Luigi Alberto Sanchi, chargé de recherche CNRS à l’Institut d’Histoire du Droit (UMR de l’Université Paris II), est diplômé de lettres et agrégé de grammaire. Il est docteur en histoire. Sa thèse a été codirigée par Luciano Canfora. Spécialiste de la renaissance française, ses livres et articles portent sur la philologie, en particulier grecque, à l’époque de Guillaume Budé. En 2015, il a organisé avec la Sorbonne – Paris IV un colloque intitulé « Le carrefour culturel parisien au tournant de 1500 » (actes parus aux éditions PUPS sous le titre Paris, Carrefour culturel au tournant de 1500. Il a traduit en français plusieurs ouvrages italiens, parmi lesquels La Crise du capitalisme et Marx. Abrégé du capital rapporté au xxie siècle de Domenico Moro (Éditions Delga, 2009).
Michel Gruselle ouvre la séance en rappelant quelques précautions d’usage, y compris de rallumer les téléphones portables en sortant (et par conséquent de les éteindre maintenant). Il fait remarquer que, cette année, le CUEM a introduit quelques nouveaux thèmes et de nouveaux orateurs (faisant partie du collectif d’organisation) dont la conférence d’aujourd’hui fait partie. Il annonce, pour le début de l’année prochaine un cycle de conférence sur Renault, forteresse ouvrière, avant d’introduire Luigi Alberto Sanchi sur la question des luttes de classes dans l’Empire Romain.
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Plan de l’exposé
Préambule — Intérêt de la question, généralités sur l’histoire romaine, le point de vue marxiste.
- — Origines et développement de l’antagonisme patriciens-plébéiens (v. 550-350 av. JC). Les dernier rois étrusques philo-plébéiens. La réaction oligarchique républicaine (509), hostile à la plèbe. Les luttes pour les droits et pour l’égalité.
- — Au tournant du millénaire : la crise de la république romaine et la fondation du « principat » (que nous appelons « Empire »). Les transformations sociales : ruine des citoyens-soldats agriculteurs et développement de l’économie d’esclaves. Toute-puissance du Sénat après la Seconde Guerre punique (204). L’échec des Gracques (122), Livius Drusus. La réforme de l’armée par C. Marius (107) : des généraux ambitieux entraînent des masses prolétarisées et déterminent la politique de Rome. Jules César réussit à vaincre la réaction sénatoriale et, après son assassinat, « l’Empire » inaugure un système d’exploitation du travail plus « moderne ».
- — Le mode de production esclavagiste. Types d’esclaves. Les révoltes d’esclaves aux IIe et Ier siècles (en Sicile, puis Spartacus). Répressions et affranchissements d’esclaves. L’influence du christianisme. La politique monétaire et les classes moyennes avant et après Constantin. Comment dater la fin de l’Antiquité? Par la fin du « mode de production esclavagiste ».
Conclusions et débat. — Nécessité d’étudier Rome du point de vue socio-économique : Exemplarité politique et persistance de certains éléments aux époques suivantes. Mais attention aux anachronismes !…
Préambule
Luigi Sanchi se définit d’abord comme « non-spécialiste » d’un sujet « très vaste » et « très complexe », mais qu’il semble tout de même intéressant de parcourir rapidement pour brosser un résumé simplifié. En effet, bien que le sujet paraisse obsolète, il reste tout à fait fondamental pour illustrer la capacité de la méthode marxiste de lire les événements du passé à la lumière de la lutte des classes comme « moteur de l’histoire ». Le but est évidemment de (re)construire un consensus (si possible hégémonique) chez les intellectuels.
Sur le sujet, il existe d’ailleurs une littérature marxiste authentique, à commencer par des développements de Marx lui-même, ou d’Engels (Origines de la Famille, de la propriété privée et de l’État et le Christianisme primitif), et les analyses de l’école soviétique d’histoire, par exemple le manuel de Kovalev ou les volumes consacrés à l’Antiquité de l’Histoire universelle de l’Académie des Sciences de l’URSS.
1. Les origines et le développement de l’antagonisme patriciens-plébéiens
Le problème de l’antagonisme des classes à Rome est posé clairement lorsque les derniers rois étrusques doivent céder la place à la première république patricienne (509 av. JC). Ces rois étrusques avantageaient la plèbe à travers l’institution militaire, pilier de leur régime – une sorte de « démocratie militaire », comme on l’a appelée. La réaction solidaire des élites fut l’instauration d’une République oligarchique orientée clairement contre la plèbe. Alors commence une longue lutte pour l’égalité des droits qui durera jusqu’au milieu du IVe siècle après JC. Pour encadrer et dévoyer les revendications et les énergies populaires, les patriciens ont utilisé couramment les aventures guerrières, voire l’état d’exception. L’époque actuelle n’a rien inventé. On peut voir des reflets de cette opposition dans des pages célèbres, comme celles de Tite-Live qui, bien que postérieures de quelques siècles, s’efforcent de rendre l’esprit de ces temps reculés :
Lecture-1 : Tite-Live : Discours du Consul Titus Quinctus Capitolinus au peuple
Point de vue des patriciens. Titus est consul pour la 4e fois et feint de regretter de ne pas avoir disparu après son troisième mandat, pour éviter la honte militaire.
(Tite-Live, Histoire romaine, livre III ; traduction française de Désiré Nisard, 1864)
[Les Èques réunis aux Volsques marchent sur Rome après avoir envahi le territoire romain, en l’an 446 av. J.-C.]
67 (1) […] « Quoique ma conscience ne me fasse aucun reproche, Romains, ce n’est cependant qu’avec une extrême honte que je me présente devant votre assemblée. Vous le savez, la tradition en conservera le souvenir pour nos descendants, les Èques et les Volsques, à peine les égaux des Herniques, sous le quatrième consulat de Titus Quinctius, se sont impunément présentés en armes sous les murs de Rome. (2) Si j’avais su que cette infamie fût réservée à cette année (quoique depuis longtemps l’état des affaires ne permette de rien prévoir d’heureux), l’exil ou la mort, à défaut d’autre moyen, m’eussent évité le déshonneur. (3) Quoi ! si des hommes de cœur eussent manié ces armes que nous avons vues devant nos portes, Rome était prise sous mon consulat ! J’avais assez d’honneurs, assez et trop de jours ; il m’eût fallu mourir à mon troisième consulat. »
« (4) À qui s’adresse le mépris de ces lâches ennemis ? À nous, consuls, ou bien à vous, Romains ? Si la faute en est à nous, enlevez l’autorité à ces mains indignes, et, si ce n’est assez, infligez-nous un châtiment. (5) Si c’est votre faute, ah ! que les dieux et les hommes se gardent de vous en punir ; il suffit que vous vous en repentiez. Non, l’ennemi n’a pas méprisé des lâches, il n’a pas eu confiance en son courage. Si souvent mis en déroule et en fuite, dépouillé de son camp et de ses terres, envoyé sous le joug, il sait se connaître et nous connaître. (6) La discorde qui règne entre les divers ordres, l’acharnement des patriciens et des plébéiens les uns contre les autres : voilà le poison qui nous tue. Cette soif immodérée, chez nous, de puissance ; chez vous, de liberté ; votre dégoût pour les magistrats patriciens, le nôtre pour les plébéiens, ont enflé leur courage.
