10/06/2021 – Michel GRUSELLE :
L’impérialisme au XXIe siècle à partir du livre de John Smith

L’impérialisme au XXIe siècle
à partir du livre de John Smith

Plan

  1. Pourquoi ce sujet de l’impérialisme au XXIe siècle ?

  2. Bref rappel sur l’émergence de la notion d’impérialisme : Marx, Lénine ; la portée du débat Lénine Kautsky. Aujourd’hui un débat largement évité

  3. L’apport de John Smith : l’objectif affiché de son travail

  4. Les points majeurs de sa thèse

  5. Conclusion provisoire

1. Pourquoi ce sujet de l’impérialisme au XXIe siècle ?

D’abord nous devons préciser la définition de l’impérialisme car il est aujourd’hui soit non défini, incompris soit même galvaudé. Il est donc impératif de le redéfinir. Si le terme impérialisme est utilisé abondamment dans la littérature politique et par beaucoup de personnes, la définition de ce concept, selon les intervenants, recouvre des réalités bien différentes. Certains conçoivent l’impérialisme comme la capacité d’un État à en dominer un ou plusieurs autres notamment sur les plans militaire et commercial voire culturel. Pour eux, l’impérialisme se réduit à la notion d’empire. Dans le débat actuel, Les États-Unis sont, par exemple, un empire et l’impérialisme est souvent limité à ce pays ou aux seuls pays qui lui sont alliés. Ainsi, la nature de l’impérialisme comme stade de développement moderne du capitalisme est occultée.

Rappeler cette notion est essentielle car aujourd’hui encore cette différence de concept divise toujours les partis communistes et les forces progressistes dans le monde. Le concept de l’impérialisme que nous défendons est celui de Lénine. Il est le premier à en avoir donné une définition concise dans son livre écrit en 1916 « L’impérialisme stade suprême du capitalisme ». Il écrit : « L’époque du capitalisme moderne nous montre qu’il s’établit entre les groupements capitalistes certains rapports basés sur le partage économique du monde et que, parallèlement et conséquemment, il s’établit entre les groupements politiques, entre les États, des rapports basés sur le partage territorial du monde, sur la lutte pour les colonies, la « lutte pour les territoires économiques ». L’analyse de Lénine s’appuie sur la loi de développement de l’économie capitaliste, celle donc de la recherche du taux de profit maximum, de l’accumulation et de la concentration du capital. Elle se distingue donc de la simple analyse de domination militaro-économique d’un pays sur un autre.

En suivant une vision réductrice de l’impérialisme à l’Empire, les concurrents et/ou ennemis des USA seraient donc, par nature, anti-impérialistes. Ainsi, la Russie et la Chine joueraient-ils ce rôle dans leur conduite internationale. Se placer de ce point de vue n’est évidemment pas sans conséquence politique. Elle conduit des partis communistes de par le Monde à soutenir leur bourgeoisie au nom de la défense de « l’intérêt national » et/ou de « l’union nationale ». Rappelons que la question de l’impérialisme fut un des éléments majeurs de la distinction entre la social-démocratie et les bolcheviks comme nous allons le voir.

2. Bref rappel sur l’émergence de la notion d’impérialisme : Marx, Lénine ; la portée du débat Lénine Kautsky. Aujourd’hui un débat largement évité.

Dans le MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE, Marx et Engels ont analysé la mondialisation du capitalisme et du marché; c’est ainsi que le « MANIFESTE » peut être considéré comme une anticipation de la globalisation capitaliste citons-le : « Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit le globe entier. [] Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays.

[], elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites [] Elles sont supplantées par de nouvelles industries dont l’introduction devient une question vitale pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans tous les coins du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent de nouveaux besoins satisfaits (venant) des contrées les plus lointaines []. A la place [] de nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel [], ce qui est vrai pour la production matérielle s’applique à la production intellectuelle. [] Sous peine de mort, elle (la bourgeoisie) force toutes les nations à adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint à introduire chez elles ce qui s’appelle la civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle crée un monde à son image. Elle (la bourgeoisie) a subordonné la campagne à la ville, les nations barbares ou semi civilisées aux nations civilisées, elle a subordonné les pays agricoles aux pays bourgeois, l’Orient à l’Occident ».1

La globalisation capitaliste , selon Marx et Engels, constitue donc la construction d’un marché mondial unifié. Les rapports de production et d’échange bourgeois sont gérés et dirigés par la classe bourgeoise des pays impérialistes au détriment des pays dominés. Ce marché mondialisé anéantit toute réminiscence aux modes de production préexistants; dans lesquels les bourgeoisies des pays dominés ne jouent qu’un rôle de sous traitant de bout de chaîne. 

