25/1/12 – Alain BIHR :
Pourquoi relire Le Capital (conférence)

Alain BIHR

Pourquoi et comment (re)lire Le Capital aujourd’hui?

I. COMMENT (RE)LIRE LE CAPITAL ?
Présentation de la manière dont j’ai moi-même abordé Le Capital.
1. Lire directement Le Capital comme tel sans passer préalablement par
des commentaires.
Parce que :
· Les commentaires ne dispensent en définitive jamais de la lecture directe et
s’avèrent donc au mieux, le plus souvent, inutiles.
· La plupart des commentaires abordent l’oeuvre d’une manière discutable (cf.
les points suivants) et véhiculent même des erreurs, quelquefois grossières.
Ils sont donc pour la plupart nuisibles.
· Quelques commentaires sont cependant excellents et serviront à éclairer
l’oeuvre. Mais l’assimilation de leur apport présuppose la connaissance (donc
la lecture) préalable de l’oeuvre.
· Comme toute grande oeuvre – et elle fait partie des plus grandes –, l’oeuvre de
Marx continue de recéler des richesses inattendues parce que non encore
décelées ou négligées par les commentaires antérieurs – y compris les
meilleurs. Lire directement l’oeuvre, c’est être assuré d’y faire des
découvertes.
· Tout au plus peut-on tenter de s’appuyer sur des présentations du Capital qui
se présentent comme des guides de lecture. Cf. ma Logique méconnue du
2
« Capital ». Mais il faut se méfier des guides qui quelquefois vous égarent ou
se contentent de vous faire parcourir des chemins par trop balisés et
parcourus. Il faut savoir ne pas suivre le guide et s’écarter des chemins
recommandés.
2. Lire tout Le Capital et non pas seulement des morceaux choisis ou
des parties de l’oeuvre.
Très longtemps, notamment à l’intérieur des organisations se réclamant du
marxisme (et ce dès la IIe Internationale) :
· soit on a saucissonné (découpé) le Capital en en extrayant des morceaux
choisis (présentés comme des morceaux de choix) : la formation de la plusvalue
absolue (la section III du Livre I), la théorie de l’accumulation et de la
formation de la surpopulation relative (chapitre XXV du Livre I), l’analyse de la
soi-disant accumulation primitive (section VIII du Livre I), l’exposé de la baisse
tendancielle du taux de profit (section III du Livre III) ;
· soit on a réduit le Capital à son seul Livre I, comme s’il en condensait
l’essentiel, du moins du point de vue des militants (notamment l’exposé des
modalités de l’exploitation du travail sous le régime du salariat). Les trois
autres livres étaient passés sous silence (sauf éventuellement la section III du
Livre III) ; le Livre II en particulier était considéré comme ne traitant que de
questions techniques ne pouvant intéresser que des économistes de
formation (en particulier dans sa section III) ; quant au Livre IV, on en
mentionnait même pas l’existence (plus exactement le projet).
En procédant de la sorte
· On méconnaît et on masque que Le Capital a été conçu et réalisé par Marx
comme une totalité théorique tentant de rendre compte d’une totalité pratique
(historique) : le mode capitaliste de production. Marx le dit clairement : les
trois premiers livres du Capital forment « un tout artistique » et même « un
ensemble ordonné dialectiquement »1. Par conséquent :
· Saucissonner Le Capital ou la réduire à une seule de ses parties, c’est
nécessairement le défigurer et le dénaturer. Que penserait-on d’une étude de
l’oeuvre de Picasso qui se contenterait de présenter des fragments de ces
1 Lettre de Marx à Engels du 31 juillet 1863, Lettres sur « Le Capital », Editions Sociales, 1964,
page 148.
3
différentes toiles ou d’une étude de l’oeuvre de Victor Hugo réduite à des
morceaux choisis ? On se condamnerait de la sorte à faire du Lagarde et
Michard.
· Bien pire, perdre de vue l’unité de l’oeuvre, en rompant son fil conducteur, en
brisant ainsi les articulations entre les différents parties, c’est rendre
littéralement incompréhensible certains développements. Par exemple,
impossible de comprendre quoi que ce soit aux concept de profit et de taux de
profit en escamotant les développements du Livre II, notamment l’introduction
de la notion de frais de circulation du capital ainsi que de la différenciation
entre capital fixe et capital circulant.