« (7) Au nom des dieux, que voulez-vous ? Vous avez désiré des tribuns du peuple ; nous avons consenti à vous les donner par amour pour la concorde. Vous avez voulu des décemvirs ; nous avons souffert leur création. Vous vous êtes dégoûtés des décemvirs ; nous les avons forcés à résigner leurs charges. (8) Votre ressentiment les poursuivit dans la vie privée ; nous avons supporté la mort et l’exil des plus illustres, des plus honorables personnages. (9) Vous avez voulu de nouveau créer des tribuns du peuple ; vous les avez créés : des consuls de votre ordre, bien que cela nous parût une injure pour les patriciens, nous avons vu donner au peuple une magistrature patricienne. Vous avez l’appui du tribunat, l’appel au peuple, des plébiscites obligatoires pour les patriciens ; sous prétexte d’égalité dans les lois, vous opprimez nos droits ; nous l’avons souffert, nous le souffrirons. (10) Quel sera donc le terme de nos dissensions ? Quand n’aurons-nous qu’une seule ville ? quand sera-t-elle notre commune patrie ? Nous, vaincus, nous supportons mieux le repos que vous, nos vainqueurs. »
« (11) Vous suffit-il de vous être rendus redoutables pour nous ? C’est en haine de nous qu’on occupe l’Aventin ; c’est en haine de nous qu’on occupe le mont Sacré. Les Esquilies sont presque tombées au pouvoir de l’ennemi, le Volsque en franchissait la chaussée, et personne ne l’en a repoussé. Contre nous vous êtes des hommes, contre nous vous avez des armes. »
68 (1) « Courage ! et quand vous aurez ici assiégé le sénat, quand vous aurez semé la haine dans le forum, quand vous aurez rempli les prisons des premiers citoyens, (2) profitez de cette ardeur si bouillante, et sortez par la porte Esquiline. Si vous n’osez encore le faire, voyez du moins du haut de vos murs vos champs dévastés par le fer et la flamme, voyez emmener le butin, et fumer épars les toits incendiés. (3) Mais c’est l’état seul qui souffre. On brûle nos campagnes, on assiège notre ville, l’honneur de la guerre reste aux ennemis. Et vous donc ! en quel état sont vos intérêts privés ? Bientôt chacun apprendra quelles pertes il a faites dans la campagne. Que pourrez-vous obtenir ici en dédommagement ? (4) Les tribuns vous ramèneront-ils, vous rendront-ils ce que vous avez perdu ? Des cris, des paroles tant qu’il vous plaira d’en ouïr ; des accusations contre les premiers de la cité, des lois les unes sur les autres, des assemblées enfin. Mais jamais aucun de vous n’a retiré de ces assemblées le moindre avantage pour ses affaires, pour sa fortune (5) Qui de vous en a rapporté autre chose à sa femme ou à ses enfants, que des haines, des rancunes, des inimitiés publiques ou privées, contre lesquelles votre courage et votre innocence ne sauraient vous garantir, et qui nécessitent des secours étrangers ?
« (6) Certes, lorsque vous faisiez la guerre guidés par nous, consuls, et non par des tribuns ; dans le camp et non dans le forum ; lorsque vos cris étaient la terreur de l’ennemi dans les batailles, et non celle des sénateurs de Rome dans l’assemblée ; chargés de butin, maîtres du camp de l’ennemi, gorgés de richesses et de gloire, de celle de l’état et de la vôtre, vous reveniez triomphants chez vous dans vos pénates ; maintenant vous en laissez sortir l’ennemi chargé de vos dépouilles. (7) Restez attachés à cette tribune, passez votre vie au forum ! la nécessité de combattre vous poursuit à mesure que vous la fuyez. Il vous semblait doux de marcher contre les Èques et les Volsques ? la guerre est à vos portes. Si vous ne l’en chassez, vous l’aurez bientôt dans vos murs, elle montera sur la citadelle, au Capitole ; elle vous poursuivra dans vos demeures. (8) Il y a deux ans que le sénat ordonna l’enrôlement, et décida que l’armée partirait pour l’Algide. Nous demeurons tranquillement chez nous, disputant à la manière des femmes, jouissant de la tranquillité présente, sans prévoir que de ce repos naîtrait une foule de guerres. »
« (9) Je sais qu’on pourrait dire des choses plus agréables : mais il faut sacrifier l’agrément à la vérité, et si mon caractère ne m’en faisait une loi, la nécessité m’y réduirait. En vérité, Romains, je voudrais vous plaire, mais j’aime encore mieux vous sauver, quelles que doivent être vos dispositions à mon égard. (10) La nature veut que celui qui parle à la multitude pour son propre intérêt, soit plus goûté que celui dont l’esprit n’envisage que le bien général, à moins que vous ne pensiez que ces complaisants publics, ces courtisans du peuple qui ne veulent vous voir ni sous les armes ni en repos, vous excitent, vous poussent dans votre propre intérêt. (11) De vos agitations, ils recueillent de l’honneur ou du profit. Comme la bonne harmonie des deux ordres réduirait ces hommes au néant, ils préfèrent un mauvais rôle à la nullité, et, pour être quelque chose, ils se font chefs d’émeutes et de séditions. (12) Si vous pouviez enfin vous dégoûter de ces abus, et reprendre les mœurs de vos pères et vos anciennes habitudes, en dépouillant les nouvelles, je ne me refuse à aucun supplice, (13) si dans peu de jours je n’ai battu et mis en fuite ces dévastateurs de nos campagnes, si je ne les ai chassés de leur camp, et fait passer de nos portes et de nos remparts, dans leurs villes, la terreur dont vous êtes frappés. »
Lecture-2 : Tite-Live : Discours du tribun Canuléius devant l’assemblée du peuple
Point de vue des plébéiens. Les tribuns de la plèbe insistent sur l’humiliation permanente subie par les plébéiens, plus maltraités que des étrangers. Revendication du droit au mariage mixte (interclassiste) et de l’accès aux charges publiques hautes, appelées « honneurs ». Il est rappelé que l’Histoire est faite d’évolutions et de conquêtes démocratiques.