Pour asseoir son mode de production capitaliste, la bourgeoisie s’est appuyée sur une idéologie basée sur l’illusion de liberté et de modernité. La liberté de commerce et d’industrie est le credo du

capitalisme; et l’accumulation du capital qui s’en est suivie, a fait ressentir le besoin de conquêtes de territoires de plus en plus vastes et de plus en plus éloignés, la recherche de matières premières, de nouveaux marchés et de nouvelle main-d’œuvre. Ce fut l’ère du colonialisme dont l’ idéologie s’appuyait sur la «  nécessité » de civiliser les pays barbares.

Lénine, le premier, a donné de l’impérialisme une définition rigoureuse. Il développe son analyse dans la brochure : L’impérialisme stade suprême du capitalisme2 publiée en 1916. Aux yeux de Lénine, impérialisme et capitalisme ne font qu’un à un stade de développement déterminé de ce dernier.

Lénine je le rappelle écrit: “L’époque du capitalisme moderne nous montre qu’il s’établit entre les groupements capitalistes certains rapports basés sur le partage économique du monde et que, parallèlement et conséquemment, il s’établit entre les groupements politiques, entre les États, des rapports basés sur le partage territorial du monde, sur la lutte pour les colonies, la “lutte pour les territoires économiques “.

Lénine, donne de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants:

1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle crée les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique.

2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce “capital financier“, d’une oligarchie financière.

3) exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, elle prend une importance toute particulière.

4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde.

5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le

territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.

Les critiques de Lénine sur la conception de Kautsky de l’impérialisme ont une portée théorique et stratégique. Dans l’impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine s’exprime ainsi à propos de l’analyse de Kautsky : « L’essentiel, c’est que Kautsky détache la politique de l’impérialisme de son économie en prétendant que les annexions sont la politique préférée du capital financier, et en opposant à cette politique une autre politique bourgeoise prétendument possible, toujours sur la base du capital financier. Il en résulte que les monopoles dans l’économie sont compatibles avec un comportement politique qui exclurait, le monopole, la violence et la conquête. Il en résulte que le partage territorial du monde, achevé précisément à l’époque du capital financier et qui est à la base des formes originales actuelles de la rivalité entre les plus grands états capitalistes, est compatible avec une politique non impérialiste. Cela revient à estomper, à émousser les contradictions les plus fondamentales de la phase actuelle du capitalisme au lieu d’en dévoiler la profondeur. »

en d’autres termes: K. Kautsky se refuse à voir dans l’impérialisme une « phase du capitalisme », et le définit comme la politique « préférée » du capital financier, comme une tendance des pays « industriels » à annexer les pays « agraires ». Du point de vue théorique, cette définition de Kautsky est absolument fausse. La particularité de l’impérialisme, c’est justement la tendance à s’annexer non pas les seuls pays agraires, mais toutes sortes de pays. Kautsky dissocie la politique de l’impérialisme de son économie ; il dissocie le monopolisme en politique du monopolisme dans l’économie. Le sens et le but de cette théorie sont uniquement d’estomper les contradictions les plus profondes de l’impérialisme et de justifier ainsi la théorie de l’« unité » avec les apologistes de l’impérialisme.

Mesurons que ce débat a de lourdes conséquences sur la pratique à l’époque de Lénine entre ceux, les partis social-démocrates et socialistes qui rallièrent leurs bourgeoisies dans l’affrontement impérialistes que fut la première guerre mondiale et les bolcheviks qui organisèrent la révolution victorieuse en Russie. Aujourd’hui, dans la globalisation capitaliste, la question de l’impérialisme est tout aussi décisive quant aux stratégies à mettre en œuvre par le courant révolutionnaire. C’est en ce sens que le travail de John Smith représente un apport important dans la compréhension de ce qu’est l’impérialisme.

