30/09/2021 – Nils ANDERSSON :
Le capitalisme c’est la guerre

Nils Andersson édite dans les années 1950 à Lausanne des livres saisis et interdits en France dénonçant la guerre d’Algérie (par exemple La question d’Henri Alleg). Il milite dans les réseaux de soutien aux Algériens et aux déserteurs français. Quand les divergences idéologiques deviennent publiques, il édite les textes du Parti communiste chinois. En raison de son statut d’étranger, né en Suisse, mais suédois, il est expulsé de Suisse en 1967. Il travaille en Albanie pendant 5 ans à Radio Tirana puis se rend en Suède, son pays d’origine. Au début des années 1990, il revient en France et milite dans des organisations anticolonialistes et contre les guerres impérialistes. Nils a écrit de nombreux articles et a publié Mémoires éclatées : De la décolonisation au déclin de l’occident , Éditions d’En bas, 2016 et Le capitalisme c’est la guerre, Éditions Terrasses,2021.

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Bonjour à toutes et à tous, merci pour l’invitation à participer aux réunions et travaux du CUEM, merci à Jeannine et Michel d’avoir organisé cette réunion et merci à vous d’être présents.

Pour situer le contenu et le cadre du livre, Le capitalisme c’est la guerre (Éditions Terrasses, 2021) est constitué d’arguments dits ou écrits dans le cours des luttes contre les guerres et interventions militaires depuis 1990. S’il s’était agi d’un livre universitaire, il eut fallu gloser sur la guerre « péché originel » dans la nature de l’Homme. Il eut fallu entre jus ad bellum et jus in bello, débattre du droit de faire la guerre et du droit humanitaire dans la guerre. Il eut fallu gloser sur les écrits fondamentaux d’un Carl Schmit. Il eut fallu citer la littérature marxiste sur le sujet de Marx à Mao. Il eut fallu parler de la violence dans l’Histoire et des guerres justes, se libérer de l’occupant ou de la colonisation oblige les peuples à la guerre. Il eut fallu faire entendre les déchirures communautaires, ethniques, religieuses, sociales, coloniales, remontant loin dans l’Histoire des peuples des Balkans à ceux d’Afghanistan, du Kurdistan au Rwanda. Ce n’est pas le projet du livre qui, comme il est dit, dans la préface de l’éditeur est « un manuel pour ne pas se laisser berner par les discours dissimulant l’ordre mondial capitaliste. »

Le livre à deux objets, le premier est un rappel des guerres impérialistes de l’OTAN et des coalitions internationales occidentales depuis 1990, le second une alerte des menaces de conflits interimpérialistes qui se profilent. Les indicateurs de ce risque sont nombreux : discours bellicistes, politique de surarmement, budgets militaires, militarisation des esprits, stratégies interventionnistes vont se multipliant. Leçon de l’Histoire, des préparatifs à la guerre conduisent à la guerre, il en fut ainsi dès les années 1890 pour la Première Der des Der et dans les années 1930 pour la Seconde. Si la guerre froide, dont la crise de Cuba, plus que celle de Berlin, fut le moment de tension majeur, n’est jamais devenue une guerre chaude, c’est par l’effacement de l’une des parties.

Certes, la guerre n’est pas née avec le capitalisme, Hobbes a raison contre Rousseau, mais les contradictions interimpérialistes se règlent par la guerre, logique qui a fait dire à Jean Jaurès, six jours avant son assassinat : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Déclaration qui intègre l’analyse de Lénine sur l’impérialisme, deux guerres mondiales en témoignent.

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Si, depuis soixante-quinze ans l’Europe occidentale connaît la plus longue période de paix de son Histoire, la réalité est qu’il n’y a pas eu depuis 1945 un jour sans guerre dans le monde et que cette longue période de paix a été une paix pour soi, entre soi, en regardant sur nos écrans des images de guerres, contrôlées, filtrées, aseptisées, accompagnées d’un discours moralisant et justicier, mais depuis soixante-quinze ans, l’épée a prévalu sur la paix, et les puissances occidentales n’ont cessé de mener la guerre en Afrique, au Proche-Orient, en Asie et en Amérique latine.

