Résumé S. Amin

Samir Amin : L’implosion du capitalisme contemporain

Conférence du 19 septembre 2013 à l’Amphi Pasquier :

Le titre alternatif, “Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise“, vient d’une phrase prononcée en 1978, époque où, nous dit Samir Amir, ils n’étaient que quelques uns –  avec Magdoff – à la Monthly Review à prédire une “longue crise” du capitalisme comparable à celle de 1873-1890, qui fut suivie d’une période faste, la “Belle Epoque” (1890-1914), à laquelle la guerre de 1914-1918 a mis fin. Effectivement, de 1978 à 1991, on a pu observer un marasme très net, suivi d’une “embellie” (1991-2008) terminée par la crise des “subprimes” dont on n’a pas encore fini de gérer les conséquences. Au 20e siècle, “l’embellie” de la Belle Epoque a abouti à la Pre­mière Guerre mondiale, à la révolution russe, à la crise de 1929, au nazisme, à la Deuxième Guerre mondiale et à la révolution chinoise.. Aujourd’hui, nous sommes à un point qui ressemble à la veille de la 1e Guerre mondiale. Les explosions sont là… Alors, quelles sont les forces en présence? Comment nous situer dans la longue durée? Pourquoi parler d’implosion? Et d’abord, qu’est-ce qui implose?

1. Qu’est-ce que le capitalisme contemporain?

2. Pourquoi et comment il implose?

3. Que faire?

(1) Le capitalisme contemporain est défini comme un “capitalisme de monopoles généralisé“, financiarisé et mondialisé. Sa forme antérieure, “impérialiste”, était le “capitalisme monopoliste d’Etat” (CME) décrit par Hobson, Hilferding, Luxembourg et Lénine. En un temps très court, grosso modo de 1975 à 1990, il a évolué par un gigantesque processus de concentration du capital et surtout de centralisation du contrôle des capitaux, indépendamment de leur propriété (exemple des fonds de pensions). Désormais, le capitalisme de monopole contrôle l’ensemble du système productif. Jusque là, il existait un réelle diversité et de vastes secteurs indépendants. Désormais toutes ces activités sont réduites au rôle de sous-traitants. Le modèle le plus clair est celui de l’agriculture où le petit capitalisme familial était majoritaire. Aujourd’hui, la propriété juridique est non pertinente. L’agriculteur, même propriétaire de sa terre, est dominé, en amont, par les semenciers et les organismes de crédit sans lesquels il ne pourrait s’équiper et, en aval, par la grande distribution qui lui achète ses produits au prix de revient. La rémunération de son tra­vail est ramenée à zéro et il vit uniquement des subventions européennes, alimentées par les contribuables. Les monopoles se sont constitué une rente par centralisation de la plus-value. A celle-ci correspond une centralisation du pouvoir par des systèmes d’influence qui ont fait dispa­raître la vieille distinction historique entre “droite” et “gauche”. Ces étiquettes cachent difficile­ment l’homogénéité d’un personnel politique coupé des populations et assisté par un “clergé médiatique” qui joue – à la TV et dans la grande presse – le rôle du curé d’antan qui désignait les “bons” et les “mauvais”.

(2) Cette centralisation accentuée est la stratégie unique des monopoles. Il faut optimiser, maxi­miser et canaliser la rente monopolistique. Ce qui produit une série de déséquilibres fondamen­taux :

– Socialement, on observe une croissance continue des inégalités [NB Ici, Samir Amir fait réfé­rence (référence seulement, il dit ne pas l’avoir encore lu) au récent ouvrage de Thomas Piketty “Le capital au XXIe siècle” (Le Seuil, août 2013), étude statistique et historique des patrimoine et des revenus sur environ deux siècles, qui amène (enfin) des données quantitatives essentielles à la réflexion sur les inégalités.]

– Le déséquilibre économique entre l’offre et la demande s’aggrave… C’est la “crise” car la rente monopoliste ne peut s’investir dans la production (et les salaires) de façon à faire croître le PIB. La seule voie possible, c’est la financiarisation et son cortège de bulles spéculatives. Il y a antago­nisme entre le “pompage” mondial qui alimente la rente monopolistique et la croissance. On pré­tend qu’on est “sorti de la crise” lorsque la croissance “remonte” à + 0,5% !! C’est ridicule, le capitalisme ne peut vivre sans croissance… Samir Amin s’enorgueillit d’avoir été parmi les très rares qui ont annoncé la crise dès 2002.