3. Lire Le Capital en tentant de ressaisir sa logique (son fil conducteur).
Cette logique, Marx l’a lui-même définie dans un passage célèbre des
Manuscrits de 1857-1858 (les fameux Grundrisse), plus exactement dans le
fragment de ces manuscrits connus sous le nom d’ « Introduction à la critique de
l’économie politique ». Après avoir distingué entre la démarche d’analyse par
laquelle la pensée dégage et s’approprie les différents éléments de la réalité et la
démarche d’exposition méthodique des résultats de cette analyse, il définit cette
dernière en ces termes :
« (…) la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret est, pour la
pensée, la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme
du concret pensé. »2
« S’élever de l’abstrait au concret » ? La formule peut se comprendre de
différentes manières qui ne s’excluent d’ailleurs pas mais s’emboîtent, chacune
approfondissant la précédente :
· Passer de l’analyse des parties à celle du tout. Après avoir analysé
séparément (donc abstraitement) les deux moments dont se compose le
procès cyclique de reproduction du capital comme rapport social, le procès de
production (Livre I) puis le procès de circulation (Livre II), Marx passe à
l’analyse de leur unité (entrelacement de la circulation et de la production). Ou
encore : après avoir analysé comment se forme (Livre I) et se réalise (Livre II)
la plus-value, Marx analyse la manière dont elle se transforme en se
2 Manuscrits de 1857-1858, Anthropos, 1967, tome 1, 30.
4
décomposant en profit, profit moyen, profit industriel et profit marchand, profit
d’entreprise, intérêt et rente foncière.
· Passer de la forme générale du capital à ses formes particulières (capital
industriel, capital commercial, capital financier).
· Passer de l’essence (la réalité) à l’apparence, des lois aux phénomènes : de
la structure du rapport capitaliste de production à la manière dont cette
structure se reflète et s’accomplit dans et par les représentations et les actions
des différents acteurs socio-économiques sous l’effet de la concurrence et du
fétichisme.
· (Mon interprétation). En remarquant que le point de départ du Capital est la
catégorie de valeur comprise comme forme du travail social, Le Capital peut
se comprendre comme une sorte de phénoménologie de la valeur au cours de
laquelle Marx analyse l’autonomisation progressive de la valeur, depuis sa
forme la plus simple, la plus immédiate, la plus exotérique (et donc la moins
énigmatique) jusqu’à ces formes plus médiates (les plus médiatisées) et les
plus ésotériques (les plus incompréhensibles en apparence, les plus
fétichistes) comme le profit, le profit moyen, l’intérêt, le capital fictif, la rente,
etc.
4. Simultanément et au rebours de ce qui vient d’être dit sur le caractère
de totalité méthodiquement ordonnée du Capital, il faut lire ce dernier comme
une oeuvre inachevée.
a) Rappel des grands moments du trajet théorique au terme duquel a été conçu
et réalisé Le Capital.
· 1857-1858. Rédaction par Marx d’un ensemble de manuscrits constituant sa
première tentative d’une « Critique de l’économie politique » (je reviendrai sur
le sens de cette expression) qui ne sera publié que longtemps après sa mort
(en 1939, première traduction française 1967) sous le titre de Grundrisse der
Kritik der politischen Ökonomie (Fondements de la critique de l’économie
politique). Marx passera rapidement à la publication de ce qui devait en être
les deux premiers chapitres sous forme de la Critique de l’économie politique
(1859).
5
· 1861-1863 : rédaction par Marx de vingt-trois cahiers développant en principe
le troisième chapitre de sa Critique de l’économie politique. C’est au cours de
cette rédaction que naît le projet de ce qui va devenir Le Capital, avec pour
sous-titre « Critique de l’économie politique ».
· 1863-1865 : rédaction par Marx de la version primitive du Capital sous forme
d’un nouvel ensemble de manuscrits.
· 1865-1866 : rédaction par Marx du premier Livre du Capital qui paraît en
Hambourg en 1867.
· 1868-1870 et 1877-1880, plusieurs rédactions partielles ou totales par Marx
de ce qui devait devenir le Livre II du Capital mais que la mort l’empêche
d’achever.
· 1885 : édition par Engels de ce qui connu comme le Livre II du Capital,
composé d’un découpage et montage opéré à partir des différents manuscrits
précédents (celui de 1863-1865, ceux de 1868-1870 et ceux de 1877-1880).
· 1894 : édition par Engels de ce qui est connu comme le Livre III du Capital, à
partir d’un découpage et montage opéré sur le manuscrit de 1863-1865 et
d’ajouts propres à Engels.
· 1905-1910 : édition par Karl Kautsky du passage central des manuscrits de
1861-1863 sous le titre de Théories sur la plus-value et le sous-titre de
Livre IV du Capital.