Pour s’en tenir à la période récente, hors de notre « zone de paix », les trente dernières années ont été la démonstration de cette logique de guerre. Après la chute du Mur, les États-Unis, le monde atlantiste, occidental, n’a plus d’ennemis en mesure de l’inquiéter et il n’est pas traversé par des contradictions antagonistes interimpérialistes majeures ; la contradiction majeure, celle avec le projet socialiste n’est plus. L’ONU introduit alors le droit d’ingérence humanitaire, à Rome est créée la Cour Pénale Internationale, à Washington George Bush père proclame un nouvel ordre mondial de paix, « un monde où la primauté du droit remplace la loi de la jungle… Un monde où les forts respectent les droits des plus faibles. » Il est même annoncé la « fin de l’Histoire », l’éternité du capitalisme. Dans les faits, ces discours préparent l’opinion à la guerre du Golfe qui sera engagée quatre mois plus tard.

Alors que les États-Unis sont hégémoniques comme aucune puissance ne l’a été dans l’Histoire, ils n’ont eu, avec leurs alliés, que la guerre pour politique, vérifiant ainsi l’affirmation de Jaurès. C’est sous couvert de résolutions des Nations unies légalisant les interventions armées avec l’allégation juridique du « droit d’ingérence humanitaire » ou de « l’obligation de protéger », en invoquant la lutte contre le terrorisme que l’on a suscité et financé (si ce n’est Ben Laden, c’est le clan Haqqani, aujourd’hui au pouvoir en Afghanistan qui recevait pour al-Qaïda la manne de la CIA pour combattre le régime de Najibullah). C’est aussi par le recours à des fake news que furent justifiées ces guerres, rappelons l’affaire des couveuses montée par la CIA lors de la guerre du Golfe ; « l’opération fer à cheval » répandue par les ministres allemands Rudolpf Sharping et Joshka Fischer pour celle du Kosovo ; le document accusateur contre Ben Laden de Tony Blair qui selon ses propres dires : « ne permettrait pas d’engager des poursuites judiciaires » ; le « dossier douteux » du même Tony Blair et la démonstration des petites fioles brandies par Colin Powell à la tribune de l’ONU pour affirmer que Saddam Hussein détenait armes de destruction massive, le génocide annoncé en Libye, alors que selon Amnesty International et Human Rights Watch, on comptait au moment de l’intervention 160 à 400 morts, des morts de trop, la guerre en a fait plus de 30 000.

À ces guerres viennent s’ajouter les interventions militaires en Bosnie, en Somalie, au Rwanda, en Syrie, au Sahel. Guerres et interventions dont les motifs et le déroulement diffèrent, mais qui s’inscrivent dans une seule et même logique, celle d’affirmer l’hégémonie du monde occidental, d’imposer l’idéologie néo-libérale, d’ordonner la mondialisation capitaliste, avec l’OTAN comme fer de lance. Une OTAN que rien alors ne peut alors réfréner. Daniel Fried, secrétaire d’État adjoint de George W. Bush puis de Barack Obama, déclare en 2007 : « Depuis la guerre froide et son rôle régional dans les années 1990, l’OTAN s’est transformée en une organisation transatlantique effectuant des missions globales, de portée globale avec des partenaires globaux… L’OTAN est en train de développer les capacités et les perspectives politiques nécessaires pour s’attaquer aux problèmes et aux éventualités qui surviennent dans le monde entier. » C’est le temps où il est projeté que l’OTAN, devenant une « ONU de la sécurité », se dote d’une force de frappe opérationnelle de 300 000 hommes. Force de frappe dont il a été dit plus tard qu’elle était « une Rolls-Royce qui n’était jamais sortie du garage. »

Aujourd’hui, le constat est là, ces interventions militaires se soldent par un fiasco que symbolise sinistrement l’Afghanistan, scellant l’échec de la politique bushienne de « nation building ». Si leur puissance de feu, leur supériorité technologique, ont permis, dans des guerres asymétriques, aux États-Unis, à l’OTAN et aux coalitions occidentales, de vaincre et d’écraser leur adversaire, ces guerres ont révélé que le temps, celui de la Conférence de Berlin, où il suffisait aux puissances impérialistes de poser le pied en un lieu pour établir leur domination sur les territoires et sur les peuples n’est plus. Les guerres du Golfe, d’Irak, d’Afghanistan, de Libye ont été gagnées militairement, mais aucune paix, même celle imposant la loi des vainqueurs ou normalisant la situation, n’a pu être conclue.

