Alain Leduc est écrivain et critique d’art, Professeur à l’Ecole Supérieure d’Art de Lorraine / ESAL à Metz
Michel Gruselle ouvre la séance avec les remerciements d’usage et attire l’attention sur deux conférences prochaines, Maurice Cukierman samedi prochain (5 décembre) à la Sorbonne – Séminaire « Marx au XXIe siècle » (Jean Salem) – et Annie Lacroix-Riz, ici-même, le 17 décembre prochain. Puis, Aymeric Monville présente le conférencier, Alain Georges Leduc, professeur, critique d’art, romancier, poète et militant et que nous avons la chance d’écouter aujourd’hui. Parmi ses essais les plus connus, on citera « Les mots de la peinture » (2002), « Art morbide? Morbid Art » (2007), « Brèves de sculpture » (2011), « Résolument moderne : Gauguin céramiste » (2004), des recueil de poésie, une bonne demi-douzaine de romans… et un livre qui nous amène à la présente conférence, un livre sur un personnage emblématique d’une certaine époque : « Roger Vailland (1907-1965), un homme encombrant« . Etant donné l’intérêt qu’il lui porte, en tant qu’auteur communiste, Alain Leduc a contribué à fonder l’Association des Amis de Roger Vailland qui gère le site « roger-vailland.com » et organise régulièrement les « Rencontres de Bourg-en-Bresse » à la médiathèque Roger et Elisabeth Vailland de la ville (voir le site roger-vailland.com, et les Cahiers de Roger Vailland). On pourra s’y reporter pour toute information supplémentaire.
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Introduction
Autrefois aux Editions Sociales, on trouvait un livre d’initiation à la philosophie intitulé « Penser par soi-même« , c’est-à-dire penser contre soi-même, contre ses propres préjugés. Ce principe résume un aspect de la personnalité de Roger Vailland. Il avait une pensée avant d’avoir un style.
Roger Vailland (1907-1965) était issu de la petite bourgeoisie catholique de province originaire de l’Est. Son père, expert géomètre avait participé à la Grande Guerre et le jeune Roger, né en 1907, fut très marqué par les récits de cette boucherie. La famille s’est installée à Reims en 1919 alors que la ville était en pleine reconstruction. Lors de ses études secondaires à Reims il tisse des liens d’amitié avec Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Robert Meyrat, avec qui il constitue un groupe d’amateurs de poésie, les Phrères Simplistes. En 1925, Roger passe son Baccalauréat. Puis, sa famille s’installe à Montmorency et il entre à Louis-le-Grand pour préparer le concours de l’ENS, qu’il abandonnera pour commencer une licence de philosophie à la Sorbonne.
Notons qu’à cette époque les études secondaires sont réservées à une toute petite minorité. En 1934, 2,9% de jeunes français passent le Baccalauréat. Les groupes d’amateurs de poésie comme les Phrères favorisent l’acquisition rapide d’une vaste culture littéraire. Aragon par exemple, avec qui Vailland sera bientôt en relation, avait lu à 14 ans presque tous les auteurs grecs et latins. En arrivant à Paris, Vailland fait partie de ce petit nombre de lycéens cultivés. En 1928, avec d’anciens Phrères comme René Daumal et de nouveaux arrivants, comme Robert Brasillach, Thierry Maulnier, et Maurice Henry (1907-1984) poète et dessinateur à l’humour noir, il fonde un nouveau groupe, « Le Grand Jeu« , avec l’objectif de publier une revue du même nom (elle aura trois numéros). Avec le Grand Jeu, Vailland va rencontrer beaucoup de gens qui, ensuite, ne seront vraiment pas du même bord… Outre Brasillach, il y aura Déat (alors professeur de philosophie), mais aussi les surréalistes, Tristan Tzara et Robert Desnos qui deviendra son ami. En 1928, Vailland abandonne ses études. Desnos le présente à Pierre Lazareff qui commence une grande carrière d’entrepreneur de presse et de capitaliste d’opinion. Lazareff l’embauche comme journaliste à Paris-Midi.
Une parenthèse, mais aussi une première clé pour comprendre Vailland : le surréalisme. Personnellement, explique Alain Leduc, j’ai découvert les textes de Roger Vailland au lycée de Cambrai, en 1964-67, à un âge où l’on cherche « autre chose », en lisant Camus, Sartre, et donc, assez naturellement, Roger Vailland. Dans ces années-là, à Cambrai, il y avait encore des surréalistes ! C’est dire l’empreinte laissée par ce mouvement.
