Sommaire :
- Jean-Claude RABEHERIFARA*, Impérialisme dans l’Afrique d’aujourd’hui et crises du capitalisme
- Michèle DECASTER, Les impérialismes dans l’Afrique d’aujourd’hui
* Directeur adjoint de l’AFASPA (Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique).
Jean-Claude RABEHERIFARA : Impérialisme dans l’Afrique d’aujourd’hui et crises du capitalisme
Le mot « impérialisme » est issu du mot « empire » pour le XIXe siècle. Pour le XXe siècle c’est la même idée, mais le contexte et les moyens pour y parvenir sont différents.
L’idée est d’étendre le plus loin possible – dans l’espace et dans le temps – l’exercice du pouvoir politique, culturel et militaire.
Les moyens :
- Avoir l’armée la plus puissante possible ;
- Accepter à la périphérie des pouvoirs autonomes mais subordonnés ;
- Faire travailler les machines économiques, au profit du Centre et dans ce Centre surtout au bénéfice des classes exerçant le pouvoir ;
- Assurer le prestige du Centre par son dynamisme culturel (la langue, les types de créativité etc.).
La permanence de l’impérialisme
Notre association, l’AFASPA (Association française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique), association anticolonialiste et anti-impérialiste qui a été créée en 1973 par des militants qui ont soutenu les luttes des peuples d’Afrique contre la domination coloniale et pour l’indépendance et qui ont réalisé que ces indépendances, dans la plupart des cas, n’ont pas amené la souveraineté.
Avant tout, l’impérialisme a été et est pour nous un fait et un processus qui sont constamment objet de questionnements en regard aux réalités et non un corpus et une entité figés.
Le « cadre logique » de notre compréhension de l’impérialisme intègre donc à la fois l’héritage conceptuel qui a armé les luttes fin du XIXe siècle-début du XXe siècle et les réévaluations de cet héritage par rapport à l’évolution des réalités, particulièrement les réalités vécues par les peuples d’Afrique. Ainsi, notre cadre logique analyse d’abord les spécificités de l’impérialisme dans ses articulations avec les crises du capitalisme.
À ce titre, il est utile de rappeler la définition donnée par V. I. Lenine : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. ».
* La domination des trusts a supplanté la libre concurrence, caractéristique d’un stade antérieur du capitalisme, celui du XIXe siècle.
* L’expansionnisme et le colonialisme sont intrinsèquement liés à la nouvelle phase du développement capitaliste.
* Le XXe siècle s’ouvrait comme « ère des guerres et des révolutions ».
L’impérialisme, caractérisé par Lenine comme « stade suprême du capitalisme », se caractérise par les points suivants :
« 1/ Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique,
2/ Fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière,
3/ Exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises,
4/ Formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde,
5/ Fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. »
Du bipolarisme au « consensus de Washington »
La crise du capitalisme est permanente : phase expansive et phase récessive se succèdent. Jusqu’ici, le capitalisme – en « se renouvelant » – a réussi à relativement surmonter ses crises, à rebondir… Pour nous, le processus est toujours dans la phase décrite par Lenine. Ainsi, se déroule la succession suivante :
* 1896-1919 : Phase expansive ;
* 1919-1945 : Phase récessive marqué particulièrement par le Krach boursier de 1929, aboutissement d’une crise générale de surproduction capitaliste ;
* 1940/45-1968/73 : Phase expansive avec les « Trente Glorieuses » et, dans sa foulée, les « décolonisations sans émancipation et sans souveraineté » : les puissances impérialistes (USA et anciens empires) se partagent la tutelle des néo-colonies ;
* Depuis 1968/1973 : Phase récessive qui est toujours en cours aujourd’hui (Une « onde longue », ont théorisé de nombreux économistes)…
– Ce qui est dénommé « la Crise » s’est ouvert par le « Tournant néolibéral ». Dans cette foulée, le « Consensus de Washington » (1989) y a cadré et cadre toujours une réorganisation tendancielle du procès néocolonial ; celle-ci a été ponctuée par la « Crise des matières premières », la « Crise du pétrole », d’une part, et la « Crise de la dette des pays dominés » suite aux surendettements par investissements forcés du Nord se traduisant le plus souvent par des « éléphants blancs » dans les pays du Sud, d’autre part.
