré comme le premier secrétaire général de la CGT à partir de 1902, est un authentique révolutionnaire. Il s’appuie sur le poids des anarcho-syndicalistes dans la jeune CGT pour garantir son indépendance. La force des anarchistes réside dans leur présence à la tête de petits syndicats à faibles effectifs, c’est pourquoi Griffuelhes, hostile aux « gros bataillons embarrassés souvent de mutualisme qui ne se mettent en branle que difficilement » fait écarter par 808 voix contre 368 la représentation proportionnelle dans les organismes de la CGT au profit d’un vote par syndicat sans référence au nombre d’adhérents.

Au congrès d’Amiens de 1906, le vote d’un ordre du jour resté dans l’histoire sous le nom de charte d’Amiens traduit cette orientation. De fait, trois projets s’affrontent au congrès d’Amiens d’octobre 1906 :

– le premier, celui des guesdistes – représenté par Victor Renard, secrétaire de la Fédération du textile –, s’inspire de la relation entre syndicat et parti instituée par la social-démocratie allemande ;

– le deuxième, d’inspiration réformiste – porté par Auguste Keufer, secrétaire de la Fédération du livre –, prône l’indépendance syndicale tout en se reconnaissant, pour partie, dans le modèle anglais de la « double action » (syndicale et parlementaire) ;

– le troisième, syndicaliste révolutionnaire, dont Victor Griffuelhes et Emile Pouget sont les porte-paroles, fait de l’autonomie ouvrière le levier du renversement de la société capitaliste et de l’organisation fédéraliste la base de son remplacement. Le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans la société future, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

Rappelons qu’alors, le risque de subordination du syndicat au parti est réel. L’année précédente en 1905 a été créée la SFIO par fusion de 5 partis et tendances sociale-démocrates. En Angleterre et en Allemagne, les partis équivalents ont subordonné le syndicat à leur activité, il y a donc des velléités de subordination de la CGT à la SFIO. Face à ce danger, les congressistes d’Amiens veulent avant tout maintenir cette inspiration première du mouvement ouvrier organisé qui fait de l’autonomie ouvrière la condition de son émancipation.

Les débats de ce congrès historique se soldent par une claire victoire des syndicalistes révolutionnaires et du troisième texte (830 pour, 8 contre, 1 blanc). Les réformistes guesdistes se rallient au texte pour éviter de se marginaliser. Ce texte n’est donc pas un compromis, comme le sera plus tard le texte de réunification de la CGT et de la CGTU en 1936, entre les deux conceptions du réformisme et du syndicalisme de lutte de classe.

À Amiens en 1906, la question de la grève générale comme mode d’action est encore une fois débattue, la ligne de démarcation ne passe pas entre « réformistes » et révolutionnaires, mais entre conceptions rivales de la révolution.

Au sujet du terme solennel de « charte d’Amiens », inventé à postériori, ni Griffuelhes ni Pouget n’ont eu la prétention de réécrire le manifeste communiste ou un quelconque équivalent prolétarien de la déclaration des droits de l’Homme. Pour autant, le texte d’Amiens va être sacralisé et souvent instrumentalisé. Je donne les exemples les plus marquants :

– En 1919 Léon Jouhaux, alors secrétaire général de la CGT, reprend intégralement la charte d’Amiens dans la perspective d’une « transformation totale de la société ». Le problème est que, pour Jouhaux, « faire la révolution, c’est entreprendre une vaste besogne constructive », de préférence sans violence et avec le concours de ce que nous appelons aujourd’hui « les partenaires sociaux ». Au sortir de la Grande Guerre, la charte est convoquée comme un paravent par ceux qui veulent effacer la « honte » de leur ralliement, au nom de la CGT, à l’union sacrée en juillet 1914 et revenir aux racines révolutionnaires de la CGT.