3. L’apport de John Smith : l’objectif affiché de son travail.

Le livre de John Smith, traduit de l’anglais par Cyrille Rivallan, est paru en 2019 aux éditions Critiques. Il a été publié initialement sous le titre de : Imperialism in the 21st century , NewYork, Monthly review press, 2016.

Faisons en d’abord une brève description. Le livre se divise en dix chapitres :

  • La marchandise mondialisée

  • L’externalisation, ou la mondialisation de la production

  • Les deux formes de la relation d’externalisation

  • Le travail n’a plus rien de marginal dans les pays du Sud

  • Les tendances mondiales des salaires à l’ère néo-libérale

  • L’anomalie de pouvoir d’achat et le paradoxe de la productivité

  • L’arbitrage mondial du travail : moteur essentiel de la mondialisation de la production

  • L’impérialisme et la loi de la valeur

  • L’illusion du PIB

  • Tous les chemins mènent à la crise

Il recouvre 7 thématiques :

  • Le transfert global de la production vers les pays à bas salaires

  • L’état du marché du travail est au moins aussi important que l’état des marchés des produits et des capitaux

  • Les écarts salariaux au niveau international et le mythe de la convergence

  • Salaire et productivité – Les paradoxes flagrants que la théorie dominante et hétérodoxe ne peut expliquer

  • Écarts salariaux et différence du taux d’exploitation

  • Comment l’exploitation impérialiste est occultée par les interprétations conventionnelles

  • L’origine, la nature et la trajectoire de la crise économique mondiale

Dans la conférence qu’il a prononcée le 13 novembre 2019 au séminaire « Marx XXIe siècle l’esprit et la lettre »3, dirigé par Rémy Herrera, John Smith a voulu d’emblée situer la portée de son travail sur l’impérialisme et qu’il développe dans son livre : « Ce livre occupe un espace libre, celui de l’impérialisme ». L’auteur souligne ainsi le peu d’attention qui est aujourd’hui portée sur cette question par les marxistes et plus généralement le courant révolutionnaire dans un contexte où l’impérialisme est plus que jamais un élément structurant majeur des mécanismes d’exploitation et de sur exploitation capitaliste à l’échelle mondiale.

Pour illustrer cette “défaillance” sur l’analyse de l’impérialisme aujourd’hui, je citerai la conclusion de F. Boccara de son rapport introductif aux rencontres internationales « Mondialisation » organisées par le PCF – les 7 et 8 février 2020. Frédéric Boccara sur le thème : « Que faire faire face à la mondialisation capitaliste ? Quelle révolution pour un monde de partage et de coopération » ? ne parle pas de l’impérialisme et s’attache surtout à des propositions pour modifier le fonctionnement de l’OMC, du FMI et d’autres organismes internationaux. Je cite donc sa conclusion particulièrement édifiante :”…Nous pourrions aussi alerter en commun sur les risques croissants d’une nouvelle crise financière et les risques que le capital financier fait courir à l’écologie. Il s’agit à gauche d’unifier et de de dépasser d’une part les visions social-démocrates de conciliation avec le capital et de pure redistribution, au moment même où celles-ci tentent un renouvellement de façade en utilisant le vocabulaire de dénonciation du capital (de Stiglitz à Piketty), voire en s’intéressant aux entreprises, comme les approches gauchisantes et nihilistes qui nient l’importance des institutions à créer et de la recherche de compromis viables et radicaux à la fois, le besoin de critères rigoureux et la possibilité de démocratie.

Les uns majorent la conservation, les intérêts établis et minorent l’adversité des logiques dominantes, les autres majorent la destruction et minorent la communauté croissante d’intérêts du monde du travail, de la création et du développement réel, coopératif. Cela pourrait être porté par une campagne commune et convergente pour une autre mondialisation, contre le coût du capital ― face à la bataille menée contre le dit « coût du travail » ― et contre la domination du capital dans le monde. Cette autre mondialisation c’est celle du co-développement des peuples, qui vise la sécurisation de tous les moments de la vie de chacune et chacun, avec un autre type de démocratie et une autre utilisation de l’argent, vers un monde de développement des biens communs!

C’est parce que nous estimons que la question de l’impérialisme est de toute première importance pour reconstruire une pensée et une action révolutionnaire que nous avons décidé de consacrer cette séance du CUEM aux thèses de John Smith. Il s’agit dans notre esprit de donner à comprendre ses analyses, mais aussi de es soumettre à une analyse critique permettant de progresser.

