Retour sur nos conférences 2013/2014: un premier bilan

Le Cercle Universitaire d’Etudes Marxistes (C.U.E.M.) a été fondé dans l’intention de préciser quelques questions fondamentales du marxisme qui conditionnent l’action politique aujourd’hui, et avec le souci de contribuer, dans la mesure de nos moyens, à la formation des militants. Près d’un quart de siècle après la chute de l’URSS, l’interminable décomposition des Partis commu­nistes historiques (en termes de doctrine, d’audience, de crédibilité) et la multiplication des cou­rants réformateurs rendent sans doute nécessaire une redéfinition de notre action à partir des fon­damentaux. Par un curieux paradoxe, le capitalisme mondialisé semble à la fois tout-puissant et fragile. Ce système, qui n’a plus de concurrent pour le défier, engendre des crises de plus en plus graves et prolongées au point que certain parlent déjà d’une implosion programmée. Sa doctrine néolibérale du moins d’Etat, devenue la religion des journalistes, des hommes politiques et des financiers, n’est plus qu’une pâle idéologie que n’ose défendre aucun économiste sérieux. En réalité, elle exprime la subordination des Etats et des institutions internationales aux sociétés géantes, dites “multinationales”, opérant à l’échelle mondiale pour maximiser les avantages com­paratifs. Avec pour résultats la diminution, sinon la suppression des régulations étatiques anté­rieures par la protection sociale et l’interventionnisme économique et une concentration sans pré­cédent du capital dans ces grandes compagnies monopolistes. Celles-ci, tout en gardant une vraie base nationale, intègrent des capitaux de diverses origines dont elles concrétisent l’alliance. Sans surprise, leur concurrence féroce et leurs exigences de profits immédiats et massifs (en particulier financiers c’est à dire gagés sur des plus-values non encore réalisée) sont une cause d’instabilité majeure. Celle-ci se concrétise de diverses façons : stagnation économique, inégalités croissantes à l’intérieur des sociétés et entre celles-ci, menaces de crises et de guerres qui déjouent les prévi­ions et inspire la crainte de l’avenir.

Certes, nous sommes beaucoup à refuser toute résignation. Depuis la crise financière des “sub­primes“, que les économistes bourgeois ont été parfaitement incapables de prévoir, un large mou­vement de “retour à Marx” s’est manifesté. La chose est logique puisque Marx est le seul à avoir expliqué le mécanisme de suraccumulation à la base de ces crises récurrentes du capitalisme. Mais dans ce mouvement cohabitent différentes motivations non exclusives.

  • Une interrogation par rapport à l’économie politique marxiste ; sera-t-elle en mesure de pré­dire la catastrophe et de fournir les moyens de la conjurer?
  • Un désir de retour aux sources pour restaurer une “pureté originelle” supposée qui aurait été pervertie par d’éventuels révisionnismes.
  • La nostalgie d’un temps où le marxisme, en tant que théorie de la lutte des classes, légitimait toute la gauche et maintenait un équilibre gauche-droite conflictuel, dynamique et démocra­tique. En comparaison, le règne actuel de la pensée unique est peut-être plus dangereux qu’il n’y paraît.
  • Le constat d’un nombre considérable de questions soulevées par l’œuvre de Marx et laissées ensuite sans réponse au XXe siècle par ses successeurs. Si le Capital représentait un pas de géant, il était inachevé par rapport à son propre projet initial et nous voyons aujourd’hui combien les travaux de complément sont nécessaires.
  • De reconstruire une organisation politique révolutionnaire.

A la différence d’autres séminaires marxistes, nous ne cherchons pas systématiquement une com­préhension érudite de l’œuvre de Marx et de ses nombreux arrière-plans philosophiques ou éco­nomiques – sans y être évidemment indifférents. Nous nous attachons prioritairement à dégager le caractère actuel, et parfois déconcertant, des analyses de Marx pour réfléchir à la manière de les traduire concrètement dans la lutte d’émancipation des travailleurs.