Nota Bene : Selon Wikipedia, le « consensus de Washington » est un corpus de mesures d’inspiration libérale appliquées aux économies en difficulté face à leur dette (d’abord en Amérique latine puis plus largement) par les institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et soutenues par le département du Trésor américain. Il reprend les idées présentées en 1989, sous la forme d’un article par l’économiste John Williamson soutenant 10 propositions (voir ci-dessous) fortement inspirées de l’idéologie de l’école de Chicago.
- Une stricte discipline budgétaire ;
- Cette discipline budgétaire s’accompagne d’une réorientation des dépenses publiques vers des secteurs offrant à la fois un fort retour économique sur les investissements, et la possibilité de diminuer les inégalités de revenu (soins médicaux de base, éducation primaire, dépenses d’infrastructure) ;
- La réforme fiscale (élargissement de l’assiette fiscale, diminution des taux marginaux) ;
- La libéralisation des taux d’intérêt;
- Un taux de change unique et compétitif ;
- La libéralisation du commerce extérieur;
- Élimination des barrières aux investissements directs de l’étranger;
- Privatisation des monopoles ou participations ou entreprises de l’État, qu’il soit — idéologiquement — considéré comme un mauvais actionnaire ou — « pragmatiquement » — dans une optique de désendettement ;
- La déréglementation des marchés (par l’abolition des barrières à l’entrée ou à la sortie) ;
- La protection de la propriété privée, dont la propriété intellectuelle.
* « La Crise » en 2007-2008 a pris la forme d’une crise alimentaire et financière avec la « crise des subprimes » (prêts hypothécaires à risque) : dans cette nouvelle phase, les terres arables sont devenues une « valeur-refuge » pour le capital financier en quête de placements juteux… En fait, désormais, la « réorganisation tendancielle du procès néocolonial » met en place un véritable « Chaos organisé » (via des interventions militaires ou via des accaparements de terres) au profit de la poussée des multinationales dans le cadre de la mondialisation capitaliste… La nouvelle forme actuelle de « La Crise » décline des « politiques hégémoniques multipolaires » où compétitionnent puissances anciennes (USA, Europe) et « puissances émergentes » (Chine, Inde, Russie, Brésil, Afrique du Sud, Turquie etc.).
Nota Bene : Avec la Chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et l’implosion du « camp socialiste », les Etats européens se sont rangés sagement derrière les USA. Dès lors, il y a eu extension de l’OTAN, avec renforcement de son budget) et agressivité en tout genre (bombardement pour la première fois depuis 1945 d’une capitale en Europe – Belgrade –, intervention en Lybie etc.).
Plus de 25 ans après, la donne a changé. Certes les USA restent actuellement, de loin, la première puissance militaire au monde (environ 50% des dépenses mondiales). Cependant d’autres puissances n’acceptent plus le fait accompli. Elles affirment clairement leur souhait de créer un monde multipolaire : c’est publiquement le désir de la Russie et de la Chine, et ces deux pays font tout, chacun à sa manière, pour y parvenir : leur ambition hégémoniste reste encore modeste (le budget militaire de la Chine est le douzième (1/12) de celui des USA), mais les résultats sont là. L’Allemagne, discrètement, reconstitue son espace au cœur de l’Europe : elle dispose du premier budget militaire quantitatif de l’UE devant celui de la France.