– En 1925, le mythe change de fonction, avec l’ex-anarchiste devenu communiste Monatte, fondateur de la Vie ouvrière, qui, avec d’autres, transforme la charte en étendard de révolte contre la mise au pas, non encore « stalinienne », mais déjà insupportable à ses yeux, de la CGTU par le parti communiste.

– Depuis les années 1980 et la mise en lumière du caractère réformiste des partis de gauche en France, la charte d’Amiens est régulièrement brandie pour justifier un apolitisme de la CGT, mais cette stratégie a mené la CGT vers un syndicalisme de strict accompagnement des contre-réformes, avec par exemple la capitulation négociée de Bernard Thibault avec Sarkozy sur sa réforme des retraites en 2010.

Au-delà du mythe, la charte d’Amiens a été transgressée très vite et de nombreuses fois. Là encore, je cite quelques exemples :

– Dès 1914, la direction CGT participe aux politiques de défense du gouvernement dans le cadre de l’union sacrée.

– La scission de 1921 est certes du fait des réformistes dans la CGT, mais la CGTU adhère à l’Internationale syndicale rouge (ISR) qui prône, à l’inverse de la charte d’Amiens, le rôle prépondérant et hiérarchique du parti communiste quant à la marche générale de la lutte des classes.

– En 1935, se forme le « rassemblement populaire », avec 10 organisations dont la CGT et des partis politiques, avec un règlement interne. Il débouchera sur le Front populaire, dans une association entre syndicalisme et partis politiques, là encore en contradiction avec la charte d’Amiens.

– En 1943 est établi le programme du Conseil National de la Résistance, tant cité comme référence et même comme modèle. Ce programme auquel contribue fortement la CGT, est en contradiction complète avec la charte d’Amiens puisqu’élaboré en collaboration avec des partis politiques. A la libération, une partie de ce programme sera mis en place par des dirigeants de la CGT comme Ambroise Croizat, ministre du travail, là encore, en contradiction avec la charte d’Amiens.

– Enfin, après la seconde guerre mondiale, durant quarante ans, la CGT est vue à juste titre comme la courroie de transmission du Parti Communiste Français. La mise en place du programme commun entre PCF et PS en vue de l’élection de Mitterrand en 1981 prive la CGT de son autonomie et la rend dépendante de l’alliance entre partis politiques.

Où est la charte d’Amiens dans tous ces exemples ? Nulle part, mais est-ce un drame ?

En réalité, les formes d’action, la structuration du syndicalisme, ses orientations doivent à tout moment correspondre à l’organisation de la production et de la société de la période considérée et non d’après des « Tables de lois » divines.

Le texte du congrès d’Amiens doit avant tout être vu comme un texte historique. La charte d’Amiens était nécessaire en 1906, mais durant notre histoire sociale, son mythe aura tout justifié : scissions, réunifications, réformisme, intransigeance révolutionnaire, refus de la politique ou recherche d’une politique prolétarienne.

Ce qu’on doit retenir de ce texte est néanmoins la partie qui concerne la double besogne, car cela reste d’une actualité brûlante.

Extrait de la charte d’Amiens : « Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ; Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste »

Et un peu plus loin « cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière »

Le texte établit bien les deux dimensions du syndicalisme, la satisfaction des revendications immédiates et le changement de société. En aucun cas, il ne les oppose, au contraire, la première est une besogne à effectuer dans le cadre de la construction permanente de la seconde, qui est la seule à même de réellement changer le sort des travailleurs.

On peut donc dire que se limiter à satisfaire les revendications immédiates, modifie la nature même du syndicalisme en syndicalisme de collaboration, même s’il peut être un contre-pouvoir permanent, mais en aucun cas une alternative.

LA CLASSE DES TRAVAILLEURS EXISTE-T-ELLE ?

Dans l’analyse marxiste, la base de toute société est constituée par l’organisation économique de toute société, constituée par :

– Premièrement, les conditions de production (à savoir l’accès aux ressources naturelles et le climat)

– Deuxièmement, les forces productives (à savoir les travailleurs associés aux moyens que sont outils, les machines et équipements)

– Et troisièmement, les rapports de production (esclavagisme, servage, fermage, capitalisme…).