Si le programme des Conférences 2013-2014 n’a pas été organisé en fonction d’un plan théma­tique précis, nous nous félicitons néanmoins d’avoir pu inviter six intervenants de talent dont les exposés ont abordé quelques problèmes-clés qui nous tenaient à cœur. Leurs exposés sont des aiguillons pour approfondir les quatre thèmes suivants (documents et références à venir).

1. Le thème de l’impérialisme a fait l’objet de trois éclairages convergents avec les conféren­ces de Samir Amin, d’Annie Lacroix-Riz et de Jean-Marie Chauvier :

Samir Amin, qui analyse depuis longtemps les différentes formes du “développement inégal” contrôlant l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, a abordé la question de l’impérialisme indirectement, en décrivant la crise actuelle du capitalisme. Celui-ci est un capitalisme de “mono­poles mondialisés” qui tient les États en sujétion grâce à des institutions supranationales facilitant la centralisation de la plus-value sous forme de rente monopoliste. Désormais les monopoles con­trôlent l’ensemble du système productif et toutes les activités non-monopolistes sont réduites à l’état de sous-traitance. Dans tous les domaines, ce système induit des déséquilibres majeurs. L’augmentation des inégalités dans les pays dominants empêche d’harmoniser l’offre et la deman­de, étouffe la croissance, gonfle la dette publique et facilite la financiarisation de l’économie et les “bulles” spéculatives. L’augmentation des inégalités entre les pays développés du “centre” (la “Triade” USA, Europe, Japon) et ceux de la périphérie, pourvoyeurs de matières premières, est une source permanente de tensions. L’exemple de la destruction de l’Irak de Sadam Hussein mon­tre que les pays de la Triade sont déterminés à faire la guerre pour garder le contrôle exclusif des ressources naturelles et de l’innovation technologique.

Grâce à l’ouverture récente des archives des années 1930, Annie Lacroix-Riz a étudié les rela­tions entre le grand capital français et allemand dans l’entre-deux-guerres. Ces archives sont essentielles car elles tracent une continuité entre les pratiques et les alliances inter-impérialistes franco-allemandes de l’entre-deux-guerres, de l’Occupation et de la “construction européenne” ultérieure. Ces grandes manœuvres du capital illustrent le principe du partage des marchés et du “partage-repartage” en fonction des rapports de force entre les partenaires. L’étude a montré comment la collusion des capitaux français et allemands dans l’entre-deux-guerres a préparé l’in­tense collaboration des années de guerre grâce à laquelle 45% des dépenses de guerre allemandes (pour l’essentiel sur le front russe) ont été payés par la France. Les travailleurs français ont perdu en moyenne 50% de leur pouvoir d’achat et 10-12 kg de poids par personne tandis que le grand capital français réalisait des superprofits en acceptant la domination de son homologue allemand. On voit ici comment les guerres du capital deviennent de véritables guerres et comment celles-ci permettent d’accroître l’exploitation des travailleurs et les profits des grandes familles. Tout natu­rellement, Annie Lacroix-Riz nous renvoie au petit livre de Lénine, “L’impérialisme, stade suprê­me du capitalisme” (1916).

L’impérialisme comporte de nombreux aspects, mais il se traduit toujours par une tentative d’ou­vrir de nouveaux marchés ou de nouveaux accès aux matières premières par la guerre. Ici, Jean-Marie Chauvier nous a montré, à propos du conflit qui se développe en Ukraine, que la géopoli­tique des années 1930 n’avait rien perdu de son actualité. L’Ukraine est un pays double (comme la Belgique) qu’il est facile de diviser en une partie occidentale, agraire et pro-européenne, et une partie orientale, industrielle et traditionnellement liée à la Russie. Le coup d’État de février der­nier résulte d’ingérences américaines directes (ONG, Fondations diverses), ou par Union Euro­péenne interposée. Il a été préparé de longue date par la réactivation des groupes “ultranationa­listes” (fascistes) d’Ukraine occidentale consécutive à la “révolution orange” et il a créé une situa­tion de guerre civile aux portes de la Russie. Rien de tel n’aurait été possible sans le relai local fourni par l’extrême-droite (“Pravy sektor“) héritière des bandéristes et des SS ukrainiens de Galicie. Le scénario rappelle les tentatives passées des konzerns allemands de s’approprier les richesses du pays à la faveur des deux guerres mondiales, tandis que les alliances “euroatlanti­ques” évoquent les grandes manœuvres des années 1930.