Concernant l’Afrique, rappelons que, à la fin du XIXe siècle, un « mode d’emploi » a été institué entre les sept puissances européennes à la Conférence de Berlin (1884-1885) où des frontières sont tracées à travers le continent. Aujourd’hui, chaque puissance impérialiste a sa méthode. Les USA ont officiellement montré leur intérêt premier pour la zone Pacifique-Océan Indien où ils disposent de dix (10) porte-avions quand la Chine n’en a qu’un. Ainsi, relativement, l’intérêt de l’Europe pour l’Afrique est secondaire, marginalisé. Les anciennes colonies sont laissées à la garde de leurs deux anciens colonisateurs que sont la France et la Grande Bretagne, chacune dans son ex-sphère coloniale. Elles doivent y assurer un calme suffisant pour permettre les affaires avec la libre circulation des capitaux et des marchandises (grâce à des abolitions des droits de douane qui étaient la principale source de devises des Etats africains). Il s’agit aussi de s’assurer de l’allégeance de dirigeants formés aux USA et ayant travaillé dans les institutions FMI et Banque Mondiale. Corrompus jusqu’à la moelle, ils sont une garantie pour que la souveraineté soit réduite à sa plus simple expression. Le développement des troupes françaises au Mali et dans le Sahel ne s’explique que par cette feuille de route étatsunienne.
La Chine elle, répond aux demandes des Chefs Etats. Elle peut avoir intérêt au développement d’un véritable tissu économique local. Possibilité de manœuvre, ne veut pas dire océan d’illusions.
Pour tous les prédateurs, l’Afrique reste d’abord un réservoir fabuleux de matières premières. Autour de cette dynamique se crée une économie de services. Des emplois, parfois qualifiés, sont créés : une petite part de la richesse reste donc au pays. N’oublions pas la prédation des terres cultivables (les meilleures), pour la production de vivre à destination de la Chine et de l’Inde. Et la prédation des « terres rares » indispensables à l’électronique, et par incidence au « capitalisme vert ».
Derrière les IFD, les multinationales
Nous attirons votre attention sur les IFD (ou Institutions financières du développement), c’est-à-dire les institutions d’aide pour le développement qui sont clairement des outils financiers au service de l’impérialisme. S’agissant de la France, il s’agit du système AFD/PROPARCO.
– L’AFD (Agence française pour le développement) est l’opérateur pivot de l’aide publique française au développement : elle a la mission, confiée par les autorités françaises, de « contribuer au développement économique et social dans les pays du Sud ». « Elle soutient également les investissements des collectivités locales, ainsi que la croissance et la compétitivité du secteur privé dans les Outre-mer ».
– PROPARCO (Société de promotion et de participation pour la coopération économique) est la filiale de l’AFD dédiée au secteur privé : elle intervient depuis près de 40 ans en faveur du « développement durable » ; elle est présente dans 80 pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine ou encore du Moyen-Orient et participe au financement et à l’accompagnement d’entreprises et d’institutions financières. Son action se concentre sur les « secteurs clés du développement », à savoir les infrastructures avec un focus sur les énergies renouvelables, l’agro-industrie, les systèmes financiers, la santé, l’éducation…
Ce système AFD / PROPARCO s’intègre à un réseau européen (en général, soumis à la législation du Duché du Luxembourg)…
Signalons deux cas sur lesquels l’AFASPA s’est impliquée en alliance avec un réseau d’activistes internationaux, dont des réseaux africains :
– Le cas SOCAPALM / SOFINCO / BOLLORÉ au Cameroun
– Le cas Feronia, ex-Unilever, en RD Congo, permet de voir que les Américains et Canadiens sont aussi dans cette alliance des fonds de développement (qui, en même temps, sont en compétition)…
Conclusion provisoire
Comme l’a déjà clarifié la Table ronde sur le thème « L’impérialisme, notion dépassée ou réalité actuelle ? » que l’AFASPA a organisée au Salon anticolonial le 6 mars 2016, l’impérialisme reste une permanence, plus que jamais agressive. Pour mieux armer les luttes d’émancipation, il convient de saisir, en toute cohérence, avec lucidité et sans a priori, ses formes et outils renouvelés et les enjeux complexes qu’il impose aujourd’hui aux peuples dominés.
Michèle DECASTER, Les impérialismes dans l’Afrique d’aujourd’hui
Le diaporama de l’intervention de Michèle Decaster se trouve ici.