Donc Le Capital tel que nous le connaissons est un ensemble hétérogène de
textes datant d’époques différentes et d’élaborations successives, avec cet élément
paradoxal que plus on avance dans l’ordre logique de l’exposition, plus on régresse
dans l’ordre chronologique de la rédaction des textes présentés.
b) De plus, au cours du trajet précédent, le projet de Marx s’est modifié. Au
départ, sous le titre de Critique de l’économie politique, il entend un vaste projet
visant ni plus ni moins que la totalité du mode capitaliste de production. C’est ce dont
rend encore compte le passage suivant de la préface de la Contribution à la critique
de l’économie politique :
« J’examine le système de l’économie bourgeoise dans l’ordre suivant :
capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur, marché
mondial. »3
3 Contribution à la critique de l’économie politique, Editions Sociales, 1957, page 3.
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Or, dans le cours de la rédaction des manuscrits de 1861-1863, le projet se
réduit à la seule des premières catégories précédentes, celle du capital.
« C’est la suite du fascicule I [la Contribution à la critique de l’économie
politique], mais l’ouvrage paraîtra séparément sous le titre Le Capital, et
‘Contribution à la critique de l’économie politique’ ne figurera qu’en sous-titre.
En fait, l’ouvrage n’englobe que ce qui devait constituer le troisième chapitre
de la première partie : ‘Le capital en général’. N’y est donc pas incluse la
concurrence des capitaux ni le crédit. Ce volume contient ce que les Anglais
appellent the Principles of Political Economy. C’est (avec la première partie) la
quintessence et le développement de ce qui va suivre pourrait facilement être
réalisé par d’autres, sur la base de ce que j’ai déjà écrit (à l’exception peut-être
du rapport entre les diverses formes de l’Etat et les diverses structures
économiques). » 4
c) Ainsi, tel que nous le connaissons, Le Capital résulte d’un double
inachèvement :
· D’une part, de l’inachèvement du projet originel d’une critique de l’économie
politique englobant l’ensemble de l’analyse du mode de production capitaliste,
depuis sa structure (la triade : capital, propriété foncière, travail salarié)
jusqu’au marché mondial en passant par l’Etat et les relations internationales,
projet abandonné au profit d’un autre, plus restreint, portant sur la seule
catégorie de capital.
· D’autre part, de l’inachèvement de ce second projet lui-même dont Marx n’est
pas parvenu à bout et que Engels n’a qu’imparfaitement rempli, en tentant
d’en pallier l’inachèvement (de manière partielle et partiale) plutôt que de
publier les manuscrits de Marx en l’état d’inachèvement dans lequel il les a
trouvés.
Qu’en conclure quant à la manière de (re)lire Le Capital ? Qu’il nous faut le lire
en tenant compte de l’ensemble des manuscrits qui l’ont précédé, préparé et dont il
ne constitue qu’une partie. Ce qui signifie aussi qu’on ne pourra le lire parfaitement
que le jour où nous serons en possession de l’ensemble de ces manuscrits, ce qui
n’est pas encore le cas mais sera réalisé (en principe) par la MEGA en cours de
publication. Pourquoi ?
4 Lettres sur « Le Capital », op. cit., page 130.
7
· D’une part, parce que ces manuscrits gardent trace du premier projet de
critique de l’économie politique et comprend sûrement quelques bribes ou
éléments de développement de ce projet.
· D’autre part, parce que ces manuscrits gardent trace des hésitations de Marx
sur un certain nombre de points importants que Engels a cru devoir escamoter
pour donner un tour plus parfait (plus systématique) au Capital.
A coup sûr, la publication de ces manuscrits nous réservent quelques
surprises, qui ne peuvent qu’être bonnes en définitive, en tant qu’elles nous
obligeront à complexifier notre compréhension du projet et du trajet marxiens, donc
du Capital qui n’en est qu’un, moment.
5. Enfin, il faut lire Le Capital sans oublier son sous-titre : « Critique de
l’économie politique ». Car nous venons de voir que tel est l’intitulé du projet
d’ensemble de Marx dont Le Capital n’exécute qu’une partie. C’est donc lui qui en
fixe le sens.
Mais que faut-il entendre par « critique de l’économie politique » ? Je pense
qu’on peut et doit lui donner au moins trois sens différents :
a) La critique des insuffisances de l’économie politique comme science
positive, la critique des économistes. C’est le sens le plus superficiel mais il est bien
présent dans Le Capital comme dans tous les manuscrits qui l’ont précédé et
préparé. Pour preuve, les nombreux passages consacrés à cette critique dans les
trois premiers Livres et, surtout, le projet du Livre IV se proposant une critique
méthodique de l’ensemble de l’économie politique depuis ses origines. Dans
l’ensemble de ces passages, la critique marxienne effectue un double mouvement :
· D’une part, tout en tirant parti de leurs acquis, il met en évidence leurs
lacunes, leurs insuffisances, leurs erreurs théoriques en même temps que
leurs illusions idéologiques qui tiennent toutes en définitive à leur fétichisme
économique conduisant à la naturalisation et à l’éternisation des rapports
capitalistes de production.