Le groupe du Grand Jeu était fasciné par le Minima moralia d’Adorno et la « métaphysique expérimentale », le Moi, la Vie et la Mort. Il cultivait l’occultisme et le spiritisme, les orientalismes et les Rose-Croix, etc. Certains vont donc naturellement vers les surréalistes, l’écriture automatique, l’inconscient, etc. Nous voyons donc, dans cette période autour de 1927-1929, des gamins de 18 à 22 ans prendre comme « grands frères » les surréalistes, les Breton, Soupault, Aragon, etc.. Ces derniers, qui sont déjà connus, sont passablement énervés par ces « petits jeunes » qui n’ont aucune conscience politique. En effet, c’est justement à cette époque là, avant 1929, que le mouvement surréaliste évolue politiquement et se rapproche du Parti communiste. Avec quelques « états d’âme », ses ténors se posent concrètement la question de « franchir le pas ». Breton, Aragon et quelques autres l’adhésion en 1927. Breton restera au PCF jusqu’en 1935, et Aragon toute sa vie mais sans rompre pour autant avec son ami Drieu La Rochelle qui évolue vers l’extrême droite. Rien n’est simple. Par ailleurs, ces auteurs et artistes ne peuvent pas ignorer (à l’époque mais aussi plus tard) qu’il n’existe aucune corrélation entre le positionnement politique et la qualité artistique et littéraire des œuvres. Celles de Brasillach et de Drieu La Rochelle, certes inégales, ont été ostracisées après la Libération (sans parler de celle de Céline) mais contiennent des textes marquants : « Une femme à sa fenêtre » de Drieu La Rochelle, par exemple.
Alain Leduc poursuit son explication. Depuis cette période de sa jeunesse, il n’a cessé de s’intéresser à Roger Vailland, jusqu’à la fondation de l’Association des Amis de Roger Vailland et au site Internet qui lui correspond. En 1973-75, dit-il, jeune professeur de philosophie, j’ai lu systématiquement l’œuvre de Roger Vailland, roman par roman, texte par texte, avec en tête une question-ouvre-boîte : que signifie l’étiquette « libertin-communiste » qu’on lui a donnée. Une question qui se décompose en deux autres : (a) quelle fut la pratique communiste de Roger Vailland ? et (b) quelle sorte de libertinage pratiquait-il ? Ici, remarquons que la biographie de Roger Vailland par Yves Courrière est fort peu satisfaisante car elle ne répond pas à ces questions, bien qu’elle soit très documentée,
La question du libertinage est plus profonde qu’il n’y paraît car nous ne sommes pas du tout dans une pratique comparable à celle de Sade ou du dernier Stendhal. Avec la domination de la bourgeoisie sur les mœurs que décrit Balzac, le libertinage a changé de sens car l’argent est partout. Aragon, lui aussi s’est adonné au libertinage au moment de sa liaison avec l’héritière Nancy Cunard. Il en a fait un récit (détesté par Breton) et un opuscule libertin (« Le Con d’Irène« , 1928). Voir le « Dictionnaire des sexualités« , édité par Janine Mossuz-Lavau chez Robert Laffont (2014), et plus particulièrement l’article de Leduc (pp 862-865) sur Vailland et le libertinage. [A ne pas confondre avec le « Dictionnaire libertin » (Gallimard)].
Le libertinage est une transgression des règles qui peut séduire un surréaliste. Aragon transgresse les règles mais se retrouve tout de même à côté de Breton pour faire le procès du Grand Jeu. Tous deux convoquent les « petits jeunes » devant un véritable tribunal (le 11 mars 1929 au « Bar du Château ») dont Aragon est le procureur, et ils leur posent la question : « Quelle position devons-nous prendre vis-à-vis de Trotski? » Roger Vailland se demande ce qu’il fait là, mais il est bientôt pris à partie à cause d’un article qu’il a publié comme journaliste et qui fait l’éloge du Préfet Chiappe, homme d’extrême droite qui vient de périr dans un accident d’avion. Il est exclu du groupe par les surréalistes pour « flirt avec l’extrême-droite ». Personne ne le défend et il rentre chez lui très affecté. Son premier contact avec les communistes, par surréalistes interposés, est un fiasco. Lui parti, la revue le Grand Jeu, qu’il tenait à bout de bras, disparaît.