Cette organisation est nommée par Marx « infrastructure ». À partir de cette infrastructure, qui régule l’activité de production, se construisent les formes politiques, juridiques et idéologiques de la société, ces éléments constituant ce que Marx dénomme la « superstructure » de la société. La superstructure d’une société est donc constituée par, d’une part, les formes politiques et juridiques, qui sont liées entre elles, autrement dit l’État ; et d’autre part, l’idéologie, autrement dit les représentations intellectuelles et collectives comme la philosophie, la religion ou l’art.

Qu’il existe une classe chargée de produire les richesses de la société, celle des travailleurs, est donc suffisant pour poser que cette structuration est en réalité présente dans toutes les dimensions de la société, et pas seulement au sein de la production.

Il faut en effet être conscient que la société dans laquelle nous vivons est massivement déterminée par le rapport social qu’est le capitalisme, qui n’est donc pas simplement une manière de produire les marchandises. C’est un système totalitaire, il pénètre dans chaque interstice de la vie quotidienne. Je vais donner quelques aspects.

Dans l’ancien régime, l’intégration sociale se mesure au nombre de personnes que l’on côtoie, et à la qualité des relations interpersonnelles. Par exemple, la noblesse féodale se distingue par le nombre de personnes au service du seigneur. Dans le monde capitaliste, l’intégration et le statut social se distingue par la quantité et la qualité des biens et des services que l’on consomme, si possible de luxe. Il y a une chosification de la relation sociale. Le lien social s’effectue au travers de cette consommation, qui se densifie autour de l’individu, l’individu qui devient l’unité de mesure de la valeur de la consommation.

Autre aspect du rapport social capitaliste, c’est la mise en place de l’Etat de droit, qui est la forme de l’Etat capitaliste. Dans une société composée d’individus indépendants, c’est le droit qui règle les rapports entre individus. Les relations juridiques ne concernent à la base que l’échange marchand mais la relation juridique se généralise à toutes les interactions sociales. Les relations entre les personnes, leur statut, sont réglés par le code civil, le contrat devient la forme normale du rapport dans les échanges humains. Le droit pénal se soumet lui aussi aux principes du droit civil, notamment celui de la responsabilité individuelle comme unique base de la faute. Si bien que l’État capitaliste est d’une manière générale un État de droit, comprenant la construction et le maintien d’un ordre juridique. Pour en savoir plus sur les bases de ce que constitue une analyse marxiste du droit, l’ouvrage de référence disponible en français date de 1924, écrit par Pachoukanis et s’intitule : « la théorie générale du droit et le marxisme ».

On voit que le capitalisme, et les classes sociales qui vont avec, n’est pas un simple mode de production, il marque profondément jusqu’à la structure même de notre société, son fonctionnement. Ceci établit l’existence d’une société de classes.

Mais cela reste-t-il vrai, en particulier dans une société où l’individualisme capitaliste est exacerbé ? Une société dans laquelle son contenu de classes est nié, caché au plus profond de la marchandise, caché dans un Etat de droit qui parait égalitaire ? En substance, au sein de la classe des travailleurs règne la compétition et la concurrence, comme chez les bourgeois. Et cette situation n’abolit-elle pas les classes, au sens propre du mot, puisqu’il n’y a pas d’intérêts de classe ? Des réflexions comme celles d’Edgar Morin à Pierre Bourdieu notamment, montre un éparpillement de la notion de classe des travailleurs, on parle de classe moyenne, de classe populaire, etc.. On ne se considère pas appartenant à la classe ouvrière quand on est ingénieur dans un bureau d’études par exemple, l’amélioration relative des niveaux de vie par distribution des miettes du paiement de la force de travail cache le fondement de la structuration de la société capitaliste, d’une part les producteurs de richesses, d’autre part les propriétaires des moyens de production et d’échange.