John Smith, ne se prive pas lui même de ce travail critique et nous verrons comment il perçoit les travaux d’autres chercheurs et en particulier ceux de David Harvey, Samir Amin,…

Venons en maintenant à la description et à l’analyse de l’ouvrage de John Smith.

4. Les points majeurs de sa thèse.

John Smith fait le constat des changements constants du capitalisme. Il note leur accélération depuis quelques décennies. Selon lui, ces changements s’ils n’invalident pas la thèse de Lénine méritent pour le moins d’être étudiés et compris. L’ambition de l’auteur est : «  d’élaborer une théorie de l’impérialisme aujourd’hui » qui manque cruellement pour comprendre sa nature profonde et mener le combat révolutionnaire de transformation de la société.

Nous nous limiterons à ce que nous considérons comme les éléments majeurs de sa thèse en présentant brièvement et en discutant les chapitres , 1, 2, 4, 5, 7, 8 et 10.

Le chapitre 1, est consacré à la marchandise mondialisée. J. Smith rappelle l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh qui fit 1133 morts et 2500 blessés parmi les ouvriers et que le secrétaire du syndicat a qualifié de : « massacre industriel de masse ». À titre de comparaison la catastrophe de Courrières en 1906 fit 1099 morts. De cet événement, on peut tirer plusieurs conclusions et questions :

  • La prospérité du capitalisme mondialisé repose sur un taux d’exploitation extrême des travailleurs des pays à bas salaires.

  • Dans quelle mesure cette exploitation nourrit-elle l’accumulation du capital dans les pays impérialistes ?

  • La relation capital-travail est devenue une relation entre le capital des pays du Nord et le travail des pays du Sud.

  • Le degré de contribution des ouvriers au profit des grandes firmes monopolistes est occulté, il semble que les profits viennent des pays dans lesquels les marchandises sont consommées

J . Smith prend trois exemples de marchandises mondialisées : le Tee shirt, l’i-Phone et la tasse de café. Quel que soit le degré de sophistication des marchandises considérées, le caractère de sous traitance de la production rend invisible la contribution de ces sous-traitants à la création de la valeur et les chaînes de valeurs mondiales sont dominées par les acheteurs donneurs d’ordre. Dans ce processus, ils tirent avantages de la baisse du coût de la force de travail mais aussi de la grande flexibilité de la production et le plus souvent, du fait de l’absence de syndicats, d’une dépendance accrue des salariés vis-à-vis de leurs employeurs.

Le tableau étant planté, J. Smith en vient à la question de l’externalisation ou de la mondialisation de la production qui constitue le chapitre 2 du livre.

Chapitre 2 : l’externalisation ou la mondialisation de la production

Déjà en 1867, K. Marx dans une adresse au conseil général du congrès de la 1er internationale à Lausanne écrivait : « Dans le but de s’opposer à leurs ouvriers, les employeurs font venir des ouvriers de l’étranger, ou alors, ils transfèrent la manufacture vers des pays où il y a une main d’œuvre bon marché… ». Ce qui a changé et que note l’auteur, c’est tout autant la grandeur du phénomène que la mondialisation elle même des processus de production. À un échange de type matières premières – produits finis, c’est substitué un allongement des chaînes de production avec une création de valeur en dehors des frontières nationales. Ainsi, Rashmi Banga dans un rapport à la CNUCED en 2013 fait observer que : «  67 % de la valeur ajoutée totale générée dans les chaînes de valeurs mondiales est captée par des entreprises basées dans les nations les plus riches. »

De ces données J. Smith tire la conclusion que : « …l’exportation Sud-Nord de produits manufacturés dans son ensemble doit être envisagé, non comme du commerce, mais comme l’expression de la mondialisation de la production…on doit le voir non comme une question technique mais comme une évolution des relations sociales, c’est à dire la relation d’exploitation entre le capital et le travail ».

Durant un siècle, pour les pays pauvres ne détenant pas de ressources naturelles, l’industrialisation tournée vers l’exportation a été la seule option capitaliste de développement. La part des importations de produits manufacturés en provenance des pays du Sud a pris une part croissante du commerce mondial, de 5 % en 1970, elle est passée à 30 % au début du XXIe siècle. Pour les USA la part de ces importations passe de 10 % à 45 %.