Les facettes de l’implosion sont multiples.

(a) La gestion de la crise est catastrophique : dette publique > austérité > réduction d’acti­vité, chômage > augmentation de la dette. Les financiers ne veulent pas voir les dettes des Etats diminuer. La dette publique est une rente pour eux.

(b) Implosion toujours possible de la zone euro. Or, si la zone euro explose, c’est tout le système européen qui explosera car il a été conçu et bétonné pour édifier la souveraineté des monopoles. Il n’est absolument pas réformable.

(c) Le conflit grandit entre le “centre”, c’est-à-dire les pays développés de la “Triade” (Etats-Unis, Europe, Japon) et la “périphérie” (le Tiers-Monde, pourvoyeur de matières premiè­res), aiguisé par la présence des “pays émergents” (Chine, Russie, Inde, Brésil, etc.). La Triade n’a d’autre solution face aux “émergents” que de s’assurer le contrôle militaire de la planète, si possible avec la bénédiction de la “Communauté Internationale”. [NB Ici, une anecdote concer­nant une réunion d’ambassadeurs des pays de la dite “communauté” et regroupant, autour de l’am­bassadeur US, ses collègues des principaux pays européens et ceux de l’Arabie saoudite et du Quatar, mais aucun pays “mineur” comme l’Egypte, le Venuzuela, etc.. n’était représenté]

(d) Au moment où la croissance est en berne dans les pays de la Triade [NB et plus parti­culièrement en Europe], elle augmente dans les pays “émergents”. Les medias nous expliquent qu’on assiste à un redéploiement du capitalisme vers l’Asie et l’Amérique latine et à la construc­tion d’un monde “multipolaire”. Ce n’est que l’apparence des choses : “l’émergence” économique d’une société n’a de sens que par rapport à un projet souverain (national). Mais la construction d’un système souverain est par définition en contradiction avec les intérêts stratégiques des mono­poles de la Triade et entre en conflit avec eux. Ces monopoles veulent garder le contrôle [1] des ressources naturelles et [2] de l’innovation technologique. En dehors de ces deux principes majeurs, sur toutes les questions de commerce ou même de chasses gardées, on peut toujours négocier. En fait, la géopolitique mondiale des monopoles n’est compréhensible qu’en fonction de ces deux principes. Tout le monde comprend le rôle du pétrole, mais pas toujours celui des tech­nologies de pointe dont les implications militaires sont décisives. Par exemple, lorsque Saddam Hussein a voulu les acquérir, on lui a fait la guerre. Au moment de la première guerre du Golfe, un journaliste du Caire a écrit : “la guerre contre la Chine a commencé”. Aujourd’hui l’objectif de la Triade est de détruire le monde arabe afin qu’aucun pays ne s’oppose à ses ambitions concer­nant les deux principes fondamentaux ci-dessus. On a vu un premier succès en Irak, puis il y a eu la Lybie et l’on voit se préciser un projet de démantèlement de la Syrie. Les prochains sur la liste seront peut-être l’Egypte et l’Algérie.

La Chine est aujourd’hui le principal exemple d’un pays gouverné en fonction d’un projet souve­rain. La Chine participe activement à la mondialisation, mais pas à la mondialisation financière (la Russie et l’Inde y sont entrées à 50%, le Brésil à 30%, ce qui explique les fluctuations de croissance de ces pays qui restent sensibles à la “conjoncture”). La Chine garde le contrôle de son économie à travers d’énormes investissements d’Etat et une négociation permanente avec les investisseurs occidentaux à propos des “transferts de technologie”. Les Français ont perdu le marché du TGV chinois parce qu’ils voulaient garder tous leurs secrets. Siemens l’a emporté parce qu’il a accepté d’en donner davantage (mais il a peut-être obtenu des compensations, car Siemens est une institution financière qui, accessoirement, fabrique du matériel électrique et des trains).