(Tite-Live, Histoire romaine, livre IV ; traduction française de Désiré Nisard, 1864)
[En 445, Canuleius s’oppose à la levée militaire que proposaient les patriciens pour faire diversion, ne voulant pas accepter les mariages mixtes ni des consuls plébéiens]
3 (1) Tandis que ces choses se passaient dans le sénat, Canuléius parlait ainsi pour ses lois et contre les consuls : (2) « Déjà, Romains, j’ai souvent eu l’occasion de remarquer à quel point vous méprisaient les patriciens, et combien ils vous jugeaient indignes de vivre avec eux dans la même ville, entre les mêmes murailles. (3) Mais je n’en ai jamais été plus frappé qu’aujourd’hui, en voyant avec quelle fureur ils s’élèvent contre nos propositions. Et cependant, à quoi tendent- elles, qu’à leur rappeler que nous sommes leurs concitoyens, et que si nous n’avons pas les mêmes richesses, nous habitons du moins la même patrie ? (4) Par la première, nous demandons la liberté du mariage, laquelle s’accorde aux peuples voisins et aux étrangers : nous-mêmes nous avons accordé le droit de cité, bien plus considérable que le mariage, à des ennemis vaincus. (5) L’autre proposition n’a rien de nouveau ; nous ne faisons que redemander et réclamer un droit qui appartient au peuple, le droit de confier les honneurs à ceux à qui il lui plaît. (6) Y a-t-il là de quoi bouleverser le ciel et la terre ? de quoi se jeter sur moi, comme ils l’ont presque fait tout à l’heure dans le sénat ? de quoi annoncer qu’ils emploieront la force, qu’ils violeront une magistrature sainte et sacrée ?
« (7) Eh quoi ! donc, si l’on donne au peuple romain la liberté des suffrages, afin qu’il puisse confier à qui il voudra la dignité consulaire ; et si l’on n’ôte pas l’espoir de parvenir à cet honneur suprême à un plébéien qui en sera digne, cette ville ne pourra subsister ! C’en est fait de l’empire ! et parler d’un consul plébéien, c’est presque dire qu’un esclave, qu’un affranchi pourra le devenir ! (8) Ne sentez-vous pas dans quelle humiliation vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s’ils le pouvaient, de partager avec eux la lumière. Ils s’indignent que vous respiriez, que vous parliez, que vous ayez figure humaine. (9) Ils vont même (que les dieux me pardonnent !) jusqu’à appeler sacrilège la nomination d’un consul plébéien. Je vous en atteste ! «
« Si les fastes de la république, si les registres des pontifes ne nous sont pas ouverts, ignorons-nous pour cela ce que pas un étranger n’ignore ? Les consuls n’ont-ils pas remplacé les rois ? n’ont-ils pas obtenu les mêmes droits, la même majesté ? (10) Croyez-vous que nous n’ayons jamais entendu dire que Numa Pompilius, qui n’était ni patricien, ni même citoyen romain, fut appelé du fond de la Sabine par l’ordre du peuple, sur la proposition du sénat, pour régner sur Rome ? (11) Que, plus tard, Lucius Tarquinius, qui n’appartenait ni à cette ville ni même à l’Italie, et qui était fils de Démarate de Corinthe, transplanté de Tarquinies, fut fait roi du vivant des fils d’Ancus ? (12) Qu’après lui Servius Tullius, fils d’une captive de Corniculum, Servius Tullius, né d’un père inconnu et d’une mère esclave, parvint au trône sans autre titre que son intelligence et ses vertus ? Parlerai-je de Titus Tatius le Sabin, que Romulus lui-même, fondateur de notre ville, admit à partager son trône ? «
« (13) Ainsi, c’est en n’excluant aucune classe où brillait le mérite, que l’empire romain s’est agrandi. Rougissez donc d’avoir un consul plébéien, quand vos ancêtres n’ont pas dédaigné d’avoir des étrangers pour rois ; quand, après même l’expulsion des rois, notre ville n’a pas été fermée au mérite étranger. (14) En effet, n’est-ce pas après l’expulsion des rois que la famille Claudia a été reçue non seulement parmi les citoyens, mais encore au rang des patriciens ? (15) Ainsi, d’un étranger on pourra faire un patricien, puis un consul ; et un citoyen de Rome, s’il est né dans le peuple, devra renoncer à l’espoir d’arriver au consulat ! (16) Cependant croyons-nous qu’il ne puisse sortir des rangs populaires un homme de courage et de cœur, habile dans la paix et dans la guerre, qui ressemble à Numa, à Lucius Tarquinius, à Servius Tullius ? (17) ou si cet homme existe, pourquoi ne pas permettre qu’il porte la main au gouvernail de l’état ? Voulons-nous que nos consuls ressemblent aux décemvirs, les plus odieux des mortels, qui tous alors étaient patriciens, plutôt qu’aux meilleurs des rois, qui furent des hommes nouveaux ?
4 « (1) Mais, dira-t-on, jamais depuis l’expulsion des rois un plébéien n’a obtenu le consulat. Que s’ensuit-il ? Est-il défendu d’innover ? et ce qui ne s’est jamais fait (bien des choses sont encore à faire chez un peuple nouveau) doit-il, malgré l’utilité, ne se faire jamais ? (2) Nous n’avions sous le règne de Romulus, ni pontifes, ni augures : ils furent institués par Numa Pompilius. Il n’y avait à Rome ni cens, ni distribution par centuries et par classes ; Servius Tullius les établit. (3) Il n’y avait jamais eu de consuls : les rois une fois chassés, on en créa. On ne connaissait ni le nom, ni l’autorité de dictateur : nos pères y pourvurent. Il n’y avait ni tribuns du peuple, ni édiles, ni questeurs : on institua ces fonctions. Dans l’espace de dix ans, nous avons créé les décemvirs pour rédiger nos lois, et nous les avons abolis. (4) Qui doute que dans la ville éternelle, qui est destinée à s’agrandir sans fin, on ne doive établir de nouveaux pouvoirs, de nouveaux sacerdoces, de nouveaux droits des nations et des hommes ? «
« (5) Cette prohibition des mariages entre patriciens et plébéiens, ne sont-ce pas ces misérables décemvirs qui l’ont eux-mêmes imaginée dans ces derniers temps, pour faire affront au peuple ? Y a-t-il une injure plus grave, plus cruelle, que de juger indigne du mariage une partie des citoyens, comme s’ils étaient entachés de quelque souillure ? (6) N’est-ce pas souffrir dans l’enceinte même de la ville une sorte d’exil et de déportation ? Ils se défendent d’unions et d’alliances avec nous ; ils craignent que leur sang ne se mêle avec le nôtre. (7) Eh bien ! si ce mélange souille votre noblesse que la plupart, originaires d’Albe ou de Sabine, vous ne devez ni au sang, ni à la naissance, mais au choix des rois d’abord, et ensuite à celui du peuple qui vous a élevés au rang de patriciens ; il fallait en conserver la pureté par des mesures privées ; il fallait ne pas choisir vos femmes dans la classe du peuple, et ne pas souffrir que vos filles, que vos sœurs choisissent leurs époux en dehors des patriciens. »