Aujourd’hui une part importante de cette production a lieu dans les Zones Franches Industrielles (ZFI). On en trouve dans 130 pays. Elles fournissent une main d’œuvre flexible et à bas-coût. En 2006 on estime à 63 millions le nombre de salariés concernés par les ZFI. L’OIT estime qu’il y en a 900 en Asie pour 53 millions de travailleurs dont 40 millions en Chine et 3,25 millions au Bangladesh. Les ZFI permettent aux pays à bas salaires d’attirer les investissements et se connecter aux chaînes de valeurs mondiales.

J. Smith conclut ce chapitre en soulignant : « L’externalisation a été une stratégie consciente mise en place par les capitalistes, une arme puissante contre les organisations syndicales, abaissant les salaires et intensifiant l’exploitation de la main-d’œuvre locale, menant par dessus tout à un immense développement de l’embauche de travailleurs dans les pays à bas salaires. »

Du chapitre 3, qui traite des deux formes de la relation d’externalisation que sont :

  • L’investissement direct à l’étranger : Les IDE peuvent être catégorisées en 4 types

  • IDE de recherche d’efficacité (réduction des coûts)

  • IDE de recherche de marchés (réplication du processus de production dans le pays d’accueil)

  • IDE axés autour de l’exploitation des ressources naturelles (industries extractives)

  • IDE de recherche technologique (accéder au savoir scientifique et technologique de la zone considérée)

En 2013 les flux d’IDE vers les pays en développement ont dépassés ceux vers les pays développés. Les IDE entre pays développés sont la traduction de la concentration du capital par les fusions-acquisitions.

Thomas Gomart dans son livre4 : Guerres invisibles note que les flux d’IDE de la Chine vers l’Union Européenne est maintenant supérieur au flux inverse, ce qui traduit la montée en puissance économique de ce pays.

  • L’externalisation sans lien de dépendance

Pourquoi l’externalisation sans lien de dépendance gagne-t-elle en importance ? Pourquoi la réduction des coûts devrait-elle prendre autant d’importance à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur de l’entreprise ? Pour J. Smith, celle suppose que le rendement en sous-traitance doit dépasser celui des opérations verticales internes. Cela se traduit par la pression sur le prix de la force de travail dans les entreprises sous-traitantes et dégage les STN des responsabilités sociales et environnementales. En résumé, les 4 raisons qui poussent à l’externalisation sans lien de dépendance sont :

  • les bas salaires

  • le : « on s’en lave les mains » voir la catastrophe du Rana Plaza et aussi en Colombie où le syndicat Sinaltrainal accuse la direction d’une entreprise sous-traitante de la firme US, Coca-Cola d’être en collusion avec les Escadrons de la mort pour terroriser les salariés. Il note que la main-d’œuvre est composée de 80 % d’intérimaires non-syndiqués qui touchent 1/4 du salaire des syndiqués. Coca-Cola, s’en lave les mains en prétextant qu’il s’agit d’entreprises colombiennes opérant sous forme de franchise !

  • transfert des risques et flexibilité de la production sous la forme : stop an go !

  • financiarisation en ce qu’elle n’oblige pas à des transfert de capital devenu ainsi libre pour alimenter la spéculation au plan international.

Il conclut alors : « Le déplacement mondial de la production a entretenu le développement des pays impérialistes au moins autant qu’il a alimenté le développement des pays censément en développement, qui se retrouvent à devoir composer avec les coûts cachés du développement – les dégâts environnementaux et la santé des travailleurs. » Cette réflexion l’amène au chapitre 4 à se tourner vers les conditions dans lesquelles les travailleurs des pays à bas salaires sont forcés de vendre leur force de travail.

Chapitre 4 : Le travail n’a plus rien de marginal dans les pays du Sud

J. Smith aborde cette question en notant que le déplacement du centre de gravité de la production capitaliste entraîne une transformation capitale de la classe ouvrière mondiale. Quantitativement, les mouvements concernant la répartition de la main d’œuvre mondiale sont impressionnants. De 1950 à 1990, selon l’OIT, La main d’œuvre industrielle dans les pays du Nord est passée d’environ 120 à 145 millions, dans le même temps, celle des pays du Sud a explosé passant pour la même période de 70 à 541 millions !