L’analyse de la politique chinoise fait ressortir des critères qui montrent que les pays “émergents” sont rares. Ailleurs dans le monde on voit une sorte de “lumpen-développement” : pillage des matières premières, paupérisation, explosions populaires. En Egypte, les dernières manifestations contre Morsi (l’homme des Frères musulmans et des Américains) ont réuni 30 millions de mani­festants.

  1. Que faire? Réponse : “de l’audace! encore et toujours de l’audace!” Les monopoles généralisés sont en train d’amener le chaos le plus total sur la planète. Il faut les mettre à la raison, il faut les nationaliser!.. Bien sûr, le “comment” n’est pas encore très clair et on voit d’ici l’argument : “vous voulez ressusciter le vieux socialisme bureaucratique!“. Mais le mouvement historique à long terme est inéluctable. On a eu, jusqu’ici, la socialisation par la religion (Moyen-Age), puis (en Occident) la socialisation par le marché et par la démocratie. Il y aura forcément d’autres formes de socialisation dans l’avenir.

Discussion

– Questions écrites : L’exposé ayant répondu à plusieurs d’entre elles, on se concentrera sur les suivantes :

Q1. Qu’est-ce que le prolétariat aujourd’hui? (L. Sanchi) C’est une question très pertinente. Nous sommes à un moment où la prolétarisation se généralise et touche ou va toucher presque tout le monde et, en particulier, ce qu’on appelle “les couches moyennes”. Mais ce mouvement est segmenté à l’extrême par la stratégie des monopoles et il suscite des résistances diverses selon les catégories sociales qui en sont victimes. C’est un fait que l’ancien prolétariat industriel a disparu. Il était attaché à l’époque historique des grandes concentrations ouvrières où il formait la base de forces syndicales et politiques ayant un poids réel dans la société (CGT, partis de gauche, PCF, organisations de masse, de jeunesse, etc.). A cette époque, les niveaux d’éducation primaire et secondaire ont été généralisés à toute la population. On a maintenant besoin de penser de nou­velles formes d’organisation.

Q2. Qu’est-ce que le “surplus” (concept différent de la “plus-value”)? (J. Morandat) Il y a “surplus” dès lors que la croissance du PIB est supérieure à la croissance de la rémunération des travailleurs. Chez ses inventeurs (Baran et Sweezy) le “surplus” ne pouvant être réinvesti dans l’économie productive pour des raisons techniques, il doit être dépensé. Samir Amin en a proposé une version légèrement différente. Ce concept a été refusé, presque sans discussion, par les “mar­xistes” orthodoxes [NB sous-entendu “marxistes-léninistes”, qui raisonnaient toujours dans le cadre du capitalisme monopoliste d’Etat (CME)?].

– Questions orales :

Q3 (a) Sur la Chine. Est-on en présence d’un projet purement “national” susceptible de dérives “nationalistes? (b) Sur la nécessaire nationalisation des monopoles : comment faire? (M. Pierre)

Réponse (a) Samir Amin renvoie à son article récent sur la Chine dans le no 375 de “La Pensée“. Selon lui, la Chine n’est ni socialiste, ni capitaliste. Le plan de dévelopement chinois est sérieux, basé sur l’Etat et sur un marché contrôlé, ouvert (sous certaines conditions) au capital étranger. L’exemple de l’agriculture est parlant. La petite production marchande est la forme la plus géné­rale de l’agriculture mais elle n’est pas basée sur la propriété de la terre (qui appartient à l’Etat). Ce modèle existe seulement en Chine et au Vietnam. Il représente peut-être une ouverture intéres­sante sur l’avenir. En tous cas, il n’y a rien de tel au Japon, en Corée, à Taiwan. Et son assise sociale est considérable : 50% de la population chinoise. Ceci n’a pas empêché le pays de s’urba­niser. En 30 ans, on a construit des villes qui regroupent maintenant 300 millions d’habitants. Le capitalisme ne l’a jamais fait et ne peut le faire. Quant aux inégalités, elles ont augmenté en Chine comme partout dans le monde. Mais dans ce pays, tout le monde progresse, même si certains vont plus vite que d’autres. En Inde et au Brésil par exemple, les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. C’est un critère important, et qu’il n’est pas facile de mesurer quantita­tivement. L’indice Gini a du sens si l’on compare un même pays à des époques différentes, pas pour comparer des pays aussi différents que la France et la Chine. Pour finir, un paramètre important pour comprendre la Chine est sa classe dirigeante qui est politique et pas économique. Chaque dirigeant a une “base populaire” [NB une “clientèle”?] par consensus. Mais ça n’empêche pas la lutte des classes. Les luttes revendicatives sont très nombreuses en Chine.