· D’autre part, il se propose de dépasser leurs limites, donc en un sens de
parachever la science économique comme connaissance positive du procès
global de la production capitaliste. Ainsi affirme-t-il dans la préface à la
première édition allemande du premier Livre du Capital que « le but final de
cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société
8
moderne ». Ce qu’il a fait en dégageant la loi de la valeur, la loi
d’accumulation, la loi d’équilibre des échanges entre sections productives, la
loi de formation d’un taux de profit moyen, la loi de baisse tendancielle du
profit moyen, etc.
b) La critique du capitalisme comme « monde à l’envers ». Par delà la science
économique, la critique marxienne s’en prend à la réalité même qui en est l’objet,
c’est-à-dire aux rapports capitalistes de production et au mode de production
capitaliste dans son ensemble qui se constitue sur la base de ces rapports.
Autrement dit, par delà l’économie politique comme représentation, Marx s’en prend
à l’économie politique comme monde : aux rapports capitalistes de production
structurant le monde contemporain.
Si l’on avait à résumer en une seule formule la critique marxienne de
l’économie politique comme monde, autrement sa critique de l’univers capitaliste, on
pourrait dire qu’il dénonce en lui un monde à l’envers, c’est-à-dire :
· un monde dans lequel les producteurs sont dominés par leurs propres
produits autonomisés (sous forme de marchandises, d’argent et de capital),
· un monde dans lequel les hommes sont donc gouvernés donc par des choses
(par des rapports sociaux réifiés) qui résultent pourtant de leurs propres
activités ;
· bien plus : un monde dans lequel les hommes sont sacrifiés à la survie de ces
choses fétichisées, érigées en idoles barbares et sanguinaires qui n’hésitent
pas à vouer les hommes à la misère et à la mort pour perpétuer leur propre
règne.
c) Le projet de la fin de l’économie comme monde de la nécessité et de la
rareté. Le but ultime de la critique marxienne est de montrer que, sous une forme
certes contradictoire, dans le cadre des rapports capitalistes de production,
s’accumulent aussi les conditions objectives (sous forme de forces productives
matérielles) mais aussi subjectives (sous forme de forces sociales) rendant
possible un autre monde. Autrement dit, à ses yeux, la dynamique même de
l’économie capitaliste crée les conditions de possibilité :
· non seulement du renversement de ce monde à l’envers qu’est l’univers
capitaliste, par la réappropriation par les hommes de leurs conditions sociales
d’existence, par la constitution d’une société reposant sur la « libre association
des producteurs » ;
9
· mais encore et du même coup, plus fondamentalement, du dépassement de
toute économie : de l’abolition du règne de la nécessité et de la rareté qui
fondent l’univers économique et, avec elles, de la « lutte pour la vie », de
l’accès à l’abondance et à la liberté définie notamment par la fin du travail (par
la réduction au minimum de la durée du travail nécessaire).
Possibilités dont la pleine actualisation supposait, selon Marx, une révolution
et l’avènement d’un nouveau mode de production, le communisme. La démonstration
de la possibilité du communisme, tel est le sens final de la critique marxienne de
l’économie politique. Il faut donc lire Le Capital comme un prolongement du
Manifeste du parti communiste.
II. POURQUOI (RE)LIRE LE CAPITAL ?
Je serai beaucoup plus bref dans l’examen de cette seconde question. Tout
simplement parce que les éléments de réponse en sont beaucoup plus évidents. A
mes yeux, ils se réduisent, pour l’essentiel, aux deux suivants.
1. Le Capital reste une oeuvre à (re)découvrir. J’espère que les
développements précédents vous en auront largement convaincu en vous indiquant
précisément :
· d’une part, les raisons qui me font penser que Le Capital demeure, près d’un
siècle et demi après sa conception, sinon une terra incognita du moins une
terra miscognita ;
· d’autre part, les conditions auxquelles nous pouvons nous proposer de nous
approprier sa richesse potentielle, encore largement inexploitée, ainsi que les
précautions dont nous devons nous entourer à cette fin.