Mais justement, la fonction première du syndicalisme, ce qui constitue son essence, c’est précisément de rappeler en permanence la réalité concrète de cette société de classes, de briser l’isolement des travailleurs face aux patrons et de réduire la concurrence que se font les travailleurs face à l’emploi. Cette réduction de la concurrence entre les travailleurs commence dans l’entreprise, dans la localité, dans un secteur d’activité, elle a pour fonction ultime de s’étendre à l’ensemble de la classe des travailleurs. C’est précisément pour cela qu’ont été créées les unions locales et départementales, les fédérations, et en fin de compte, la confédération.

Si les comportements corporatistes au sein du mouvement syndical sont inévitables, c’est le rôle des militants révolutionnaires de les combattre, et non de les accompagner ni d’en être spectateurs.

Du moment qu’on a établi que les classes sociales structurent notre société, et qu’elles ont des intérêts divergents, on doit se convaincre qu’il n’y a pas de limite à l’exploitation de l’homme par l’homme, et qu’il est donc logique de travailler à changer le système plutôt que se contenter d’en alléger le poids.

CARACTERISATION DU SYNDICALISME DE COLLABORATION ET DE LUTTE DE CLASSES

On peut caractériser le syndicalisme actuel en France comme fortement institutionnalisé.

Ce point n’est pas le fruit du hasard. Suite à la grève générale de 1968, et le risque de débordement du social sur le politique, la bourgeoisie n’est pas restée l’arme au pied. Parmi les mesures promulguées comme conséquence du mouvement de mai 1968, il en est une, élaborée par un certain Jacques Delors, alors conseiller social du gouvernement Pompidou, c’est celle qui étend les détachements syndicaux dans la fonction publique. Cette mesure fournit des permanents au mouvement syndical dans le but de renforcer son institutionnalisation. La multiplication des détachés va d’ailleurs contribuer à modifier la sociologie des cadres du mouvement syndical, et à introduire des stratégies de carrière dans les appareils syndicaux. C’est vrai dans la CGT, particulièrement dans l’appareil confédéral mais pas seulement.

Les détachements syndicaux existent dans le secteur public, dans les entreprises ou anciennes entreprises nationalisées. Ils existent aussi dans les grands groupes ou les entreprises, grandes ou moyennes, dans lesquelles des luttes syndicales ont permis d’arracher des droits aux patrons. Dans de nombreux cas, en particulier pour les représentants des syndicats de collaboration, de manière à éloigner les délégués des salariés qu’ils représentent, il est avantageux pour un employeur de fournir aux délégués des heures de délégation en quantité largement plus importante que celle qui sont prévues par la loi, la convention collective ou l’accord d’entreprise.

Benoit Frachon fustigeait ces « porte-serviettes » du syndicat dans les entreprises, c’est-à-dire ces délégués qui, avec la complicité du patron, ont cessé tout travail, devenus permanents et qui parcourent l’usine, la serviette sous le bras, l’air affairé, et qui prétendent que c’est une « victoire » d’avoir obtenu « un ou plusieurs permanents payés par le patron ». Frachon ajoute, dans ce discours qui date de 1949 que le patron sait « bien que le militant qui se laisse prendre ainsi n’aurait plus la même autorité sur ses camarades. Il sait bien que pour ces derniers tout cela sent le « compromis », le fil à la patte », l’entorse à l’indépendance absolue. »

A cette problématique s’ajoute ou se complète celle de ce qu’on appelle aujourd’hui le dialogue social. Là non plus, aucun hasard ni lente évolution de pratiques mais résultat de décisions précises, datées, mûrement réfléchies, et notamment deux d’entre elles :