Dans ce chapitre l’auteur développe la dynamique du processus de formation de classe et note que la division impérialiste du monde entre pays oppresseurs et opprimés a façonné la classe ouvrière mondiale aussi bien dans les pays impérialistes que dans les pays sous leur domination. Il note qu’au delà de l’aspect quantitatif, cette croissance : « …est l’indice d’une évolution qualitative : les ouvriers de l’industrie des pays du Sud ne se sont pas simplement multipliés , ils se sont aussi mieux intégrés à l’économie mondiale, ce qui leur a donné bien plus de poids économique et social ».

Il met à mal la théorie de la convergence des pays en voie de développement et rappelle que l’émergence du capitalisme comme l’a fait remarquer K. Marx et récemment A. Bihr dans le Premier age du capitalisme5 sont le résultat du fait que, je cite Marx : « le butin directement prélevé hors d’Europe par le pillage, la mise en esclavage, les crimes crapuleux…refluait vers la mère patrie et, là, se transformait en capital… ».

Abordant la question de l’émigration, J. Smith rappelle qu’elle fut au XIXe siècle massive en provenance de l’Europe et a servi de soupape de sécurité d’une population excédentaire pour le capital, ce qui fut le cas pour le peuplement de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui à contrario, si le capital et les marchandises circulent presque librement, il n’en est pas de même pour la force de travail dont le confinement relatif contraint permet d’assurer des différences notables et profitables aux capitalistes dans le prix de la force de travail.

Traitant de l’économie informelle l’auteur brise un tabou en démontrant son lien avec l’économie formelle : « Dans les pays du Sud, les États favorisent et encouragent l’expression de l’économie informelle, en tandem avec leurs efforts pour déréguler et flexibiliser l’économie formelle. »

Selon Mike Davis, l’économie informelle mondiale concerne environ 1 milliards d’individus ! Cette économie informelle, selon l’OIT a cru du fait des politiques d’ajustement structurels des année 1980 et 1990. En fait flexibilité et dérégulation sont des phénomènes intimement liés. L’économie informelle correspond à ce que K. Marx désignait par : « la tendance du capitalisme à générer une surpopulation [salariée] ». S’ajoute à cette tendance, celle de la féminisation du travail et de la prolétarisation des femmes. Ainsi, 1/3 de la main d’œuvre manufacturière dans les pays en développement sont des femmes et tout particulièrement dans les ZFI.

Chapitre 5 : Les tendances mondiales des salaires à l’ère néolibérale

J. Smith, dans ce chapitre, critique les données statistiques sur les salaires et les revenus dans le monde, il en souligne leur piètre qualité. Il tire de son étude plusieurs conclusions importantes :

  • La progression des délocalisations n’est pas simplement lié au faible coût de la main d’œuvre. S’y ajoute, les questions foncières, le coût de l’énergie…ajoutons y l’ouverture de marchés…J. Smith voit là le fait que le capitalisme non seulement exploite les Hommes mais aussi la nature.

  • La part du travail dans le revenu national décline à la fois dans les pays riches et pauvres. C’est un élément central de l’accroissement des inégalités. Ce fait est confirmé par les études de l’OIT. Ainsi en 2011 : « La part du revenu domestique qui revient au travail […] a baissé dans presque les 3/4 des 69 pays dans lesquels les informations étaient disponibles…Cette baisse est généralement plus prononcée dans les pays émergents et en développement que dans les pays avancés ».

  • La mondialisation de la production rend nécessaire de mesurer la division du revenu entre capital et travail à l’échelle mondiale.

  • À la question de la raison de cette baisse, J. Smith répond : «  Cette tendance spectaculaire témoigne du bouleversement des rapports de classe au détriment des producteurs de richesses ».

  • On ne peut remettre en cause cette tendance, produit des contradictions systémiques du capitalisme qui pour les résoudre doit plus exploiter encore la nature et la force de travail, sans s’attaquer au capitalisme lui-même. Il note là les limites de l’action « réformiste ».

En conclusion de ce chapitre, J. Smith s’exprime ainsi : « Le capitalisme est de plus en plus incapable de pourvoir aux besoins sociaux minimum de grands pans de la population travaillant dans les pays impérialistes et de la grande majorité de la population qui travaille dans les pays en développement ». Il s’agit ici de la base objective de la convergence de la lutte des classes au niveau national et mondial.