Alors que le Nouvel Ordre Mondial annonçait un long temps de suprématie des États-Unis et du monde occidental, cette suprématie n’aura duré qu’un quart de siècle, le monde de 1990 n’est plus. La mondialisation va favoriser l’émergence de nouvelles puissances, notamment asiatiques et bouleversant les équilibres géopolitiques, va déplacer le centre de gravité politique, économique et militaire du monde de l’Atlantique et la Méditerranée au Pacifique et à la mer de Chine. Alors que le système capitaliste couvre le monde et le discours néo-libéral est ultradominant, les États-Unis voient leur primauté contestée, principalement par la Chine. C’est là, un tournant historique dont la mesure doit être prise dans toutes ses composantes, plus précisément ici dans celle militaire.

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Les contradictions antagonistes entre puissances s’inscrivent dans une logique conflictuelle dont l’intensité ne peut que s’amplifier au stade d’un capitalisme concurrentiel mondialisé. De telles contradictions se manifestent ouvertement dans la zone Asie-Pacifique entre les États-Unis et la Chine, considérée comme un « rival systémique » et sur le continent européen, par les tensions aux frontières de la Russie considérée comme « une menace existentielle. »

Ce qui distingue la contradiction entre la Chine et les États-Unis (et avec la Russie) de celle de la guerre froide est qu’il ne s’agit pas d’une contradiction idéologique entre capitalisme et socialisme, mais d’une contradiction idéologique au sein du système capitaliste ; contradiction dépassant le cadre concurrentiel et du libre-échange, son enjeu étant la suprématie mondiale. Il s’agit là d’une contradiction à nulle autre pareille dans l’Histoire au regard de l’importance des populations engagées, des espaces terrestres, maritimes, aériens et spatiaux concernés, des capacités militaires et technologiques en mesure d’être déployées, de plus une contradiction surdéterminée par l’opposition culturelle, civilisationnelle, de deux modes de penser, de deux systèmes de valeurs.

N’entrons pas dans la logique huntingtonienne du « choc des civilisations », mais, en raison des crises qui traversent le monde occidental et des nouveaux rapports de force globaux, l’oligarchie et les pouvoirs capitalistes s’interrogent sur un déclin du monde occidental capitaliste. Un récent numéro de la Revue de la Défense nationale a pour thématique « Somme-nous entrés dans l’ère post-occidentale ? » De façon évidente, à la volonté de défendre et d’assurer le maintien de sa supériorité et de sa domination politique, économique et militaire, il apparaît nécessaire au monde occidental, son soft Power se voyant mis en question, de défendre et assurer sa force d’influence et d’attraction sociale et civilisationnelle, la supériorité et la domination de son mode de penser, de son idéologie.

Au sein du monde occidental, les tensions géostratégiques, crises sociales, crise de la démocratie, nécessitent (ce à quoi s’appliquent les clercs du système médiatique) de renforcer le contrôle étatique des populations. Dans cette lutte, utilisant des sentiments racistes, la thèse de l’envahissement, l’exaspération du nationalisme, instruments efficaces de désignation d’un adversaire pour en faire un ennemi, il est façonné des « patriotes » partant mener des guerres impérialistes la « fleur au fusil », antithèse du citoyen qui prend le fusil pour défendre les droits collectifs de son peuple et des autres peuples. Les nouveaux rapports géostratégiques antagonistes, les ambitions de puissances régionales, mais aussi les conflits de frontières, ceux entre peuples ou religieux, légués par l’Histoire, font que se préparer à la guerre et conditionner les opinions publiques sont aujourd’hui des sujets normalisés au sein des gouvernements et des états-majors.

Les leçons de l’Histoire, depuis Thucydite, nous enseignent que la puissance descendante représente la menace principale d’une guerre. Le cours actuel s’inscrit dans l’obsession des États-Unis envers la Chine. Aujourd’hui, le « containment » de la Chine est l’objectif premier, ce dont relèvent la décision prise sous la présidence d’Obama par le Pentagone de déplacer le centre de gravité stratégique des États-Unis de l’Atlantique au Pacifique, mais aussi celle que la menace terroriste n’est plus une menace principale, amenant le retrait dans le désordre d’Afghanistan. Pour les États-Unis, il est inacceptable de perdre et même d’envisager de perdre leur suprématie, ce qu’exprime sans ambiguïté le général Mark Milley, chef d’état-major de l’armée des États-Unis. Le 4 octobre 2016, avant les tensions suscitées par la pandémie, il déclare à l’adresse de la Chine et de la Russie : « Je veux être clair avec ceux qui tentent de s’opposer aux États-Unis. Je veux être clair avec ceux qui veulent nous faire du mal. Je veux être clair avec ceux, qui, à travers le monde, veulent détruire notre mode de vie, nos alliés, nos amis… Nous vous détruirons. » Au vu des forces en présence, c’est là annoncer un conflit interétatique et le retour aux guerres de haute intensité qui sont aujourd’hui au cœur des politiques de défense et des stratégies des armées occidentales, mais aussi de leurs adversaires désignés.