– En janvier 1966 est mis en place un pacte d’unité d’action entre la CGT et la toute jeune CFDT (qui se revendique à l’époque syndicat de lutte de classe, rappelons-le). Ce pacte ouvre à la CGT la gestion de la Sécurité sociale. La réaction du patronat et du gouvernement est immédiate : les ordonnances du 21 août 1967 séparent la Sécurité sociale en trois branches (Maladie, Vieillesse et Famille), mais surtout, elles remplacent la gestion démocratique jusque-là par une nouvelle gouvernance, le paritarisme, qui consiste à considérer comme parts égales 50/50 les employeurs d’un côté, les travailleurs de l’autre. Exactement comme dans l’ancien régime, les Etats généraux étaient séparés en trois ordres, la noblesse, le clergé et le tiers-état, chaque ordre ayant le même poids politique malgré l’énorme disproportion de ce qu’ils représentaient. Je rappelle ici la définition du paritarisme selon Denis Kessler, ancien numéro deux du MEDEF : « le paritarisme, c’est nous (les patrons) plus un traître ».

– Deuxième décision, également conséquence de 1968 : la modification des statuts du CNPF (Conseil national du patronat français), ancêtre du MEDEF. L’organisation se dote d’un fonctionnement présidentialiste, très centralisé, et adopte une nouvelle stratégie à long terme d’apaisement des relations avec les syndicats, par le dialogue social et la mise en place de négociations pour des accords nationaux interprofessionnels.

Le dialogue social, dans ce cadre paritaire 50/50, est un projet patronal à 100%. Déjà présent en sourdine dans les négociations des conventions collectives après la seconde guerre mondiale, il a d’abord été mis en place au niveau national interprofessionnel, fortement médiatisé suite à mai 1968, au travers d’accords nationaux interprofessionnels, où discutent ce que la novlangue nomme les « partenaires sociaux ». On a 6 accords nationaux interprofessionnels conclus entre 1945 et 1970, on en a près de 200 depuis. Ce type de relations sociales a pour objectif d’exclure toute conflictualité dans le travail, d’abord au niveau national interprofessionnel, et à toutes les strates de la négociation collective : branches professionnelles, groupes et entreprises.

De l’activité syndicale de collaboration découle naturellement la question de quelle organisation syndicale pour le mettre en œuvre. Ce type de syndicalisme, que Marx qualifie de trade-unionisme, ne se structure pas, ne fonctionne pas de la même manière, qu’un syndicat de lutte de classes.

L’accompagnement syndical ne procède pas toujours du domaine de la traitrise à la classe des travailleurs, contrairement à ce que dit Kessler. Il est des syndicats qui considèrent sincèrement qu’il est impossible d’agir pour abattre puis dépasser le régime capitaliste, qui orientent en conséquence leur action à soulager les souffrances des travailleurs, leurs bas-salaires, leurs mauvaises conditions de travail, leur précarité dans l’emploi. Ils mettent en œuvre ce qu’on peut appeler le syndicalisme du possible, et non pas le syndicalisme du nécessaire.

Ces deux faces du syndicalisme, collaboration et lutte de classes, ne sont pour autant pas des étiquettes binaires qu’on peut coller comme autant de catégories. Y compris la charte d’Amiens reconnait la double besogne. Tout syndicat se revendiquant et agissant comme syndicat de lutte de classes doit partir des réalités vécues par les travailleurs, de leurs aspirations, pour élaborer un cahier revendicatif qui amène à la remise en cause du capitalisme. On mène la bataille idéologique, on fait progresser les consciences, marche après marche, on travaille à mobiliser les masses et ce faisant, on gagne des luttes revendicatives qui peuvent être qualifiées de réformistes ou d’accompagnement, et qui font retomber la pression exercée par la classe sociale sur les patrons. Il y a bien la double dimension présente dans le syndicat de lutte de classes, sauf à vivre dans l’illusion du grand soir, à savoir gagner toutes les batailles d’un seul coup par une révolution soudaine et totale, ce qui constitue ce que j’appelle une vision romantique de la révolution.