Le chapitre 6 traite de : « L’anomalie du pouvoir d’achat et le paradoxe de la productivité ». J. Smith montre que les écarts salariaux ne sont pas liés à la question de la productivité. Une telle approche des économistes orthodoxes a, selon lui, la vertu de masquer l’exploitation des travailleurs par les capitalistes et les pays pauvres par les pays riches. Il insiste sur la nécessité : « d’une théorie de la valeur et de la productivité qui parte d’une reconnaissance de la « nature double du travail, selon qu’il est exprimé en valeur d’usage ou valeur d’échange ».

Chapitre 7 : L’arbitrage mondial du travail : moteur essentiel de la mondialisation de la production

J. Smith s’appuie sur un constat préliminaire formulé ainsi par l’OIT : « …l’interaction entre ce marché du travail mondial émergent, mais extrêmement morcelé et les marchés de plus en plus ouverts aux produits et à la finance constitue un moteur essentiel de l’évolution du monde du travail ». L’arbitrage mondial du travail est selon l’auteur : « Une tactique de survie [pour le capital] de plus en plus pressante ». Le vaste réservoir de main d’œuvre généré par l’exode rural constitue une source d’exploitation nouvelle de la force de travail. Il rappelle que pour augmenter les profits deux possibilités s’offrent aux capitalistes :

  • La migration de la production vers les pays à bas salaires

  • L’immigration d’ouvriers à bas salaires exploitables à domicile

Ainsi, il fait le lien entre délocalisation de la production et immigration qui sont les deux faces d’utilisation de la réserve mondiale de main d’œuvre.

Si les entreprises attachent tant d’importance à la question du coût de la force de travail, c’est que seul le travail est source de production de valeur. J. Smith rappelle ce fondamental de l’analyse de Marx : « Le coût du travail vivant est central non seulement parce qu’il forme une part importante des coûts de production, mais aussi, et surtout parce que le travail vivant est la source de toute valeur ».

L’auteur estime, que : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une théorie de la production internationale, une théorie qui va expliquer comment la valeur créée par les ouvriers surexploités dans les pays à faibles salaires est captée par ces entreprises, États et consommateurs dans les pays impérialistes » .

Sur la base de ce constat, J. Smith se livre à une critique des marxistes occidentaux dont il estime, qu’ils ont négligé la question de « l’arbitrage mondial du travail » et de ses causes profondes refusant de voir et d’analyser le fait : « qu’une part significative des revenus utilisés par les États dans les pays impérialistes pour couvrir les coûts du salaire social provient de la surexploitation des travailleurs dans les pays opprimés ». Il estime que l’évolution la plus significative de l’impérialisme se trouve dans la transformation de ses propres processus d’extraction de la plus-value grâce à la mondialisation de la production induite par : «  l’arbitrage mondial du travail, un phénomène intégralement interne à la relation travail/capital ».

Chapitre 8 : L’impérialisme et la loi de la valeur

J. Smith se fixe un objectif de recherche : « La tâche qui nous attend est d’expliquer théoriquement son stade [celui de la plus-value] de développement impérialiste actuel ». Il rappelle que Marx s’était donné pour tâche : « d’expliquer la forme capitaliste de la relation de la valeur, afin de découvrir l’origine et la nature de la plus-value ». Il se pose la question de relier le Capital à la question de l’impérialisme au XXIe siècle. Pour cela, selon lui : « L’analyse de l’impérialisme contemporain doit se faire à partir de, et tenter d’expliquer, un fait d’une importance transcendantale : la disparité internationale systématique du taux d’exploitation6 ». De ce point de vue, l’arbitrage mondial du travail, le moteur du déplacement mondial de la production vers les pays à bas salaires, est la troisième forme de plus-value possible à côté de l’allongement du temps de travail et l’augmentation de la productivité. Ainsi, affirme-t-il : « Dans le monde réel, la baisse du taux de profit est compensée par de nombreux phénomènes. Dans ce livre, nous avons exploré un des plus importants, à savoir la délocalisation de la production ». Il conclue ce chapitre en reliant l’augmentation de la plus-value à l’évolution même du capitalisme en distinguant trois phases :

  • Capitalisme immature : la plus-value absolue comme forme prédominante du rapport capital-travail (augmentation du temps de travail)

  • Capitalisme mature : la plus-value relative comme forme prédominante du rapport capital-travail (augmentation de la productivité)

  • Capitalisme aujourd’hui : forme dominante, la surexploitation

Le chapitre 9 est consacré à la critique du PIB. Je n’insisterai pas sur ce chapitre.