Implacable logique, la Chine comme la Russie se préparent à une guerre de haute intensité. Si la Chine – hors la réintégration de Taïwan, épicentre des risques de guerre – et la Russie, raison et réalisme, n’ont pas de visées d’expansion territoriales qui ne pourraient être que périlleuses, dans le Livre blanc de la Chine on lit que « la compétition stratégique internationale s’accroît. » Et, dans La guerre hors limite, ouvrage qui fait référence, deux colonels chinois soulignent que « Le champ de bataille de la guerre n’est pas le même que par le passé puisqu’il comprend tous les espaces naturels, l’espace social et l’espace en pleine croissance de la technologie, tel l’espace nanométrique » et ils concluent « Désormais, ces différents espaces s’interpénètrent. » Ce qui est théorisé dans la stratégie des « Trois guerres » : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre du droit.

Pour répondre aux politiques interventionnistes occidentales, il est opposé le concept stratégique A2/AD, dont l’objectif est de s’opposer aux capacités opérationnelles et technologiques des États-Unis et des puissances atlantistes. Le concept A2, déni d’accès et celui AD, interdiction de zone, découle de l’analyse des guerres asymétriques menées par les puissances de la guerre du Golfe à celle de Libye et repose sur un dispositif de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale. Sur le site du MDAA, qui promeut les stratégies antimissiles du gouvernement états-unien, on lit à son propos : « l’utilisation de l’A2/AD par la Russie et la Chine s’oppose directement aux intérêts locaux et régionaux des États-Unis et de leurs alliés, ce qui nous rend vulnérables lorsque nous opérons dans ces régions en conflit ». C’est le raisonnement dans lequel s’inscrit la loi de programmation militaire 2019-2025 de la France : « Les systèmes de déni d’accès et d’interdiction de zone (défense sol-air) ou de capacités de frappe à distance (missiles balistiques ou de croisière) représentent notamment un obstacle nouveau à la liberté d’action de nos forces, contestant leur aptitude à entrer en premier ou à mettre en œuvre leurs capacités de projection. » Les termes de « puissances expéditionnaires », d’entrave à « l’aptitude à entrer le premier », de « capacité de projection », de «liberté d’action de nos forces », définissent sans ambiguïté la stratégie interventionniste offensive des armées de l’OTAN.

Il se justifie ici d’ouvrir une parenthèse concernant le nouveau concept stratégique de l’Alliance atlantique, OTAN 2030. Il est le huitième concept stratégique de l’Alliance atlantique, mais le premier post-guerres asymétriques. Il y a eu l’OTAN atlantiste de la guerre froide, dirigée contre les pays du Traité de Varsovie. Il y a eu l’OTAN impérialiste de l’après-guerre froide, fer de lance militaire des États-Unis et d’un occident hégémoniste, en mesure de se projeter pour résoudre par la guerre les problèmes qui surviennent dans le monde entier. Il y a maintenant l’OTAN, organisation militaire ayant pour mission, toujours sous commandement des États-Unis, d’être en mesure de résoudre par la guerre les contradictions interimpérialistes dans la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique. Ce qui exige un engagement accru des États et des armées européennes.

Pendant la guerre froide, l’OTAN était dirigée en utilisant la menace atomique contre l’URSS et les pays se réclamant du socialisme. Cela a suscité de puissants mouvements contre la guerre, contre la présence sur le sol européen de bombes atomiques et contre les bases états-uniennes installées sur le continent. Pendant la période post-guerre froide, l’OTAN a porté la guerre contre des peuples d’Afrique, de Moyen-Orient et d’Asie pour assurer plus encore la domination des États-Unis et des puissances occidentales et pour imposer le nouvel ordre mondial néo-libéral. Cela a suscité de grandes manifestations sur les cinq continents. Aujourd’hui, l’OTAN doit être combattue comme le bras armé Atlantique du monde capitaliste occidental, les États-Unis ayant pour objectif de reconstituer son pendant Pacifique avec une nouvelle OTASE (organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est). C’est là un engrenage créant le risque d’entraîner les peuples européens dans des conflits de haute intensité contraire à leurs intérêts, plus encore alors que les puissances européennes sont stratégiquement déclassées.