Vailland travaille alors comme un fou pour la grande presse populaire. Reporter à Paris-Soir, il publie, en plus de ses articles, des récits de ses voyages et des feuilletons. C’est un journaliste talentueux. Il gagne beaucoup d’argent et il exhibe son goût pour l’alcool, la drogue et les femmes. Tous les sujets sont bons. On l’envoie à la piscine des Tourelles pour faire un article sur une équipe de nageurs japonais. Ou sur l’incendie d’un immeuble. Mais, comme Dashiel Hammett, le journaliste communiste américain victime du maccarthysme et célèbre auteur de romans « noirs », ou Etienne Merpin (« Suède, 1940« ), Vailland met à profit le journalisme pour peaufiner son style d’écrivain. Un style concis, caractérisé par trois éléments : des phrases courtes, des adjectifs justes, des anecdotes frappantes. La machine à écrire Remington aide aussi à « faire court » et à éviter les phrases longues. Mais rien n’est automatique, la plupart des journalistes ne sont pas écrivains. En fait, il y a beaucoup de points communs entre Vailland et Hammett. Surtout dans ce souci du détail authentique. Ainsi, dans « La Loi« , Vailland décrit le « trabucco« , cette grande installation de pêche composée d’une cabane sur pilotis et d’un genre de carrelet archaïque. En 1938, Vailland propose de faire des reportages sur l’URSS mais ça ne marche pas.
Vailland fut effectivement un libertin, mais d’un genre difficile à cerner car il fait penser à La Mettrie, mort d’indigestion après avoir (trop) mangé d’un pâté de faisan. Il était fasciné par Choderlos de Laclos qui était libertin (à la façon du XVIIIe siècle), géomètre (comme papa) et inventeur du boulet creux (explosible). Mais aussi par le cardinal de Bernis ambassadeur de France à Venise qui avait livré sa maîtresse, une superbe nonne, à Casanova pour faire le voyeur. Vailland a consacré un essai à ces deux grands libertins, « Laclos par lui-même » (1953) et un « Eloge du cardinal de Bernis » (1956) avec une question sous-jacente : apprendre à mourir.
Une locution latine, carpe diem (un poème d’Horace), qui signifie « cueille le jour présent » se rapporte à cette conception du libertinage.
Parmi les amis libertins de Vailland, il faut citer Emmanuel Berl (1892-1976), qui finira, après deux mariages par épouser la chanteuse Mireille en 1937 (du Petit Conservatoire de la Chanson). Ecrivain et historien issu de la grande bourgeoisie juive il fut brièvement le nègre de Pétain en 1940 (deux discours) avant de s’installer en Corrèze en 1941. A cette époque, Vailland est à Lyon où il a suivi son journal Paris-Soir à la fin de 1940. Vailland met en avant la morale et l’honneur. Dans les traboules de Lyon il rencontre des résistants. Il rejoint la Résistance et se rapproche des communistes. De cette expérience il tirera le contexte de « Drôle de Jeu » (Prix Interallié, 1945, et premier prix littéraire décerné à un journaliste).
L’œuvre de Roger Vailland est très diverse. Ce n’est pas le lieu de la passer en revue (voir le site roger-vailland). Citons seulement quatre de ses neufs romans importants…
– « Beau Masque » (1954), sur le thème de la fraternité syndicale et de la lutte contre l’aliénation. L’ouvrière et déléguée syndicale Pierrette hésite entre le patron, Philippe Letourneur et le camionneur Belmaschio (francisé en Beau Masque), sur fond de lutte syndicale dans l’industrie textile du Bugey.
– « 325 000 francs » (1955). Un chef d’œuvre et une histoire emblématique de la condition ouvrière, issu d’une reportage dans l’industrie du plastique alors en plein boom, à Oyonnax. Le livre a été adapté au cinéma (téléfilm) par Jean Prat, en 1964. Un ouvrier individualiste, Bernard Busard, veut sortir de sa condition et épouser Marie-Jeanne, une lingère d’esprit petit bourgeois. Pour cela il faut 325 000 francs pour s’installer comme gérant d’un snack-bar sur la N7 (c’est le début des vacances de masse estivales) et il se lance dans un marathon de six mois pour fabriquer une série de petits carrosses en plastique sur une presse à injecter. Il travaille jour et nuit, débranche les sécurités pour gagner quelques secondes, et finit par y laisser un bras.