L’allusion d’Annie Lacroix-Riz à Lénine pose le problème suivant : ces trois conférences mon­trent que la question de l’impérialisme est plus que jamais d’actualité. Voici un siècle, les impé­rialismes nationaux (anglais, français, allemand, étatsunien, etc.) pouvaient être facilement iden­tifiés sur la base de leurs chasses gardées coloniales ou/et de leurs visées expansionnistes. Depuis 1945, deux phénomènes parfois synergiques et parfois contradictoires ont brouillé les repères. D’une part, la suprématie de l’impérialisme américain, issu du capitalisme le plus moderne, basé sur une économie géante, administrant à son profit la principale monnaie de réserve et dirigeant la coalition occidentale de la guerre froide. D’autre part, la croissance disproportionnée de mono­poles transnationaux capables de contrôler les Etats et de prendre les peuples en otage, directe­ment ou indirectement par l’intermédiaire d’institutions supranationales. Aujourd’hui, leurs straté­gies d’alliance, de concurrence et de conquête de marchés sont plus complexes et moins transpa­rentes qu’autrefois. Si les analyses du début du XXe siècle (Hobson, Hilferding, Luxemburg et Lénine) restent valides dans les grandes lignes, elles ne suffisent plus pour décoder les manœu­vres impérialistes et analyser les risques de guerre qui résultent de ces nouveaux rapports entre les monopoles et les Etats. Depuis Lénine, quelles recherches marxistes ont été menées sur ce sujet essentiel ? L’enjeu est pourtant évident au niveau des luttes politiques. L’indignation anti-impérialiste avait été mobilisatrice au temps de la guerre du Vietnam, des guerres coloniales, ou des Fronts antifascistes à l’époque de la montée du nazisme et de la guerre d’Espagne.

2. Le thème de la fin de l’URSS est un sujet sensible, abordé par Roger Keeran et Thomas Kenny, dans leur livre “Le socialisme trahi” :

Les soixante quatorze années de l’expérience soviétique sont pour longtemps un sujet d’études et d’interrogations ; il est, à l’évidence, essentiel de comprendre les raisons de la disparition de l’URSS. Cependant il est toujours aussi difficile de déterminer le rôle respectif des facteurs inter­nes et externes et en particulier celui de la pression impérialiste. A juste titre, Roger Keeran s’est insurgé contre les interprétations faisant du socialisme lui-même la cause de “l’échec de l’URSS”. Le socialisme fut au contraire un très grand succès : il a été capable d’assurer simultanément le progrès social et la performance économique : la protection maternelle et infantile et l’éducation, en même temps que les “premières” de la conquête spatiale. En fait, la disparition de l’URSS fut la conséquence directe des politiques de Gorbatchev. Face à l’agressivité impérialiste des USA de Reagan, celui-ci a multiplié les “gestes” sans contrepartie tout en soignant les maladies de crois­sance du socialisme avec des remèdes capitalistes qui ont fini par tuer le malade. Gorbatchev a décrédibilisé le Parti et paralysé l’économie par des injections d’économie mixte. Les origines du processus doivent être retracées au niveau de la croissance de la “deuxième économie”, issue du marché noir. Comme partout, ce dernier a été la conséquence d’une série de pénuries, y compris avant la guerre. Mais cette “économie grise” est devenue disproportionnée après Khrouchtchev et a créé une nouvelle “petite bourgeoisie” affairiste qui a servi de base sociale au gorbatchévisme. Simultanément, la corruption a gangrené le Parti et empêché tout redressement politique. A l’op­posé de cette évolution, Cuba a montré l’exemple d’une véritable lutte contre la corruption : le socialisme exige de la vigilance.