« (8) Jamais plébéien n’eût fait violence à une jeune patricienne : de pareils caprices ne siéent qu’aux patriciens ; et jamais personne ne vous eût contraint à des unions auxquelles vous n’auriez pas consenti. (9) Mais les prohiber par une loi, mais défendre les mariages entre patriciens et plébéiens, c’est un outrage pour le peuple : ce serait aussi bien d’interdire les mariages entre les riches et les pauvres. (10) Jusqu’ici on a toujours laissé au libre arbitre des particuliers le choix de la maison où une femme devait entrer par mariage, de celle où un homme devait prendre une épouse ; et vous, vous l’enchaînez dans les liens d’une loi orgueilleuse, pour diviser les citoyens, et faire deux états d’un seul. (11) Pourquoi ne décrétez-vous pas également qu’un plébéien ne pourra demeurer dans le voisinage d’un patricien, ni marcher dans le même chemin, ni s’asseoir à la même table, ni se montrer sur le même forum ? N’est-ce pas la même chose que de défendre l’alliance d’un patricien avec une plébéienne, d’un plébéien avec une patricienne ? Qu’y aurait-il de changé au droit, puisque les enfants suivent l’état de leur père ? (12) Tout ce que nous demandons par là, c’est que vous nous admettiez au nombre des hommes et des citoyens ; et, à moins que notre abaissement et notre ignominie ne soient pour vous un plaisir, vous n’avez pas de raison pour vous y opposer. »
5 « (1) Mais enfin, est-ce à vous ou au peuple romain qu’appartient l’autorité suprême ? A-t-on chassé les rois pour fonder votre domination, ou pour établir l’égalité de tous ? (2) Il doit être permis au peuple de porter, quand il lui plaît, une loi. Sitôt que nous lui avons soumis une proposition, viendrez-vous toujours, pour le punir, ordonner des levées ? Au moment où moi, tribun, j’appellerai les tribus au suffrage, toi, consul, tu forceras la jeunesse à prêter serment, tu la traîneras dans les camps, tu menaceras le peuple, tu menaceras le tribun ? (3) En effet, n’avons-nous pas déjà éprouvé deux fois ce que peuvent ces menaces contre l’union du peuple ? Mais c’est sans doute, par indulgence que vous vous êtes abstenus d’en venir aux mains ! non ! s’il n’y a pas eu de prise, n’est-ce pas que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré ? (4) Et aujourd’hui encore, il n’y aura pas de lutte, Romains ; ils tenteront toujours votre courage, et ne mettront jamais vos forces à l’épreuve. »
« (5) Ainsi, consuls, que cette guerre soit feinte ou sérieuse, le peuple est prêt à vous y suivre, si, en permettant les mariages, vous rétablissez enfin dans Rome l’unité ; s’il lui est permis de s’unir, de se joindre, de se mêler à vous par des liens de famille ; si l’espoir, si l’accès aux honneurs cessent d’être interdits au mérite et au courage ; si nous sommes admis à prendre rang dans la république ; si, comme le veut une liberté égale, il nous est accordé d’obéir et de commander tour à tour par les magistratures annuelles. (6) Si ces conditions vous répugnent, parlez, parlez de guerre tant qu’il vous plaira ; personne ne donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne voudra combattre pour des maîtres superbes qui ne veulent nous admettre ni à partager avec eux les honneurs, ni à entrer dans leurs familles. »
Il est important d’entendre ces textes et de se souvenir que, bien avant Marx, les luttes de la plèbe romaine ont inspiré la vision politique de Machiavel qui établit un lien direct entre les « bonnes lois » et la dialectique de la liberté.
Lecture-3 : Machiavel, Discours sur la Première décade de Tite-Live (1519)
La désunion entre le peuple et le Sénat de Rome, cause de la grandeur et de la liberté de la république
(Machiavel, Discours sur la Première décade de Tite-Live, 1519, chap. I, 4 ; traduction française de Jean-Vincent Périès, 1825)
Je ne veux point passer sous silence les désordres qui régnèrent dans Rome depuis la mort des Tarquins jusqu’à l’établissement des tribuns; je m’élèverai en outre contre les assertions de ceux qui veulent que Rome n’ait été qu’une république tumultueuse et désordonnée, et qu’on eût trouvée bien inférieure à tous les autres gouvernements de la même espèce, si sa bonne fortune et ses vertus militaires n’avaient suppléé aux vices qu’elle renfermait dans son sein. Je ne nierai point que la fortune et la discipline n’aient contribué à la puissance des Romains ; mais on aurait dû faire attention qu’une discipline excellente n’est que la conséquence nécessaire des bonnes lois, et que partout où elle règne, la fortune, à son tour, ne tarde pas à faire briller ses faveurs.
Mais venons-en aux autres particularités de cette cité. Je dis que ceux qui blâment les dissensions continuelles des grands et du peuple me paraissent désapprouver les causes mêmes qui conservèrent la liberté de Rome, et qu’ils prêtent plus d’attention aux cris et aux rumeurs que ces dissensions faisaient naître, qu’aux effets salutaires qu’elles produisaient. Ils ne veulent pas remarquer qu’il existe dans chaque gouvernement deux sources d’opposition, les intérêts du peuple et ceux des grands ; que toutes les lois que l’on fait au profit de la liberté naissent de leur désunion, comme le prouve tout ce qui s’est passé dans Rome, où, pendant les trois cents ans et plus qui s’écoulèrent entre les Tarquins et les Gracques, les désordres qui éclatèrent dans ses murs produisirent peu d’exils, et firent couler le sang plus rarement encore. On ne peut donc regarder ces dissensions comme funestes, ni l’État comme entièrement divisé, lorsque durant un si long cours d’années ces différends ne causèrent l’exil que de huit ou dix individus, les condamnations à l’amende de bien peu de citoyens, et la mort d’un plus petit nombre. On ne peut donc en aucune manière appeler désordonnée une république où l’on voit éclater tant d’exemples de vertus ; car les bons exemples naissent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, et les bonnes lois de ces désordres mêmes que la plupart condamnent inconsidérément. En effet, si l’on examine avec attention la manière dont ils se terminèrent, on verra qu’ils n’ont jamais enfanté ni exil ni violences funestes au bien public, mais au contraire qu’ils ont fait naître des lois et des règlements favorables à la liberté de tous.
Et si quelqu’un disait : Mais n’est-ce pas une conduite extraordinaire, et pour ainsi dire sauvage, que de voir tout un peuple accuser à grands cris le sénat, et le sénat, le peuple, les citoyens courir tumultueusement à travers les rues, fermer les boutiques, et déserter la ville? Toutes choses qui épouvantent même à la simple lecture. Je répondrai que chaque État doit avoir ses usages, au moyen desquels le peuple puisse satisfaire son ambition, surtout dans les cités où l’on s’appuie de son influence pour traiter les affaires importantes. Parmi les États de cette espèce, Rome avait pour habitude, lorsque le peuple voulait obtenir une loi, de le voir se livrer aux extrémités dont nous venons de parler, ou refuser d’inscrire son nom pour la guerre; de sorte que, pour l’apaiser, il fallait le satisfaire sur quelque point. Le désir qu’ont les nations d’être libres est rarement nuisible à la liberté, car il naît de l’oppression ou de la crainte d’être opprimé. Et s’il arrivait qu’elles se trompassent, les harangues publiques sont là pour redresser leurs idées ; il suffit qu’un homme de bien se lève et leur démontre par ses discours qu’elles s’égarent. Car les peuples, comme l’a dit Cicéron, quoique plongés dans l’ignorance, sont susceptibles de comprendre la vérité, et ils cèdent facilement lorsqu’un homme digne de confiance la leur dévoile.