– « La Fête » (1960) Roman sur « la souveraineté » du libertin. Le personnage principal, Duc, est un homme désabusé qui forme un couple très libre avec sa femme Léone (une projection du couple Vailland) et se livre à la chasse au plaisir. A l’occasion d’une fête il se donne comme objectif de vivre trois jours de plaisir avec la femme de son ami Jean-Marc, puis d’écrire un livre sur l’aventure.
– « La Truite » (1964) Dans un bowling, deux hommes d’affaires Rambert et Saint-Genis accompagnés de leurs épouses rencontrent un curieux couple, formé par une belle fille, Frédérique (surnommée « la truite ») mariée à un homosexuel, Galuchat. Frédérique les aguiche pour les pousser à jouer gros jeu (jeu à points). Mais c’est une arnaqueuse et ils vont perdre. Outre le récit d’une arnaque, Vailland met en scène deux hommes d’affaires emblématiques du capitalisme, l’un est un entrepreneur et l’autre un financier. Le premier sera ruiné par les manœuvres boursières du second. Le livre croise des destins emblématiques du capitalisme. Il a été adapté au cinéma, en 1982, par Joseph Losey dans son film « La Truite« , avec Isabelle Huppert dans le rôle du personnage principal.
Vailland a été critique d’Art et a beaucoup travaillé pour le cinéma (comme critique et comme scénariste). C’est un sujet en soi qu’on n’abordera pas ici. Il a tenté aussi quelques incursions au théâtre, mais avec moins de bonheur. Ainsi, par exemple, il a voulu reprendre le mythe de Don Juan dans une pièce « Monsieur Jean » (commencée en 1957, publiée en 1959). Pas terrible.
Citons quelques amis de Vailland :
Vailland fut un grand ami de Pierre Courtade (1915-1963), chroniqueur à l’Humanité (voir le site Roger Vailland) et auteur de nouvelles comme : « Les circonstances » (1946, 1954, 1991), « La Place Rouge » (1961, 1970, 1982)
Courtade était lui-même ami de Vladimir Pozner (1905-1992), qui fut un remarquable témoin du siècle (« Le Mors aux Dents« , 1937, consacré au baron Ungern de la guerre civile russe), de la guerre d’Espagne (« Espagne, Premier Amour« , 1965), de la Deuxième Guerre mondiale (« Deuil en 24 heures« , 1942), de la guerre d’Algérie (« Le lieu du supplice« , 1959), etc. Vailland et Pozner ont écrit les dialogues d’une adaptation cinématographique de « Bel-Ami » de Maupassant.
Claude Roy (1915-1997) fut l’un de ses amis les plus proches. Roy avait commencé son parcours à l’extrême-droite (il était proche de la Cagoule avant la guerre) mais son entrée dans la Résistance va le rapprocher du PC, via Aragon et Vailland
Jacques-Francis Rolland né en 1922 (Albertville), mort en 2008 (Beauvais) était un résistant communiste, compagnon de Vailland et d’Edgard Morin, dans le réseau Mithridate. A la Libération il devient reporter à Ce Soir. Professeur d’histoire en 1950, il collabore à France-Observateur, avant d’être exclu du PCF en novembre 1956 (affaire de Budapest).
René Ballet (1928-), résistant communiste, grand lettré et écrivain, cofondateur du « Temps des Cerises », grand reporter à l’Humanité, journaliste et expert automobile (il a travaillé chez Fiat). Cofondateur avec Elisabeth Vailland de l’Association des Amis de Roger Vailland. Parfois curieusement mimétique de Vailland.
André Stil (1921-2004) est issu d’un milieu ouvrier très modeste du Nord. Instituteur en 1940 et résistant communiste en 1942-43, il collabore à la Libération au quotidien local du Parti Liberté. Obtient une licence de lettres en 1944 et publie son premier ouvrage en 1949, ce qui le met en rapport avec Aragon. Celui-ci lui propose le poste de rédacteur en chef de son quotidien Ce Soir, après quoi il sera celui de l’Humanité pendant dix ans (1950-59) et membre du Comité Central (1950-70). Auteur prolifique, André Stil publiera pendant longtemps un ouvrage par an. Il veut illustrer le rôle éducatif de l’écrivain réaliste proche du peuple, d’une façon qu’il explique dans son essai, Vers le réalisme socialiste (1953), proche des théories jdanoviennes.