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Il convient de prendre toute la mesure de ce que signifie pour les peuples du monde et pour les peuples européens cette logique interventionniste dans une guerre de haute intensité au XXIème siècle. Des drones à essaim aux robots tueurs, des systèmes de communication décisionnelle aux opérations maritimes, terrestres, aériennes, spatiales et cybernétiques, des armes à énergie dirigée aux missiles hypersoniques atteignant la vitesse de Mach 5, pouvant toucher des cibles à des milliers de kilomètres, de l’arsenalisation de l’espace à la nanotechnologie militaire ouvrant sur l’invisibilité et des munitions intelligentes, jusqu’au soldat augmenté, Rambo programmé, sans affect ni peur, personne ne peut imaginer ce que serait une guerre de haute intensité.

Citons à nouveau Mark Rilley, le chef d’état-major de l’armée des États-Unis : « À ce stade, nous pouvons développer quelques points que nous avons appris au cours de l’étude que nous avons menée intensément cette année sur la guerre future de haute intensité entre des États-nations de grande puissance. Et le premier est, sans surprise, qu’elle sera hautement mortelle, très hautement mortelle, contrairement à tout ce que notre armée a connu au moins depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Le monde occidental, les États-Unis et l’Europe restent la plus grande puissance économique et monétaire et, avec l’OTAN, militaire dans le monde. Les puissances occidentales sont aujourd’hui en mesure de gagner des guerres, mais pour Henri de Castries, président du comité de direction du groupe Bilderberg : « Si l’Occident, sous le parapluie des États-Unis conserve pour l’instant l’avantage, une confrontation s’avérerait incertaine… » J’ajouterai qu’elle s’avérerait plus incertaine encore pour l’Europe.

Des données étayent cette incertitude. L’enjeu, la domination du monde, se fonde stratégiquement sur la théorie de Nicholas Spykman : « qui possède le Rimland – la frange maritime de l’Eurasie – peut contrôler le Heartland – de l’Europe centrale à la Sibérie – et donc le monde. » Ce qui fait de l’Eurasie le centre des tensions, l’Europe est la presqu’île de l’Eurasie, elle est donc géographiquement en première ligne en cas de conflits. Mais elle l’est aussi idéologiquement, comme porteuse des « valeurs occidentales », elle l’est politiquement, en appartenant à « l’alliance des démocraties », elle l’est militairement en étant intégrée à l’OTAN sous le chapeau des États-Unis. Autre donnée stratégique, l’Europe est démographiquement moins peuplée que les autres continents et sa population va diminuant.

Il s’ajoute à ces constats deux réalités. Premièrement, alors que l’Europe a été à l’origine des deux premières révolutions technologiques, la machine et l’énergie, ce qui a contribué à affirmer sa domination politique et militaire, elle est aujourd’hui déclassée par rapport aux autres grandes puissances : les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde même, dans la troisième révolution industrielle, celle des techniques de la communication, de l’information, de l’intelligence artificielle, dont le rôle est devenu déterminant dans les guerres.

Second constat, les puissances européennes ne dictent plus, comme dans la première moitié du XXe siècle, l’engrenage des contradictions interimpérialistes qui peut conduire à la guerre. Aujourd’hui, le cours vers la guerre ou vers le maintien de la paix, relève de décisions prises au sein d’alliances idéologiques ou militaires auxquelles les États européens sont liés par des Traités, mais dans lesquelles ils ont un statut de partenaire et non de décideurs. Cette dépendance de la France et de l’Europe à des intérêts impérialistes globalisés peut entraîner les peuples européens dans des conflits de haute intensité dans lesquels ils ne seront plus des spectateurs plus ou moins solidaires et compatissants ; les nouveaux rapports de forces, les contradictions qui s’attisent, les font être sujet et objet.