Chapitre 10 : Tous les chemins mènent à la crise

Ce chapitre montre pourquoi les transformations et le déplacement de la production mondiale sont essentiels à la compréhension de la crise mondiale en cours. Crise qui selon J. Smith va durer : «  provoquer des guerres et des révolutions ». Les chemins de l’austérité, comme ceux de la planche à billet, cest à dire une politique keynésienne de relance par la consommation, nous conduisent au même endroit : une crise systémique. Il analyse la nature de cette crise en réfutant l’idée qu’elle prend sa source dans la finance comme le prétendent beaucoup d’analystes et d’hommes politiques mais bien dans la nature même de la production capitaliste. L’idée de l’économie réelle et vertueuse versus l’économie casino, celle de la finance, si chère aux social-démocrates et à la CES, est non seulement fausse mais induit l’idée qu’il y aurait un bon capitalisme qu’il suffirait de réformer. Cette thèse est largement partagé par tous les courants politiques de l’arc parlementaire.

J. Smith pointe que les marxistes européens n’ont pas su identifier la portée , voire l’existence du flux de plus-value nettement plus élevé depuis les pays à bas salaires vers les nations impérialistes. Ce fait écrit-il : « n’a pas sa place dans leur analyse de la crise ».

S’agissant du rôle et de la place de la Chine J. Smith y voit un nouveau centre de l’accumulation capitaliste mondiale mais minimise le caractère endogène de cette accumulation: « En Chine, il y a des capitalistes, une grande dose d’accumulation mais une grande partie est accumulée par les STN du Japon, des USA et d’autres pays riches…Malgré ses tentatives acharnées, d’accéder au développement, la Chine se caractérise toujours par sa dépendance aux exportations de biens à faible valeur ajoutée dans les économies impérialistes ». Cette affirmation pose un sérieux problème. Nous aurons donc à discuter ce point du rôle de la Chine et de sa place comme puissance impérialiste contestant la suprématie aux USA.

En conclusion, J. Smith résume sa thèse sur l’impérialisme : « Ce n’est pas simplement une crise financière, pas simplement non plus une crise du capitalisme de plus. C’est une crise de l’impérialisme ». Et comme le dit le leader révolutionnaire cubain Raul Valdes Vivo : « une crise sans issue capitaliste ». J. Smith ajoute : « La seule voie en avant pour l’Humanité est de commencer la transition vers un mode production communiste… »

5. Conclusion

Il est bien entendu difficile en un temps court de résumer toutes les analyses que développent John Smith dans son livre, richement documenté et toujours accompagné des éléments des débats théoriques. Il est un livre incontournable pour comprendre les mécanismes de la mondialisation capitaliste et il souligne les questions capitales de ce processus. Nous somme loin des banalités que l’on nous assène à longueur de journées sur les délocalisations voire les relocalisations. Il y a dans ce livre beaucoup de choses à discuter pour des marxistes et nous devons affronter ces débats car le grand mérite de John Smith c’est de mettre le doigt où cela fait mal, c’est à dire sur l’insuffisance d’analyse sur les questions internationales et de l’impérialisme et cela dans sa nature profonde puisque aujourd’hui capitalisme et impérialisme ne font qu’un. C’est à ce travail que le CUEM veut s’atteler et prendre part.

1 Karl Marx Friedrich Engels Manifeste du Parti Communiste, Éditions Sociales, 1983

2V. I. Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Les Éditions du Progrès, URSS, 1967

3https://vimeo.com/373193112

4Thomas Gomart, Guerres Invisibles, Éditions Tallandier, 2021

5Alain Bihr, le premier age du capitalisme, tome 1:L’expansion européenne, Éditions Page Deux, Lausanne ; Éditions Syllepse, Paris ; 2018

6Taux d’exploitation : Marx définit numériquement le taux d’exploitation comme le rapport de la plus-value extraite du salarié au salaire qui lui est remis. « Le ratio de la valeur du produit par rapport à la valeur payée sous formes de salaires n’est rien d’autre et rien de moins que le taux d’exploitation » selon J. Smith.