3. Le thème de la citoyenneté et de la souveraineté prend une importance toute particulière aujourd’hui :

Les institutions européennes conçues pour satisfaire les intérêts des monopoles mondialisés sapent les Etats-nations de notre continent. Tandis qu’on limite les attributs classiques de la sou­veraineté (faire les lois, battre monnaie, lever l’impôt et décider de la paix et de la guerre), les principes de solidarité et de cohésion fondant toute communauté nationale sont attaqués directe­ment par la philosophie utilitariste-individualiste des néolibéraux. Dans ces dernières années, le vote démocratique a été bafoué de toutes les manières possibles et le choix des citoyens annulé. Simultanément s’est installée une politique-spectacle à base de “petites phrases” et de débats fac­tices menés par un “clergé médiatique” occupé surtout de sondages et de prochaines élections. Devant cette situation, caractérisée par une montée sans précédent de l’abstention, Jean Salem nous a opportunément rappelé les origines historiques et les éléments critiques de la citoyenneté et de la souveraineté. Il a d’abord retracé l’histoire des trois premières Déclarations des Droits de l’Homme (1789, 1793 et 1795), avant d’évoquer la philosophie politique qui fonde – encore aujourd’hui – le pouvoir souverain. Celui-ci procède toujours d’un contrat, par lequel des citoyens égaux consentent une limitation de leur liberté inaliénable en échange de la sécurité. Cependant, les formes de la souveraineté restent une matière à discussion et Rousseau n’admet pas la déléga­tion de pouvoir qui fonde la démocratie représentative électorale. Les principes de la démocratie directe (Athènes, cantons suisses, la Commune de Paris) sont alors utilement confrontés à l’his­toire du suffrage universel et des nombreuses trahisons parlementaires. Une histoire qui nous oblige à un regard critique sur les tentatives de rénovation sociale à partir d’une coalition socialo-communiste (front populaire) qui voudrait parvenir au pouvoir par la voie électorale.

4. Le thème de l’émancipation chez Marx et son projet politique : une réflexion peu connue présentée par Ludovic Hetzel :

Marx avait un projet politique qui a été rejeté dans l’ombre par un siècle de marxisme et d’histoire du mouvement ouvrier, illustrés successivement par la social-démocratie allemande, la révolution russe et le marxisme-léninisme soviétique. Il part de la question suivante : comment résister au Capital qui semble tout-puissant? Marx estime que, même dans les pires conditions d’exploita­tion et d’esclavage, le travailleur écrasé et humilié ne devient jamais un robot. Il reste un être humain par son “autoactivité”, son potentiel d’initiative qui lui permet de s’adapter ou le pousse à la révolte. Cette “liberté concrète” résiduelle (superbement illustrée par Chaplin dans “Les Temps Modernes“) permet d’articuler les deux facteurs de résistance : (a) la spontanéité individuelle ou collective et (b) l’action et l’organisation syndicale et politique. En l’absence de cette dernière, l’expérience des luttes ne s’accumule pas. Mais la spontanéité est le moteur et le remède à la sclé­rose qui guette toute organisation (selon l’adage juridique repris par Marx : le mort saisit le vif). Ludovic Hetzel retrace l’utilisation de ces deux concepts dans l’œuvre de Marx en faisant parti­culièrement référence aux luttes du prolétariat contre l’augmentation de la durée de travail au XIXe siècle. Lorsque ces deux facteurs semblent entrer en conflit – comme par exemple pour la conquête du pouvoir par le Parti communiste – Marx choisit toujours la spontanéité. Il s’en dégage une conclusion essentielle : le rôle du Parti communiste est à la fois limité (il permet au prolé­tariat de résister à la pression idéologique du Capital) et décisif : le moment venu, lui seul pourra formuler les propositions d’action qui lanceront le mouvement.