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L’establishment politique est conscient de cette réalité, ainsi Thierry de Montbrial, président de l’IFRI, le quasi officieux think tank français d’analyse des questions internationales écrit : « Pour l’Union européenne… Elle devra résister aux tentatives américaines de transformer l’Alliance Atlantique en Sainte-Alliance des démocraties plus ou moins libérales contre le collectif des États autoritaires ou autocratiques. Elle devra accroître sa marge de manœuvre vis-à-vis des États-Unis, évidemment sans tomber dans la dépendance de la Chine… Les Européens peuvent et doivent agir vigoureusement pour pousser Américains, Russes et maintenant Chinois (à instaurer des mesures de confiance), ce qui suppose du côté européen de la retenue sur le plan idéologique. » Signe d’interrogation, au sein même du pouvoir et des décideurs, sur un engrenage pouvant devenir incontrôlable.

D’où découle la question : quelles sont la politique et la stratégie de défense de la France dans ce nouveau contexte international ? Elle se trouve clairement définie par une contribution de Françoise Dumas, présidente de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, dans la Revue de la défense nationale, une contribution intitulée sans ambiguïté : « Éviter le déclassement stratégique en se préparant aux conflits qui viennent. »

Se référant à l’Actualisation stratégique 2021, présentée le 21 janvier 2021 par le ministère des Armées, Françoise Dumas stipule que de toutes les menaces recensées dans ce document, elle retient un avertissement : « un affrontement direct entre grandes puissances ne peut plus être ignoré ». Sur quels faits, quels événements repose cette affirmation ? Françoise Dumas le précise : « Devant nos yeux, l’unilatéralisme américain, les guerres hybrides russes, l’interventionnisme turc et l’expansionnisme chinois ont clôturé une époque ; les promesses des années 1990, déjà fragilisées par le terrorisme islamique, se sont effondrées en trente ans, comme les illusions ont souvent tendance à le faire. » Le constat est lucide, les décisions prises sous la présidence d’Emmanuel Macron qui découlent de ce constat le sont-elles ?

Françoise Dumas inscrit la politique de défense de la France dans un cours inexorable vers la guerre quand elle écrit : « Dans ce contexte, l’hypothèse d’un affrontement direct de haute intensité, sous le seuil nucléaire, mais hybride par de multiples approches indirectes, ne peut plus être ignorée. Il convient de s’y préparer. » C’est là fixer à la France une mission qui relève d’une logique de Puissance qui est celle d’un pays membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, membre du Traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN), doté de l’arme de dissuasion nucléaire, qui dispose de la première armée européenne, une armée engagée dans plus de cent opérations extérieures depuis 1990. Pour Françoise Dumas, il s’agit là « d’actifs stratégiques » pour que la France soit entendue « dans le tumulte du monde », mais ces « actifs stratégiques » sont lourds d’engagements et de risques de se voir entraîné dans des conflits contraires aux intérêts du peuple français.

Il est vrai que ce sont là des engagements pris et une stratégie inscrite dans Le Livre blanc de la défense et de la sécurité, adopté en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy et confirmé en 2013, dans celui adopté sous la présidence de François Hollande. Il y est défini le cadre stratégique de défense de la France : la France est la principale puissance militaire non africaine sur le continent africain ; elle est la deuxième puissance militaire dans le Moyen-Orient après les États-Unis ; elle est une puissance souveraine et un acteur de la sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique ; elle est la seconde puissance maritime dans le monde, là aussi après les États-Unis. Politique qui fait de la France la première armée européenne et, après les États-Unis, l’armée la plus engagée dans des opérations extérieures. C’est là un dispositif de grande puissance surdimensionné, si la France est une puissance dans le monde, elle n’est plus une grande puissance.