2. Le Capital reste une oeuvre actuelle et même plus actuelle que jamais.
Et ce non seulement en dépit de son inachèvement mais, paradoxalement, pour
partie grâce à son inachèvement.
a) En dépit de son inachèvement. Car Marx a su développer sa critique de
l’économie politique suffisamment loin pour cerner la structure intangible du mode
capitaliste de production et, partant, ses contradictoires structurelles, indépassables
10
en tant que telles, même si, sous l’effet même de leur développement, elles prennent
des formes sans cesse nouvelles :
· La contradiction entre la socialisation croissante du procès social de
production (des forces productives de la société, du procès de travail, des
moyens de production, etc.) et le caractère persistant de l’appropriation
privative (de la propriété privée) des moyens de production et du produit
social. Donc contradiction entre socialisation et privatisation.
· La contradiction entre le but de la production capitaliste (la valorisation
maximale du capital, impliquant la réduction de la quantité de travail
nécessaire et l’accroissement de la quantité de surtravail) et ses moyens (le
développement intensif des forces productives = l’augmentation de la
productivité du travail) qui conduit à réduire sans cesse la quantité de travail
vivant (travail nécessaire et surtravail) par rapport à la quantité de travail mort
dans lesquelles se matérialise le capital, ce qui dégrade sans cesse les
conditions de valorisation du capital. Donc contradiction entre valorisation et
dévalorisation du capital conduisant en définitive à détruire la valeur comme
forme du travail social.
· La contradiction entre l’accumulation croissante des forces productives (des
moyens sociaux de production de la richesse) et de la richesse sociale (les
moyens collectifs et individuels de consommation) et l’expropriation d’une
masse croissante d’individus de la propriété des moyens de production, de la
maîtrise du procès de production et, en définitive, de tout moyen de
consommation – ce qui correspond au processus de prolétarisation et, au sein
de ce dernier, au processus de formation d’une surpopulation relative
croissante, dont une part grandissante est vouée à la pauvreté, à la misère et
à l’exclusion sociale. Donc contradiction entre enrichissement et
appauvrissement : l’accumulation des conditions de la richesse engendrant
simultanément l’accumulation des conditions de la pauvreté.
Il est à peine nécessaire de mentionner que ces contradictions sont plus
actuelles que jamais, qu’elles sont au coeur même de la crise économique
structurelle dans laquelle le capitalisme se débat depuis quatre décennies déjà (ce
qui en fait la crise la plus longue de son histoire) mais qu’on la trouve tout aussi bien
au coeur de la crise écologique globale dans laquelle le capitalisme a plongé
l’humanité.
11
b) Grâce à son inachèvement. Précisément parce qu’il s’en tient à la structure
du mode de production, à ses rapports sociaux fondamentaux (rapports de
production, rapports de propriété, rapports de classes), Le Capital est tout
particulièrement approprié à saisir le capitalisme d’aujourd’hui. Non pas que ce
dernier le mode de production capitalisme ne se soit pas transformé depuis Marx
selon un double mouvement :
· D’une part, élargissement de la base socio-spatiale du capitalisme jusqu’à
englober aujourd’hui potentiellement la planète et l’humanité entières. Donc
poursuite du devenir-monde du capitalisme entamé dès l’aube du capitalisme,
en fait dès la phase finale de la transition du féodalisme au capitalisme.
· D’autre part, approfondissement de l’emprise du capitalisme (de ses rapports
constitutifs) sur l’ensemble des sphères, domaines, champs de la praxis
sociale pour les subordonner (plus ou moins directement) aux exigences de la
reproduction de ces rapports, pour en faire des conditions même de leur
reproduction. Autrement dit, poursuite du devenir-capitalisme du monde : de
l’appropriation de la praxis sociale par le capital, supposant le bouleversement
de l’immense legs historique de l’humanité et la production de formes et de
contenus sociaux radicalement inédits.
Dans le cours de ce double mouvement, il s’est produit énormément de
choses neuves, imprévues et d’ailleurs imprévisibles par Marx, déjouant pour partie
les prévisions et attentes de Marx lui-même. Mais, pour l’essentiel, ce double
mouvement n’a fait que réaliser le capitalisme :
· faire entrer dans la réalité socio-historique, avec toutes ses conséquences, la
structure du mode de production telle que Marx l’avait décrit,
· et simultanément réduire toute la réalité sociale-historique à l’aune du
capitalisme, produire littéralement une société intégralement et exclusivement
capitaliste : une société purement capitaliste, un pur capitalisme.
C’est en ce sens que, en se limitant à fournir une épure du mode de
production capitaliste, une analyse de sa pure structure, Le Capital est sans doute
plus actuel aujourd’hui qu’il ne l’était au moment de sa conception et de sa rédaction
inachevée par Marx.
Alain Bihr