Pierre Gamarra (1919-2009), écrivain et poète, auteur de contes et romans centrés sur Toulouse et le Sud-Ouest. Il est particulièrement connu pour ses romans policiers et son œuvre de littérature pour la jeunesse. « Le maître d’école » (1955) est peut-être son livre le plus connu.
Et, bien sûr, l’ami-ennemi… Louis Aragon (1897-1982) dont les dernières œuvres ont un rapport avec lui? Dans « La mise à mort » (1965), il est question d’une mise à mort du « mérou », un personnage que l’on retrouve chez Vailland « Blanche ou l’Oubli » (1967)
Une place particulière pour Anicet Le Pors (1931-), économiste, météorologiste et grand lettré, qui fut l’un des quatre ministres communistes des gouvernements Maurois de 1981 à 1984. Il a adhéré au PCF en 1958 (et l’a quitté en 1993)
Les « Rencontres de Bourg-en-Bresse » sont organisées régulièrement depuis 1996 par l’Association des Amis de Roger Vailland à la Médiathèque Roger et Elisabeth Vailland de la ville (voir le site roger-vailland.com, et les Cahiers de Roger Vailland)… En 2007 Anicet Le Pors était venu, faire un débat sur la décomposition des partis et associations communistes, avec, en toile de fond, ses relations avec Vailland.
Vailland communiste…
Vailland s’était rapproché du PCF en 1938, mais il le fait plus clairement dans la Résistance en 1943. Cependant, il n’adhère pas immédiatement à la Libération. Il écrit régulièrement dans la presse communiste et n’envoie finalement son adhésion qu’en 1952 sous le coup de l’indignation provoquée par « le complot des pigeons » liée à la manifestation contre la venue à Paris du général Ridgway. Il envoie d’ailleurs cette adhésion à Jacques Duclos emprisonné.
Vailland est très actif au PCF de 1952 à 1956, et il écrit beaucoup de textes militants. Sur la guerre de Corée, sur la grève des dockers poursuivis pour refus de charger le matériel militaire pour l’Indochine, etc. Mais il ne renouvelle pas sa cotisation en 1958 sous divers prétextes dilatoires. Cependant, il ne claque pas la porte et continuera longtemps d’envoyer des textes à l’Humanité. On trouve toutes les explications dans son journal intime qui parle beaucoup du Parti et de l’URSS, mais jamais en des termes hostiles. Vailland est resté militant de base quoique très critique à l’égard de Maurice Thorez. Il écrit dans son journal qu’il a pleuré deux fois : à la mort de Staline (1953) et à sa seule visite en URSS, et en février 1956 à cause du Rapport Khrouchtchev. C’est ce Rapport qui amorce la rupture. Son ami Henri Lefebvre, dont il partageait la réflexion sur l’aliénation, s’était procuré le texte en allemand et tous les deux l’ont étudié soigneusement, avant d’écrire au Comité Central. Puis, après l’intervention soviétique à Budapest, en novembre, Vailland signe, avec Sartre, Vercors, etc. la pétition des communistes et des intellectuels sympathisants, opposés à cette intervention. Convoqué au Comité Central pour explication, il répond : « Chers camarades, j’ai mieux à faire, j’ai un roman à terminer… » Et, effectivement, il termine « La Loi » qui décrit magnifiquement l’exploitation et obtient le Prix Goncourt en 1957. Certes, Vailland n’est pas exclu et il restera au Parti jusqu’en 1958. Mais son copain, André Stil, le vilipende dans l’Humanité en suggérant que la bourgeoisie l’a récompensé par le Goncourt parce qu’il venait de renier le Parti. Vailland est mort en 1965, c’est-à-dire avant la Révolution Culturelle chinoise.