Françoise Dumas appelle les armées à « penser une guerre qui n’est pas celle qu’elles font aujourd’hui ». Cette autre guerre, le général Thierry Burkhard en a précisé le contenu lors de sa nomination comme Chef d’état-major des armées de terre en déclarant : « Le rapport de force redevient le mode de règlement des différends entre nations… nous devons résolument nous y préparer en gardant à l’esprit que le combat de haute intensité devient une option très probable. » Aujourd’hui, le général Burkhard, nommé à la tête des armées, s’inscrit clairement la stratégie militaire de la France dans le scénario d’une guerre de haute intensité. Ce scénario a son acronyme : HEM, « Hypothèse d’engagement majeur » et, à l’état-major des armées, il a été constitué dix groupes pour étudier la capacité de la France à faire face à une guerre de haute intensité et l’un de ces groupes a pour mission de savoir si les citoyens sont « prêts à accepter un niveau de pertes que nous n’avons plus connu depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Sur ce sujet, Françoise Dumas est explicite : « Pour le dire crûment, l’opinion publique doit être prête aux pertes qu’un conflit de haute intensité engendrerait et aux débats que la guerre des perceptions avive jusqu’à la déraison. » Cela demande de définir ce qu’est un conflit de haute intensité dans lequel « les citoyens doivent être prêts à être enrôlés jusqu’à la déraison. » Prolongeant ses dires on a pu lire dans Les Échos : « Notre pays, comme d’autres États, se prépare à un durcissement des conflits mondiaux. Le vieux rêve de paix perpétuelle qui était né dans les années 1990 s’estompe. Si la guerre s’invite à nouveau dans l’agenda géopolitique, il est temps de clarifier le rôle des citoyens. Qui veut mourir pour la France ? »

Les guerres modernes faisant plus de victimes civiles que militaires, penser une guerre « qui n’est pas celle d’aujourd’hui » implique parallèlement et nécessairement un conditionnement de la société. Possibilité qu’affirme Françoise Dumas « par la préservation d’un état militaire singulier pour garantir à la République des forces disponibles, réactives et disciplinées, jusque dans les extrémités de la guerre. » Oublions le réalisme brutal du langage, s’agissant d’une disponibilité «jusque dans les extrémités de la guerre », l’Histoire montre que si leur sol est attaqué ou envahi, dans les peuples naît et se manifeste, « jusque dans les extrémités de la guerre » une résistance à l’agresseur ou à l’occupant. Mais au contraire, les oppositions sont fortes dans le peuple à être disponible « jusque dans les extrémités de la guerre », à se voir engagé dans des opérations expéditionnaires au titre de « Puissance » lors desquelles il devient envahisseur et occupant.

On touche là aux liens entre la nation et l’armée qui justifie une digression. Depuis 1945, l’armée française n’a mené aucune opération militaire pour la défense directe du territoire national. Toutes les opérations militaires et interventions armées furent depuis soixante-quinze ans des OPEX. Cela amène à s’interroger sur les liens d’une armée, devenue professionnelle, avec la nation. Cela ne peut pas ne pas avoir modifié l’approche militaire, mais aussi idéologique, des générations successives d’officiers et généraux qui ont assuré son commandement. Lʼappel des généraux en est une démonstration. Les signataires témoignent de cette réalité, ils sont composés dʼun reliquat de la génération des guerres dʼIndochine et dʼAlgérie, formée avec les théories de la « guerre contre-révolutionnaire » et ayant appliqué les méthodes de la « pacification », de strates de la génération des guerres de la Françafrique, celles de lʼécrasement des mouvements de libération au Cameroun et au Niger, des interventions militaires au Tchad, en Centrafrique, en Guinée, en Côte dʼIvoire, en Mauritanie ou au Biafra. Ils appartiennent aux générations de militaires engagés dans les guerres post-guerre froide : guerre du Golfe, de Bosnie, du Kosovo, dʼAfghanistan, de Libye, de Syrie ou au Rwanda et dans le Sahel (sujet sur lequel on pourra revenir lors du débat). Il en résulte un détachement des liens de l’armée avec la nation.

Pour revenir à la ligne stratégique défendue par Françoise Dumas. Il est troublant de lire dans son article : « qu’il importe également de veiller à ce que l’évolution des jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne ne vienne pas entraver la capacité des armées à se préparer ou à s’engager en opérations, par méconnaissance des exigences de la guerre… des interprétations juridiques peuvent méconnaître les exigences qui s’attachent à la préservation de notre souveraineté et de notre politique de défense. » L’idée ne peut lui être prêtée d’un Patriot Act, à l’exemple de l’US Patriot Act de George W. Bush, ouvrant la voie à la violation des lois de la guerre, mais le principe premier devant imprimer l’action du gouvernement doit être de renforcer les juridictions européennes et les Conventions de Genève sur le droit international humanitaire et non pas de les affaiblir, de les aménager. Les guerres récentes au Moyen-Orient, celles coloniales, comme celles entre puissances impérialistes en sont l’effrayant exemple.