Si collaboration et lutte de classes constituent les deux pôles d’un aimant, les syndicats se plaçant entre ces deux pôles, on peut néanmoins caractériser ce que peuvent être ces deux pôles.

Je commence par le syndicat de collaboration. Ce dernier organise son activité autour de la délégation de pouvoir. Il ne se tourne donc pas dans la recherche permanente d’un mandat des travailleurs. En revanche, sa représentativité électorale revêt une grande importance, ainsi qu’une image de marque montrant sa capacité à cogérer les organismes paritaires ou les conseils d’entreprise (c’est le cas en Europe du Nord), en adoptant des critères sociétaux compatibles avec le régime capitaliste : focalisation, avant toute autre considération revendicative, sur l’antiracisme, la diversité, la parité, etc. Il se dote d’une organisation de préférence verticale, avec des flux de décisions descendants, du sommet vers la base, similaire à l’organisation d’une entreprise ou d’une ONG. Son nombre d’adhérents, pas forcément très important, peut être lié de préférence à la gestion de prestations liées au travail, comme par exemple l’assurance-santé ou la retraite, comme cela se fait en Europe du Nord, où il faut être syndiqué pour pouvoir bénéficier d’un certain nombre de ces prestations, ce qui gonfle les adhésions.

Le syndicat de collaboration a besoin d’experts dans les différents domaines de la négociation collective, sur les sujets autorisés par la classe des employeurs, des experts aussi dans la gestion des prestations sociales, qu’on associe habituellement dans le monde capitaliste, à des financements de prestations liés à l’activité de travail, je viens d’en parler : complémentaire retraite, santé, activités sociales et culturelles des comités sociaux économiques, etc.

Ce type de syndicat supporte très bien, et même encourage la pluralité, ou la dispersion syndicale. La situation en France montre par exemple de nombreuses confédérations syndicales, le résultat de l’histoire, notamment des scissions de la CGT, un paysage faussement diversifié car constitué d’organisations qui se rejoignent sur l’essentiel : limitation de l’action à accompagner le sort des travailleurs sans remise en cause du rapport social capitaliste, politique de contractualisation d’accords et de conventions avec la bourgeoisie, les patrons, etc.

Un syndicat de lutte de classes au contraire, considère logiquement que, vecteur d’action de la classe des travailleurs, il ne doit y avoir qu’une seule organisation syndicale. Son activité principale se situe d’abord auprès des travailleurs et non en représentation de ces derniers auprès des employeurs, dans la valse des réunions et des instances diverses et variées que le capital met à disposition pour occuper le temps militant. Son caractère de masse est l’élément principal du rapport de forces qu’il cherche à construire. Ce syndicat considère la conflictualité comme normale dans les relations de travail comme plus largement. L’outil historiquement efficace à la disposition du syndicat de lutte de classes est la grève, l’arrêt de travail qui paralyse une entreprise, un secteur professionnel ou un pays, avec l’objectif de gripper ou stopper les productions de richesses, donc l’économie et le cycle d’accumulation des profits.

Sa volonté de construire un plan pragmatique et concret pour parvenir à ses fins, à savoir abattre le capitalisme et mettre en place une société sans classe, amène ce type de syndicat à rechercher la convergence d’intérêts la plus large possible. Cette convergence signifie rechercher l’unité des travailleurs sur un programme révolutionnaire, et non le syndicalisme rassemblé (l’addition de sigles syndicaux) sur le moins disant.

Son action se situe en conséquence d’abord sur le plan interprofessionnel, la forme « syndicat d’entreprise » n’étant qu’un moyen pratique de bataille des idées et de mobilisation des travailleurs la plus massive possible, sur des revendications qui sont d’abord locales, mais à finalité interprofessionnelle. C’est ainsi par exemple que dans la CGT, les unions locales, à la fois interprofessionnelles et proches des lieux de vie et de travail, doivent être sérieusement réinvesties par les militants actifs les plus radicaux.