Une anecdote. En 1952, Vailland est allé faire un reportage en Egypte et il fut arrêté au Caire. La presse de droite (l’Aurore) titra immédiatement « Un espion soviétique français arrêté par les Egyptiens« . Cet épisode n’a jamais été complètement tiré au clair. Par ailleurs, on sait que Vailland fut un « porteur de valises » pour le FLN à l’époque de la guerre d’Algérie, qu’il arrêta à temps pour ne pas se faire prendre. Et il allait souvent en Suisse…
Genre de vie
Vailland s’était retiré à Meillonnas (Ain) en 1954, après son mariage avec Elisabeth Naldi, rencontrée en 1949 et avec qui il vivait depuis 1951. C’est à qu’il mourra en 1965 et qu’il est enterré. Il avait toutes sortes de petites habitudes. Il descendait chez le boucher chercher sa viande, mais aussi son whisky, car le boucher gardait sa réserve à l’insu (en apparence) d’Elisabeth. Il avait une Jaguar verte (comme Soulages qu’il connaissait bien), mais avec des sièges-couchettes à l’avant, à cause des auto-stoppeuses. Les gens du pays le voyaient passer « par ici », et ils savait qu’il allait à Genève, ou bien « par là », il se rendait à Paris. Dans les deux cas, le libertin allait visiter les prostituées.
L’avant-dernier roman de Vailland, « La Fête » (1960) est une sorte de testament intellectuel désabusé, où un critique littéraire a voulu voir la fin du rôle politique noble de la classe ouvrière. Le livre commence par un vague cours de botanique qui met en scène des « bricolages » lyssenkoïstes sur les plantes. A ses amis, Vailland parlait de ses obsessions. Pour lui, le héros moderne était le bolchevique, et il déplorait « l’embourgeoisement », pour ne pas dire la déchéance, de la classe ouvrière avec le plastique, les frigos et la « société de consommation ».
Dernier texte connu « Eloge de la politique« , parfaitement d’actualité : « je ne peux pas croire qu’il ne se passe plus rien ».
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Discussion
Q1-Q2 : Les deux premières questions évoquent la diversité de l’œuvre de Vailland, en mentionnant, par exemple, un roman de 1936 dont Vailland était co-auteur et dont l’action se déroulait pendant la Révolution Française avec le retour du Roi à Paris. Par ailleurs, aucune femme-auteur n’a été citée. Pourquoi? Et quelles étaient les relations de Vailland avec les poètes et la poésie? Et avec les auteurs de théâtre?
Réponses : En plus des neuf romans publiés sous son propre nom, Vailland a laissé des ouvrages sous pseudonyme, des feuilletons, etc. En particulier un feuilleton publié dans le quotidien communiste du Nord, « Liberté« . A ma connaissance, dit Alain Leduc, Vailland n’a pas laissé de poésie. Parfois (pièce de théâtre) il cite des vers d’Aragon. Son journal montre qu’il était très copain avec Elsa Triolet. Plus qu’avec Aragon, d’ailleurs, mais Elsa et Aragon étaient dans une relation construite. Sinon, les femmes-auteurs sont peu nombreuses dans l’entourage de Vailland.
Ses rapports avec les hommes de théâtre? Vailland était proche de Jean Vilar et il a eu des discussions et des échanges importants avec Brecht.
Une remarque : si l’on distingue, au sein du PCF et de la mouvance communiste, un courant « soviétique » et un courant « endogène » purement français, Vailland appartiendrait au second. On trouve très peu d’influences russes, soviétiques chez Vailland. Par contre, il appréciait le poète roumain Ilarie Voronca (1903-1946), réfugié en France et naturalisé en 1938, résistant pendant la guerre, ainsi qu’avec le poète turc Nazim Hikmet (1901-1963), persécuté et emprisonné pour son engagement communiste. Un comité parisien pour sa libération s’était formé à l’initiative de Tristan Tzara et Elisabeth Naldi, l’épouse de Vailland, en faisait partie.
Concernant la poésie, Vailland avait retenu l’antagonisme entre prose et posésie défini par Alfred de Musset : On doit réserver la poésie à ce qu’il est impossible de dire en prose.
Q3 et Réponses : Les controverses.
Certains, comme Louis Martin-Chauffier, ont voulu tirer Vailland vers la métaphysique : « Tu parles d’un athée! Un athée, c’est quelqu’un qui cherche Dieu et ne l’a pas trouvé… » Pas du tout! répond Vailland qui entame alors un débat public sur l’athéisme et les matérialistes qui continue encore aujourd’hui. Voir (site « roger-vailland.com ») les « Cahiers Octave Mirbeau » et les « Cahiers Roger Vailland » se faisant l’écho d’un débat aux Rencontres de Bourg-en-Bresse en 2012.