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Avant de clore, il se justifie un commentaire sur la question du contrat des sous-marins. Il y a évidemment un enjeu économique, mais il n’est en fait pas l’essentiel, une bonne partie des milliards inscrits dans le contrat étant du travail effectué en Australie et hors de France ou destiné à l’achat d’armements et de matériels états-uniens qui équipent l’armée australienne. Mais l’essentiel, ce qui est intolérable à Biden et au Pentagone, c’est l’interférence de la France dans la zone Pacifique considérée comme zone exclusive où les États-Unis entendent mener leur politique provocatrice et agressive sans être entravés. Politique à laquelle la France et des puissances européennes préfèrent de possibles dialogues constructifs. C’est ce qui différencie des sous-marins conventionnels à des sous-marins à propulsion nucléaire, ceux-ci ayant un champ d’action beaucoup plus large et un temps d’immersion plus grand, ils représentent pour la Chine un acte d’agression. Tokyo, Séoul et les pays de l’ASEAN ont d’ailleurs fait part qu’il s’agissait là d’une politique de polarisation et de tension qui pouvait être dangereuse pour la paix de la région.

Une phrase de Jo Biden lors de l’entretien téléphonique avec Macron doit retenir l’attention : il est « nécessaire que la défense européenne soit plus forte et plus performante. » Cette mention de la défense européenne sonne positivement à l’oreille de Macron, mais Biden ajoute : « pour contribuer à la sécurité transatlantique et compléter le rôle de l’OTAN ». Il ne s’agit donc pas d’une concession au projet macronien d’une armée européenne, Biden définit clairement, dans une logique conflictuelle de partage des zones, le rôle et la place de la France et de l’Europe. Le Pacifique est le domaine des États-Unis pour s’opposer à la Chine, à l’OTAN et aux Européens revient la responsabilité de la face occidentale de l’Eurasie, principalement contre la Russie.

Il est évident que le risque potentiel d’un conflit majeur n’est pas immédiat, ne serait-ce que parce que l’on ne déclare pas de guerre quand il y a une pandémie mondiale. Le risque est à moyen ou long terme et la diplomatie, la raison, peuvent prévaloir, mais un conflit local, des ambitions de puissances régionales, le besoin de créer une diversion avec une intervention extérieure, une mauvaise interprétation dans la cyberguerre, une escalade militaire échappant au contrôle, peuvent aboutir sur un conflit majeur. Sarajevo et Dantzig en témoignent.

La pire des réactions face à ces réalités, dans un monde où se conjuguent des crises sociétales, politiques, économiques, sanitaires, écologiques, est celle de la forteresse, de la peur de l’autre, libérant les haines ; celle individualiste, complotiste, à l’encontre des intérêts communs ; celle des théories de l’effondrement, pouvant basculer dans les thèses millénaristes. Il n’y a pas de monde sans contradictions, d’État sans contradictions, de société sans contradictions, de rapports humains sans contradictions, les contradictions ne sont pas la fin de l’Histoire, elles en sont le moteur ; entre États, elles se résolvent pacifiquement ou par la guerre, elles doivent donc être analysées, contrôlées et maîtrisées. Contre la guerre, le rôle des peuples, peut-être décisif.

Il n’y a pas de bon impérialisme, il y a des va-t-en-guerre ; il ne faut pas voir là un monde apocalyptique, c’est un monde traversé par des contradictions interimpérialistes, un monde capitaliste qui « porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », mais rien n’est pour autant inéluctable, l’histoire n’est jamais écrite, moins encore prévisible. Aussi dangereuse soit la situation, aussi défavorable soit le rapport de force, elle connaît des retournements, mais ceux-ci ne naissent pas de rien. Les actions conjuguées des peuples peuvent faire prévaloir la raison sur la guerre, rompre le cycle infernal, en menant comme après 14-18, « la guerre à la guerre ». Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les peuples se sont mobilisés massivement contre la menace atomique, cela a été une composante importante qu’il n’en a pas été fait usage. Aujourd’hui, nous devons nous mobiliser contre les risques de guerre de haute intensité. Si la contradiction majeure qui voit la suprématie du monde occidental contestée par des puissances émergentes devait se résoudre par la guerre, les conséquences humaines sont difficilement imaginables et celles écologiques – qui est la menace principale – seraient irrémédiables. Il revient aux peuples, à nous, de ne pas être entraînés dans ce diabolique engrenage et d’en inverser le cours.

NA