Soyons donc avares de critiques envers le gouvernement romain et faisons attention que tout ce qu’a produit de meilleur cette république provient d’une bonne cause. Si le tribunat doit son origine au désordre, ce désordre même devient digne d’éloges, puisque le peuple obtint par ce moyen sa part dans le gouvernement, et que les tribuns furent les gardiens des libertés romaines.
2. Au tournant du millénaire : Crise de la république romaine et fondation du « principat »
[voir entre autres le livre d’Henry Parenti sur L’assassinat de Jules César récemment paru chez Delga]
Avec la victoire sur Hannibal dans la Deuxième Guerre Punique, le Sénat est politiquement tout-puissant. De plus, avec l’extension des conquêtes militaires, la composition de classe à Rome devient plus complexe. La masse des prisonniers de guerre est devenue une masse d’esclaves qui a investi la production. En outre, les denrées alimentaires affluent de toutes les régions conquises et les prix baissent. Les petits cultivateurs romains sont ruinés. Or ce sont des citoyens-soldats qui fournissent le plus gros des effectifs de l’armée. Laquelle est encore une armée de conscription. Les patriciens, dont beaucoup se sont enrichis au gouvernement des nouvelles provinces, rachètent les terres vacantes. Autour de Rome, ils deviennent de grands propriétaires terriens dont les domaines sont cultivés par des esclaves. Loin de Rome, dans les pays conquis, les mêmes deviennent des colonisateurs particulièrement rapaces. Le Sénat – qui est leur organe politique – refuse tout aménagement. Cette aristocratie est appuyée par les plébéiens riches qui font des affaires dans la finance et la production industrielle.
C’est dans ce contexte de tensions croissantes que se situe l’histoire de Gracques, les deux frères Tibérius et Caius, assassinés respectivement en 133 et 121 av. JC. Issus d’une famille aristocratique, ils voulaient réformer la structure économique par des lois agraires, limiter les pouvoirs du Sénat et accorder la parité aux peuples italiques, alliés mais subordonnés à Rome. Leurs tentatives furent noyées dans le sang et les intrigues, la plus significative étant la manipulation menée par Livius Drusus, tribun aux ordres du Sénat promouvant une politique ultra-populaire afin de détourner de Gracchus les sympathies de la plèbe. Il faut à ce propos renvoyer à la très belle Vie des Gracques composée par Plutarque. Ce dernier échec ouvre une période de troubles à l’intérieur, tandis qu’à l’extérieur, l’impérialisme romain est à son comble de sauvagerie.
Lectures 4 et 5 : Extraits de Cicéron et de Juvénal sur l’impérialisme romain
(qui s’appliquent d’ailleurs tout aussi bien aux impérialismes modernes.)
Cicéron, Discours en faveur de la loi Manilia (en l’an 66 av. J.-C.), trad. fr. D. Nisard (1878)
65 On ne saurait dire, Romains, tout ce que nous ont valu de haine, parmi les nations étrangères, les honteux désordres et les injustices des magistrats que nous y avons envoyés ces dernières années. Quel temple, dans ces contrées, a été, selon vous, respecté? Quelle ville sacrée pour eux? quelle maison assez close et assez fortifiée? On cherche aujourd’hui quelles sont les cites riches et florissantes; on leur déclare Ia guerre, et cette guerre n’est qu’un prétexte pour légitimer le pillage et la dévastation. J’agiterais volontiers cette question sérieuse en présence de mes illustres adversaires, Q. Catulus et Q. Hortensius; ils savent quel les sanglantes blessures ont reçues nos alliés; ils voient leur infortune, ils entendent leurs plaintes. Est-ce contre l’ennemi, dites-moi, et pour vos alliés que vous faites marcher vos armées; ou bien l’ennemi n’est-il qu’un prétexte d’agression contre vos alliés, contre vos amis ? Citez une ville, dans toute l’Asie, qui soit capable de suffire à l’avarice inextinguible, je ne dis pas d’un général ou d’un lieutenant, mais du dernier tribun militaire ?
Juvénal, Satire VIII (autour de 100 apr. J.-C.), vers 98-107 – en deux versions françaises :
A) Trad. de L.-V. Raoul (1812)
Les vaincus, accablés d’un joug moins rigoureux,
Au temps de la conquête étaient encore heureux.
Ils portaient sans gémir le fardeau de leurs chaînes:
Le vol était proscrit: les maisons étaient pleines:
La pourpre s’y montrait parmi des monceaux d’or;
Et des Parrhasius, des Myron, des Mentor,
L’art, animant la toile et le marbre et l’ivoire,
Des beaux jours de la Grèce y conservait la gloire.
C’est plus tard que l’on vit un Antoine, un Verrès,
Pirates triomphants à l’ombre de la paix,
Des tributs entassés de vingt peuples fidèles,
Charger furtivement leurs poupes criminelles.
B) Trad. Henri Clouard
On se lamentait moins autrefois, la blessure était moins profonde,
Quand nos alliés conquis de la veille étaient en pleine prospérité.
Chaque maison était un trésor : énormes tas
D’or, chlamydes de Sparte, pourpre de Cos,
L’ivoire qu’a fait vivre Phidias,
Les tableaux de Parrhasius et les statues de Myron,
Maintes créations de Polyclète,
peu de tables sans une parure de Mentor.
C’est là qu’ont passé Dolabella, puis Antoine
Et Verrès le sacrilège, rapportant dans la cale des navires
Leur butin, plus abondant en pleine paix que pour les triomphes de la guerre.
TEXTE LATIN Non idem gemitus olim, nec vulnus erat par | Damnorum, sociis florentibus, et modo victis. | Plena domus tunc omnis, et ingens stabat acervus | Nummorum, Spartana chlamys, conchylia Coa, | Et cum Parrhasii tabulis signisque Myronis | Phidiacum vivebat ebur, necnon Policleti | Multus ubique labor: raræ sine Mentore mensæ. | Inde Dolabella est, atque hinc Antonius; inde | Sacrilegus Verres. Referebant navibus altis | Occulta spolia, et plures de pace triumphos.