Réponse (b) sur les nationalisations. Les bons exemples sont Airbus et l’industrie spatiale, deux cas où les Européens se sont montrés très performants, au-delà des cadres nationaux, et avec des projets publics. La privatisation des entreprises concernées n’a pas augmenté leurs performances, bien au contraire. Il est donc très clair que la nationalisation des monopoles n’implique en soi aucune diminution d’efficacité. Mais la question est complexe et l’on peut se demander si, aujour­d’hui, ne se serait pas constituée une bourgeoisie transnationale, capable de se soustraire aux nationalisations. Ici, Samir Amin cite “une étude très sérieuse” montrant que les concentrations de patrimoines et de pouvoirs demeurent nationales.

Q4, multiple.. sur les nationalisations et un éventuel retour au Plan, sur la sortie nécessaire de l’euro et par conséquent de l’Union Européenne : il faut, non pas “fermer” mais “maîtriser” les frontières, sur le prolétaire chez Marx et sur le rôle historique et l’effondrement des “pays socia­listes”.. (Pas noté les réponses)

Q5 Sur la Chine, à nouveau. Le PC chinois, parti unique composé d’un mélange de libéraux et de vrais communistes, compte 80 millions de membres, ce qui est très peu (environ 5% de la population). Il apparaît comme une avant-garde éclairée mais dont l’activité n’est relayée par aucune organisation de masse. Il est donc au centre d’un système très élitiste. N’est-ce pas le début d’une dérive?

Réponse. Ce n’est pas exact, c’est pire. Le PC chinois ne compte pas 80 millions de membres au sens où nous l’entendons. Il y a environ 8 millions de communistes et 72 millions de “sympati­sants” ou de “clients” du communisme. En général, ce sont des “cadres populaires” dans le bon sens du terme. En fait, le PC, c’est l’équivalent de l’ENA en France. C’est une école de cadres qui, évidemment, risque l’auto-reproduction. Il y a là un vrai risque de dérive aristocratique. Mais les Chinois en sont conscients et ils répondent par deux idées : (a) c’est une étape dans une évolution à plus long terme [NB mais vers quoi?] ; (b) on continue, de façon pragmatique, ce qui nous a bien réussi..

Q6, multiple.. Sur le rôle historique du prolétariat et la disparition de l’URSS, qui n’est pas un échec mais une défaite face à l’ennemi impérialiste plus fort (P. Fraisse)… Sur la production de la valeur, qui ne se limite pas à la production industrielle (services) et sur l’impossibilité de réaliser des réformes comme les nationalisations sans l’action d’un parti structuré comme le parti commu­niste (P. Roubaud)… Sur l’avenir du monde arabe (Camilla)…

(Pas noté suffisamment les réponses)

Samir Amin approuve le fait que la production de valeur n’implique pas seulement l’industrie et, bien sûr, le fait que les nationalisations posent le problème du pouvoir, problème insoluble sans une force organisée. Il préfère aussi le terme de “défaite” à celui “d’échec” et suggère de considé­rer ces événements historiques dans une perspective à long terme, comme dess vagues de résis­tance aux monopoles qui ne prennent une ampleur décisive que si les classes populaires sont parties prenantes. Sur l’avenir du monde arabe, il décrit la situation actuelle en Egypte à partir des trois forces principales, (a) une gauche populaire très puissante, dans laquelle les communistes sont très peu nombreux, mais influents, et qui compte quatre millions de syndiqués et quatre fédérations de femmes très revendicatifs, (b) au centre, une importante classe moyenne (20% de la population) regroupant tous les gens éduqués et de conviction sociale (refus des grandes inégalités) mais pas socialiste, et enfin (c), à droite, la bourgeoisie, l’argent, les réseaux, le haut-commandement de l’armée, etc..