L’activité de syndicat de lutte de classes vise à rendre les travailleurs acteurs, mais sur des bases idéologiques identifiées et non des « acteurs pour agir ». L’action, la mobilisation sont recherchées, mais éclairées par des objectifs revendicatifs solidement construits.

Aussi l’organisation du syndicat est très importante. Pas « d’experts » venant de la société civile ou façonnés par les idées dominantes, mais des militants munis d’une formation politique du niveau le plus élevé possible. Un syndicat avec une vie démocratique, la base donnant certes mandat au sommet pour des raisons d’efficacité, mais sommet qui doit rendre compte en permanence de ces mandats, la grève et les congrès syndicaux étant des moments privilégiés de démocratie directe où les décisions sont prises collectivement.

Un point sur la question de la légalité : Agir contre le capital est par essence illégal, on a vu que le droit était une émanation du régime économique. Au monde du droit et du contrat écrit, de la légalité bourgeoise, expression du pouvoir de la classe dominante, s’oppose celui du « fait », le « fait » des masses conscientes et organisées, le fait syndical.

Comme l’établit la charte d’Amiens, l’émancipation des travailleurs doit être leur œuvre propre. Cela signifie indépendance vis-à-vis des partis politiques et des gouvernements, même si ces derniers se considèrent comme détenteurs du mandat des travailleurs ou du « peuple ». Indépendance ne signifie pas qu’on s’empêche de travailler à des objectifs communs avec ces partis, voire ces gouvernements (je pense notamment à des pays comme le Venezuela, Cuba ou autre). Mais le syndicat doit rester farouchement indépendant, ce qui ne signifie pas « apolitique », au contraire, engagé sans compromission pour la défense des intérêts des travailleurs, qui ne sont pas forcément les mêmes que les intérêts d’une nation ou d’un gouvernement par exemple, notamment pour les pays que je viens de citer, mais on peut aussi citer l’activité de la CGT après l’élection de Mitterrand en 1981, avec pour résultat, la démonstration de l’incapacité d’une politique keynésienne de relance à poser les bases d’une alternative au capital.

La situation actuelle montre qu’un syndicalisme de lutte de classes est plus que jamais nécessaire. La crise économique n’est pas derrière nous, elle est devant nous. Tous ses éléments ont été accumulés depuis des années, avec la poursuite de la déréglementation bancaire depuis 2008, la poursuite du pillage des ressources naturelles et humaines, notamment dans les pays du Sud. La fracture entre une minorité possédante et le reste de l’humanité, les inégalités n’ont jamais été aussi grandes dans l’histoire de l’humanité. Le capitalisme n’a jamais été aussi arrogant et conquérant.

Notre responsabilité collective, c’est de reconstruire un syndicat de lutte de classes pour s’attaquer à la cause des problèmes et non simplement d’en gérer « au mieux » les conséquences. C’est vrai en France comme au niveau international. Cela se fait par un programme conscient et organisé de construction, à la fois idéologique, en même temps qui se base sur les luttes, sur le « fait » et non pas uniquement sur les idées.

Sur ce point, une citation d’Emile Pouget, l’un des corédacteurs de la charte d’Amiens, et l’un des premiers dirigeants de la CGT : « contre la force brutale, l’idée, réduite à ses seuls moyens de persuasion, est vaincue d’avance ».

Donner des perspectives aux travailleurs, c’est possible en élaborant un programme revendicatif radical, un pacte de progrès social permettant de monter les marches de la mobilisation, avec une lisibilité et des objectifs concrets à chaque étape, dans un plan général visant à construire une mobilisation nationale interprofessionnelle reconductible, en s’appuyant sur les secteurs économiques les plus structurants et en s’organisant pour que cela continue dans la durée.

C’est quand le capital est en crise que notre classe sociale doit relever la tête et agir sans peur ni concession pour ses intérêts à long terme, en s’attaquant consciemment aux causes du problème, et non à leurs seules conséquences.