Avec ces excès et la paupérisation du peuple, le mécanisme civique de la République romaine se grippe. Intervient alors la réforme militaire de Caius Marius (107) qui définit un nouveau format des légions romaines. C’est aussi et surtout une soupape de sécurité vis-à-vis des tensions sociales : elle permet aux prolétaires, autrefois exclus de la guerre (capite censi), de s’engager pour une longue période, avec un équipement qui leur est fourni par l’Etat. Auparavant, l’armée était une armée de conscription composée de citoyens-soldats, propriétaires et volontaires, et qui devaient financer leur équipement. Désormais, c’est une armée professionnelle à laquelle on promet de s’enrichir par le butin. Ainsi est introduit un système cliéntéliste qui ouvre la voie aux généraux ambitieux. Ceux-ci pourront compter sur des troupes dévouées à leur personne et qu’ils pourront récompenser en distribuant des terres aux vétérans. La loyauté de l’armée n’est plus acquise au Sénat qui est, de toutes façons, de plus en plus discrédité. Enfin, les légions étant solidaires de leur général, Rome devient le cadre et la proie de factions armées. Les généraux déterminent la politique tandis que le peuple romain, au chômage, est entretenu gratuitement : « pour le peuple, du pain et des jeux« . C’est l’histoire du 1er siècle.
Le général capable de se doter d’une armée efficace l’emporte sur ses concurrents. Pompée, d’abord, aspire au pouvoir suprême mais il n’a pas le courage d’aller jusqu’au bout. Jules César élimine Pompée et devient dictateur à vie, s’inspirant du modèle des royautés orientales. Par une série de réformes, il résout la question de la terre et de la direction de l’Etat. Il instaure plusieurs nouveaux sénateurs issus de catégories autrefois exclues et une centralisation des pouvoirs. Le Sénat est domestiqué, mais les ambitions de Jules César sont trop voyantes. Accusé de prétendre à la royauté, il est assassiné en 44 avant JC par une conjuration menée par Brutus. Son successeur Octavien, en devenant Auguste, trouve la « bonne formule » en faisant admettre un principe monarchique déguisé. L’Empereur devient une sorte de président de la république à vie et un équilibre relatif est trouvé. L’exploitation économique des provinces continue, mais cet impérialisme se fait moins ouvertement prédateur et la diminution du nombre de guerres permet à l’Orient de redevenir prospère.
3. Le mode de production esclavagiste.
L’utilisation des esclaves est la conséquence du droit de la guerre. Les vaincus sont tués ou vendus comme esclaves. Les guerres de la République et de l’Empire ont raflé de nombreux prisonniers et les esclaves sont très nombreux à Rome. Ils se comptent par dizaines de milliers et sont plus nombreux que les hommes libres. L’opposition fondamentale est celles des esclaves et des hommes libres. En facilitant les échanges commerciaux, l’Empire amplifie l’utilisation économique des esclaves. C’est la « première globalisation », à l’échelle de la Méditerranée. Le « mode de production esclavagiste » caractérise toute l’Antiquité mais c’est pendant la période romaine qu’il entraîne des luttes de classes spécifiques, avec de grandes révoltes.
Qui sont les esclaves? — On trouve des esclaves dans une grande diversité d’emplois, depuis les travaux dans les mines (dans d’effroyables conditions) et dans les exploitations agricoles, jusqu’à des tâches intellectuelles et d’intendance réservées à une petite élite d’esclaves lettrés.
Les révoltes d’esclaves — Elles ont jalonné l’histoire de la République romaine, les plus fameuses étant les trois grandes Guerres Serviles, celle de 133-132 (av. JC) en Sicile, celle de 104-100 également en Sicile et celle de Spartacus qui commence en 73 en Campanie et s’achève en 62 av. JC. Cette dernière révolte fut particulièrement sérieuse, l’armée romaine ayant été battue plusieurs fois. Dans tous les cas, les révoltes se terminent par des massacres, des tortures et des supplices (crucifiement) pour les révoltés. Retour à la vie servile dans le meilleur des cas.
L’affranchissement des esclaves constitue une soupape de sécurité pour la société mais les affranchis sont victimes d’un certain ostracisme de la part des citoyens nés libres.
Le christianisme (et d’autres religions orientales) apporte une amélioration dans la mesure où il reconnaît une âme à tout être humain, donc aux esclaves. D’abord révolutionnaire, cette religion devient ensuite réformiste et « interclassiste ».
La crise du iiie siècle — Le déséquilibre social s’accroît et de nombreuses couches de citoyens sont appauvris tandis que les peuples semi-nomades, à l’extérieur de l’Empire manifestent des appétits et une agressivité accrus. Cette pression sur les frontières accompagne une période d’anarchie militaire caractérisée par le fait que les empereurs n’ont pas beaucoup de légitimité car ils sont désignés par l’armée ou par une partie de l’armée (ce qui, dans ce cas, les oblige à vaincre des concurrents élus ailleurs). De ce fait, ils sont à la merci d’une défaite, d’une invasion extérieure, de troubles sociaux, ou de véritables sécessions (comme celles qui von frapper une partie de la Gaule, ou le royaume de Palmyre). Les réformes politico-administratives de Dioclétien (réorganisation de l’administration, partage de l’Empire en quatre régions dirigées par des co-empereurs – la Tétrarchie), puis de Constantin, redonneront à l’Empire un peu de stabilité. Mais guère plus.
Le vrai problème est économique et social. — Dans toutes les régions occidentales, en Italie, en Gaule, en Ibérie, en Afrique du Nord occidentale, l’extrême polarisation de la société entraîne un certain dépeuplement. D’immenses propriétés latifondières sont exploitées par des cohortes d’esclaves ou de « serfs de la glèbe » (catégorie intermédiaire entre les esclaves et les hommes libres, attachée à un domaine, et qui préfigure le servage du Moyen Âge). Le manque de citoyens libres a pour conséquence le recrutement dans l’armée de nombreux barbares mercenaires.
L’empire se fragmente en régions plus isolées les unes des autres qu’auparavant. Le caractère autarcique et régional de cette économie entraîne une perte de valeur de la monnaie et justifie les dévaluations successives (surtout la monnaie métallique secondaire). Il y a trop de monnaie par rapport au volume des échanges qui subsistent après le ralentissement du commerce. Le cours de la monnaie est artificiellement maintenu jusqu’au début du IVe siècle.
L’empereur Constantin, protagoniste d’un tournant historique dans plusieurs domaines, casse cette fiction avec une réforme monétaire brutale : il crée une monnaie d’or, forte et non-convertible en (petite) monnaire divisionnaire. La petite monnaie de bronze ne vaut alors plus rien : même l’État n’en veut plus pour le paiement des impôts qui sont souvent payés en nature (récoltes). On assiste au déclassement d’une partie importante de la population des grandes villes. Les couches moyennes commerçantes ou lettrées, autrefois prospères, sont jetées dans la misère, surtout dans les territoires occidentaux (moins peuplés, moins dynamiques et moins solides que les rives sud-orientales de la Méditerranée) et survivent parfois dans des conditions proches de celles des esclaves. A l’autre extrémité du spectre social, les riches vivent entre eux, comme une caste séparée du reste de la société.
Avec les pièces d’or de forte valeur, on sort peu à peu de l’économie monétaire. La « valeur naturelle » de l’or favorise le retour à une « économie naturelle » de troc, de paiements en nature (produits agricoles ou corvées) et d’évitement du service militaire (afin de pouvoir cultiver les champs) sous le patronage des riches. Au cours du 4e siècle, la partie occidentale de l’Empire se dépeuple et sa structure économique se rapproche de celle du Moyen-Age.