En 1948, avec l’essai, « Le Surréalisme contre la Révolution« , Vailland a tourné une page. Il attaquait Breton qui s’était mis à publier dans le Figaro et il soulignait la différence entre le respect de l’ouvrier pour les grandes œuvres – Vailland voulait que le peuple s’approprie la culture – toute la culture – et les blagues « potaches » de jeunes bourgeois en rupture de ban. Il prenait comme exemple les moustaches dont la Joconde avait été affublée par Marcel Duchamp en 1919, pour devenir l’emblème du dadaïsme, et qui annonçaient celles de Dali, en 1954, pour vendre aux bourgeois des œuvres « rebelles ». Pour Vailland, contester la culture bourgeoise avait un sens progressiste « iconoclaste » dans l’entre-deux-guerres, mais plus après 1945.
Maurice Cukierman intervient… Non, iconoclaste n’est pas le mot juste! Ce n’est pas la même démarche. Celle de l’iconoclaste repose sur une théorie nihiliste mettant en cause la bourgeoisie et son pouvoir. Effrayer le bourgeois ne contribue pas à la lutte des classes. C’est même parfois le contraire : autrefois, dans la mouvance « gauchiste », type « gauche prolétarienne », l’action pouvait se retourner contre la classe ouvrière. Comme chez Souvarine, financé par la CIA (voir le livre de Sanders sur les enjeux culturels et la CIA).
Q4 : Quelle est la signification de la Jaguar de Vailland ? Un genre de double personnalité schizoïde, ou un précurseur de la « gauche bobo »?
Réponse : Les Carnets Intimes de Vailland parlent de tout cela, mais il n’y a pas de réponse simple car on touche au problème de la « souveraineté personnelle » (l’individu totalement maître de lui-même), à celui de son rapport avec l’Art (la peinture : Klein et Soulages) et avec le libertinage. Vailland avait une maxime : « savoir se dégager à temps, mais rester engagé« . Dans ses réflexions sur l’art il discute des dictateurs et des crapules qui n’en sont pas moins amateurs d’art et de beauté (ami de Yves Klein qui a vendu des toiles à des dictateurs). Ici, Aymeric Monville évoque la période de la Résistance et se demande si Klein y avait participé. Klein avait séjourné au Japon de 1952 à 1954 et certains Japonais considéraient comme un escroc… Réponse : Klein n’a probablement jamais fait partie du moindre réseau. Toutefois, il y a un problème d’information : à la différence de quelqu’un comme Pasqua, répertorié au réseau « Combat« , Vailland bien que résistant était en marge et non répertorié. Mais on est sûr qu’il a bien participé à la Résistance en raison de nombreux témoignages et de ses propres descriptions ou anecdotes impossibles à inventer.
Q5 (dernière) : Une question difficile sur les compromissions et les rapports entre l’engagement et l’œuvre artistique et littéraire. L’artiste doit souvent louvoyer entre les écueils car il est soumis à une forte pression de la part de la bourgeoisie et du commerce de l’Art (peinture). L’argent et les femmes : on n’a rien trouvé de mieux pour corrompre quelqu’un. Par exemple, en tant qu’auteur, critique d’Art et conférencier, Leduc évoque une visite à Shanghai : hôtel de luxe tous frais payés et superbes créatures…
Mais les artistes gardent toujours une part d’initiative. Par exemple, l’itinéraire de Bernanos a bifurqué de façon imprévisible : extrême-droite catholique, Action Française, qui se trouve en Espagne au début de la guerre civile et dont on aurait pu croire qu’il allait soutenir Franco. Et au contraire il revient en France avec « Les Grands Cimetières sous la Lune« .
Mais parmi les intellectuels (et journalistes), certains cachent leur jeu. Ainsi, Laurent Joffrin passe pour un homme « de gauche », bien qu’il soit le fils d’un ami (qui ne s’appelle pas Joffrin) très proche de Le Pen. Il existe une photo de Joffrin déjeunant avec Le Pen lors d’un barbecue en pleine guerre d’Algérie.
Actuellement on nage en pleine ambiguïté, avec un pouvoir « socialiste » qui prend une mesure impopulaire par jour et donne l’impression de vouloir faire gagner Le Pen aux prochaines élections.