Analyse marxiste — Du point de vue marxiste, le débat historiographique sur la fin de l’Empire Romain est centré sur la fin du mode de production esclavagiste. Sur ce point, les historiens marxistes et, parmi eux, l’école soviétique ont insisté sur les grandes révoltes des opprimés de la fin du IVe et du début du Ve siècles (les bacaudae en Gaule etc.). Un exemple significatif : en 410, lors du sac de Rome par les Goths dirigés par Alaric, ce sont les esclaves rebelles qui auraient ouvert aux barbares les portes de la ville. Ils se solidarisent avec les envahisseurs. Cet exemple montre que des déséquilibres socio-économiques croissants ont facilité les invasions barbares. Celles-ci ont disloqué l’Empire romain d’Occident que ses élites, de plus en plus parasitaires, n’ont su ni réformer ni défendre.
En guise de conclusion — Depuis les origines, l’histoire de Rome est jalonnée de luttes de classes ayant pour thème l’égalité et pour but d’obtenir à chaque fois une extension des droits pour les plébéiens, de nouvelles possibilités d’action sociale et économiques, ou des portions de pouvoir :
– La plèbe revendique des droits égaux au mariage interclassiste et aux charges honorifiques
– Revendication de l’égalité entre plébéiens de Rome et les autres plébéiens d’Italie
– Revendication de l’égalité entre les aristocraties de province
– Revendication de l’égalité entre les esclaves affranchis et les autres hommes libres
– Revendication de l’égalité de tous les hommes libres de l’Empire, instaurée par Caracalla en 212
Des changements révolutionnaires se sont produits à chaque fois que les élites parasitaires ont refusé de céder du pouvoir et d’intégrer de nouvelles populations. En conséquence de plus en plus d’inclusions égalitaires ont été imposées dans les institutions.
L’analyse du mode de production en vigueur à Rome est très utile pour comprendre notre monde actuel en termes d’analyse comparative : étudier les spécificités d’une société et d’une économie antiques avec une monnaie, un système commercial, des industries et un Etat, nous aide à saisir les spécificités du capitalisme industriel moderne. Cette analyse comparative peut également nous permettre de comprendre pourquoi le communisme est aujourd’hui possible alors que les crises de l’Antiquité, provoquées autant que celles d’aujourd’hui par l’égoisme et la cupidité des élites, ont abouti à une structure économique décadente.
Discussion
Q1 : (Maurice Cukierman) La dernière question est centrale car on a vu, à partir des années 1960, des historiens commencer à remettre en cause cette description de Rome basée sur les luttes de classes et, par conséquent, l’idée que les luttes de classes sont le moteur de l’histoire. C’est un peu le même problème pour la Grèce antique. L’Empire d’Alexandre a été une immense réaction en comparaison de ce qui avait été acquis dans certaines cités… Ce serait une bonne chose de revenir là-dessus.
Q2 : (x) Que pensez-vous de l’analyse de Marx selon laquelle ce qui fit la force de l’armée romaine, c’était son recrutement paysan. Tant que cette armée fut populaire et paysanne elle était puissante. Après la réforme de Marius elle fut l’instrument des inégalités et de l’impérialisme.
Q3 : (x) Reprendre cette question romaine en fonction de la situation politique actuelle. Schéma : (1) la République romaine était un modèle, (2) Rome a été détruite par les barbares.
Q4 : (x) Ajouter à Q1 + Q2 ce chassé-croisé entre le présent et l’Antiquité. On nous met sous les yeux une image de femme afghane, emblème d’une sorte de Moyen-Age qui persisterait aujourd’hui. Mais qu’en était-il des femmes corses, il n’y a pas si longtemps? Je rappelle que Hegel fut le premier lecteur (philosophe-lecteur) de Machiavel à l’époque moderne… Et subsidiairement… un commentaire sur le christianisme égalitariste (le premier christianisme) : (1) tout le monde a une âme et (2) on s’agenouille devant Dieu, pas devant un mortel.
Réponses — Merci de vos remarques. Ce qui est important, c’est de montrer que la lecture marxiste de l’histoire romaine est pertinente.
(à Cukierman) ça continue aujourd’hui : on continue des voir des critiques explicites contre l’interprétation des marxistes même dans des ouvrages très récents, tels que la somme d’Yann Le Bohec sur Spartacus ou l’essai de Brian Ward-Perkins sur la fin de l’Antiquité (alors qu’il reproduit à juste titre, dans la substance, les thèses marxistes !). On peut donc dire que le cadavre de l’analyse historique marxiste n’est pas tout à fait froid. Ce qui démontre que l’idée de la lutte des classes est bien entrée dans la culture et qu’il ne suffit pas de quelques « démonstrations » pour l’en faire sortir. A nous d’empêcher qu’elle soit enterrée.
(x) C’est parce que le capitalisme s’est répandu dans le monde entier que le passage au communisme est possible.
(x) Sur l’armée des paysans, je suis d’accord. Je l’ai également souligné, mais il faut bien comprendre les raisons du changement. Le service militaire durait 25 ans (!) et pendant ce temps-là, les patriciens se constituaient d’immenses propriétés.
Les Gracques, issus de l’aristocratie patricienne, avaient compris les dangers que l’arrogance des gens de leur propre classe faisait courir à Rome. Quelques décennies plus tars, Jules César fit face au même problème, avec cette différence qu’il avait médité sur l’échec de la précédente tentative de Catilina d’abattre le pouvoir moribond du Sénat. La question était toujours d’éviter que l’Etat soit confisqué par la caste patricienne totalement parasitaire et crispée sur ses privilèges.
Autre « chassé-croisé » entre Rome et l’actualité : la problématique des « migrants économiques ». apparaît à Rome à partir d’un certain degré d’extension de l’Empire. Le parallèle avec la situation des migrants d’aujourd’hui est sujet à caution : aujourd’hui, les guerres impérialistes ont détruit des États souverains (Irak, Syrie, Libye…), d’où les masses de réfugiés, tandis que les « barbares » étaient le plus souvent des royaumes semi-nomades vivant de pillages à la périphérie de l’Empire.
Sur le christianisme et les religions orientales (Mithra, Isis, etc.). Dès le premier siècle avant JC, le culte des dieux de la Cité ne recueille plus la même adhésion. Il y a déjà eu le succès d’un culte extatique, les bacchanales, un siècle et demi plus tôt, mais il avait fait l’objet d’une répression. Le petit peuple, exclu de tout, se console dans les superstitions, fondées sur la croyance d’un rapport individuel avec la divinité ou l’élément surnaturel, alors que la religion officielle s’exprime à travers de grandes cérémonies collectives, civiles, car on considérait que les dieux s’intéressaient à la protection de la cité, pas des individus. C’est dans ce contexte que le christianisme se répand. Remarquons que ce premier christianisme est très différent de celui de nos jours, qui s’est installé par la suite d’un long processus, à savoir une religion des campagnes typique des paysans pauvres : au contraire, les fidèles antiques sont des habitants des villes, le peuple des ouvriers, des artisans, des petits commerçants des villes méditerranéennes et du Proche-Orient, comme le montrent les personnages des Évangiles.
Q5 : (Anne-Marie) C’est déprimant ! C’est toujours pareil depuis la civilisation sumérienne ! Lisez « 1177 avant Jésus Christ : le jour où la civilisation s’est effondrée » (livre d’E. Cline)… Guerres, famines, conquêtes et esclavages. Migrations de populations… Et le génocide des Amérindiens!… Tout cela pour que les privilégiés continuent d’entasser!… On dirait que l’humanité est incapable d’apprendre. Qu’est-ce qui a changé depuis l’Empire romain?
Q6 : (étudiant ENS) Comment définir précisément le mode de production esclavagiste? Je suis d’accord avec la perspective historique qui aboutit au projet communiste, basé sur l’évolution des sociétés du passé. Or, même chez les marxistes ce mode de production esclavagiste n’est pas bien clair : pour ce qui est de la période de la République romaine, on n’en parle pas. On l’évoque pour la fin de cette période avec les vraies guerres d’esclaves (Spartacus). Mais plus tard, avec la paix romaine, il n’y a plus de réserves d’esclaves à razzier. Il faut donc que les esclaves se reproduisent ; pour cela, il est nécessaire d’améliorer leurs conditions matérielles… et c’est sans doute là la raison fondamentale qui pousse à un changement du mode de production. Le schéma des cinq modes de production est un schéma figé qui se comprend par le fait que Marx et Engels ne disposaient que de données limitées. Aujourd’hui on a accès à beaucoup plus d’informations, ethnographiques, archéologiques, historiques, etc. et on devrait pouvoir faire mieux que de répéter ces généralités… De votre point de vue, quelles sont les meilleures pistes de recherche?…
Q7 : (Nicolas Spathis) Sur la démocratie athénienne et la réaction de l’Empire d’Alexandre, c’est la même problématique. On a des analogies avec l’époque moderne, par exemple le « socialisme d’Etat » et le civisme de l’époque de Périclès qui sont remplacés par la royauté d’Alexandre et la montée d’une sorte de « capitalisme » individualiste.
Q8 : (JC Lecas) Très brièvement, en réponse à l’interrogation d’Anne-Marie (ce sera donc toujours pareil?) Non : la révolution technique et scientifique rebat les cartes, change les conditions de l’exploitation, mais aussi les solutions possibles…
Q9 : (étudiant) Trois questions ou problèmes. (a) Dans l’Antiquité romaine = classe ou caste, ou les deux? (b) Pourquoi les références à l’Antiquité romaine sont-elles si nombreuses dans l’histoire moderne (les symboles républicains de la Révolution française, les références à l’Empire romain chez Mussolini, etc.) (c) Une question à un historien du droit : peut-on parler d’un « droit social » dans l’Empire romain?
Q10 : (Cukierman) Pour compléter Q6, pensons aux trahisons historiques comme celle de Vidal-Naquet qui n’avait de cesse de relire et de réinterpréter l’Antiquité pour contredire Marx et enterrer la lutte des classes. Même remarque pour Monique Clavel-Lévêque (épouse du grand historien Pierre Lévêque) sur les colonies romaines…
Réponses —
Sur la question de la déprime due à l’éternel retour de l’identique (Q5)… On doit noter qu’au contraire, il y a des changements constants ! Ceci s’applique particulièrement aux civilisations anciennes. D’abord isolées l’une de l’autre et caractérisées par de degrés différents de développement technologique, elles sont fatalement amenées à se « rencontrer »… hélas, elles se rencontrent d’ordinaire par le biais de la guerre et des déportations (esclaves). Ainsi, les peuples successivement mis en contact les uns avec les autres commencent à échanger et à s’intégrer, formant des « globalisations » successives : de la Perse à l’empire alexandrin, de l’unification romaine à celle arabo-islamique, qui met en contact des populations allant du Maroc et de la Péninsule ibérique jusqu’à l’Asie centrale et à l’Indonésie, à travers les voies caravanières ou l’Océan indien… puis vient la « découverte » de l’Amérique de la part des Européens… et l’on arrive à nous jours. C’est en tous cas le postulat de Marx : la base économique pousse les hommes à se relier entre eux et l’histoire humaine progresse ainsi vers le marché mondial. Il y a augmentation de la socialisation dans tous les domaines. La Route de la soie qui ne véhiculait pas que des marchandises. Et si l’on a pu parler de « capitalisme romain », celui-ci n’avait pas grand chose à voir avec le capitalisme moderne.
Marx a gagné, au moins sur le fond, dans la mesure où aucun historien sérieux, aujourd’hui, ne se risquerait à refaire de « l’histoire événementielle », de l’histoire des grands hommes. Même ceux qui exècrent le marxisme étudient les bases économiques des enchaînements historiques.
En ce qui concerne la définition du mode de production esclavagiste (Q6) qu’il faudrait mettre au centre de la recherche en histoire ancienne aujourd’hui, j’ai envie de répondre : Allez-y! Qui l’empêche ? De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace!…
Quant aux dangers des analogies entre l’Antiquité et le monde moderne (Q7), on voit bien l’hypocrisie des références à la « démocratie athénienne » de la part de l’Union Européenne (Athènes démocratique et esclavagiste). Comme Mussolini abusait de la référence à Rome pour faire croire à son Empire de carton-pâte.
Sur la question du progrès technique (Q8) : aujourd’hui, la science et la technique sont à la base de la production, donc de l’exploitation. Marx avait bien compris que cette question ne soulève pas seulement des « problèmes techniques », qu’elle mettait en cause toute l’organisation de la société. Un exemple frappant : les Anciens avaient imaginé des automates et même une machine à vapeur. Mais ceux-ci étaient considérés comme des jouets et l’idée de s’en servir dans la production leur paraissait choquante (là-dessus, une intervention du public : « il existe un texte de Platon disant, en substance, qu’il n’est pas moral de faire faire le travail des esclaves par des machines. »)
Enfin, sur le droit social à Rome (Q9, Q10), la réponse est simple : il n’en est pas explicitement question comme de nos jours, car le travail des hommes libres n’est pas au centre du dispositif juridique (du moins, tel que je le connais, n’étant pas un expert en la matière). En revanche, les sources évoquent des conflits liés au travail dès l’époque des Pharaons : on sait qu’il y avait des grèves d’esclaves etc. Plus tard, lorsque l’hégémonie religieuse (monothéiste) s’est installée, la question du droit social a été traduite en termes religieux et moraux, et pas politiques ni économiques. A ce propos, n’oublions pas que l’histoire des grandes religions est un mille-feuille. On trouve donc des expressions très différentes de la lutte des classes aux différentes époques, mais il faut savoir les lires en termes socio-économiques : là aussi, c’est de la lutte des classes.