Éloge de la politique par Roger Vailland (“Le Nouvel Observateur”, 26/11/1964)

 

Certains hommes ont la vocation de la politique, comme d’autres ont celle de la peinture, du théâtre ou de l’invention mathémathique. Ce sont des hommes à passion, à passion unique. Le politique, lui, sa passion, c’est de faire l’histoire de son temps ; quand il réussit, il fonde des Etats ou fait des révolutions. Les vraies vocations et les passions absolues sont rares et qu’elles réussissent l’est encore davantage. Chaque siècle ne produit que (ou n’est produit que) par quelques vrais peintres et quelques grands politiques Comme tout le monde, bien sûr, je m’intéresse à ces gens-là — et dans la période présente, peut-être davantage au peintre qu’au politique. Je ne me cache pas d’admirer les grands hommes ; Plutarque fut une de rnes premières lectures et je ne renie pas son enseignement.

Mais ce qui me paraîtrait aujourd’hui plus intéressant ce serait de comprendre pourquoi, comment, de quelle manière, à quel moment, des hommes qui n’ont pas la vocation politique — la très grande majorité des hommes — des hommes qui ont peur de la politique parce qu’ils savent, par leurs manuels d’histoire et la lecture des journaux, qu’il est bien plus dangereux de faire de la politique que de descendre dans l’arêne aux taureaux ou de courir en automobile, parce qu’ils pensent aux procès, aux guillotines, aux camps aux meurtres, etc. (et à l’amertume des vaincus abandonnés de tous), pourquoi des hommes qui se laissent aller au courant de la vie quotidienne parce que c’est le plus facile, parce que l’achat d’une voiture, d’un disque, le sourire d’une fille fait oublier qu’il sera bien triste de mourir à la fin d’une vie pendant laquelle il ne se sera rien passé, pourquoi et dans quelles circonstances ces hommes-là, ces hommes de tous les jours  et de tous les  temps se mettent tout d’un coup — et quelquefois tous ensemble — à se conduire en politiques. Alors, et pour un temps, les « grands hommes » (comme dans Plutarque) foisonnent. (Ensuite, ils s’endorment ou s’éliminent les uns les autres, mais c’est une autre histoire).

Ce serait particulièrement intéressant aujourd’hui parce que jamais,    de mémoire d’homme, le peuple français (et pas seulement lui) n’a été aussi profondément « dépolitisé » comme on dit ; singulier vocable ; singulière chose. Il est informé, bien sûr, mais être informé de la politique, c’est-à-dire de l’histoire en train de se faire, la regarder à la télévision, même si c’était une télévision objective, c’est utile pour se conduire en politique, mais ce n’est pas par là-même se conduire en politique. Avoir des opinions ne suffit pas non plus ; l’opinion, par définition, ce n’est pas une certitude et encore moins une action raisonnée ; quant à l’opinion publique, les tyrans d’Athènes savaient déjà la fabriquer. Se conduire en politique, c’est agir au lieu être agi, c’est faire l’histoire, faire la politique au lieu d’être fait, d’être refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique. Voilà qui paraît bien le dernier souci aujourd’hui de nos contemporains.

J’ai déjà vu ce peuple désintéressé (pas tout à fait autant) à plusieurs reprises. En 1932, j’étais jeune journaliste dans un grand quotidien ; je me rappelle très bien certaines conférences de rédaction, on nous disait : Hitler, Mussolini, la crise américaine, les affaires soviétiques, notre public en a par-dessus la tête ; ce qui l’intéresse, c’est la vie de tous les jours ; ce qu’il veut savoir de New York : qu’est-ce que les Américains font de leurs réfrigérateurs ? De Berlin : l’amour y est-il plus libre qu’à Paris ? De chez nous : comment supprimer au plus vite les passages à niveau qui font tant de victimes sur la Nationale 6 ? Et c’était vrai, les inspecteurs de vente du journal les confirmaient, les Français, cette année-là, ne voulaient plus entendre parler de Hitler ni de Mussolini ; ils commençaient à acheter des tandems pour se promener le dimanche.

Voilà ce qui les intéressait. Quatre ans plus tard, les métallurgistes et les mineurs occupaient leurs usines et leurs mines. Pas seulement les métallurgistes, mais aussi les gaziers, les cartonniers, les ouvriers municipaux. Les balayeurs des municipalités défilaient, le balai sur l’épaule.

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Quatre ans plus tard, les demoiselles des magasins occupaient les Galeries Lafayette et les employés de ministères défilaient le poing levé, en réclamant « des canons, des avions pour l’Espagne ». Les demoiselles des magasins aussi scandaient : « Le fascisme ne passera pas.  »

Je crois qu’aujourd’hui, même ceux qui sont en âge de se le rappeler ont oublié ce que c’était, avant 1936, une demoiselle de magasin. Pas seulement quant aux salaires, à l’absence de congés, de sécurité sociale, etc.

Quant au respect. L’ouvrier français, même dans les périodes de « dépolitisation », n’oubliait pas une déjà vieille tradition révolutionnaire ; le respect du travailleur, ça n’avait jamais cessé de lui dire quelque chose ; en toutes circonstances, il exigeait, au moins formellement, ce respect-là.

La demoiselle de magasin n’avait jamais été « organisée » ; elle était demoiselle, état transitoire ; elle ne gagnait pas de quoi vivre, mais c’était mieux que d’être chômeuse ; on ne lui avait jamais rien appris, rien que le respect, pas le respect d’elle-même, mais celui des autres : le respect du client et le respect du chef de rayon. Elle n’était pas « dépolitisée », elle était d’avant toute politique. Le respect (imposé, subi), c’est le contraire de la politique.

Or, en juin 1936, les vendeuses des grands magasins mirent à la porte les clients et les chefs de rayon, occupèrent les comptoirs, s’organisèrent « sur le lieu de leur travail », comme on disait alors, comme dans un camp retranché. Comme le faisaient dans le même instant, bien sûr, les métallurgistes, les mineurs, etc. Mais l’extraortinaire était que les demoiselles de magasin aussi fissent la grève sur le tas. Les voilà qui chantent la Carmagnole et l’Internationale, lèvent le poing, fondent des syndicats, des syndicats politiques qui n’exigent pas seulement des congés payés mais que les demoiselles de magasin aussi disent leur mot sur les affaires du pays. Et quand elles chantaient « groupons-nous et demain… » et « nous n’étions rien, nous serons tout », cela avait une signification pour elles. Les demoiselles de magasin avaient découvert leurs buts de guerre et se sentaient obligées de faire la guerre.

Ce n’est pas mon rôle de faire, ici maintenant, l’analyse de ce qui s’était passé entre 1934 et 1936, la menace fasciste devenue brusquement concrète en février 1934, les premiers succès du Front populaire montrant que la bataille pouvait être gagnée et tout ce brassage d’idées et d’actions qui fit toucher du doigt que ce n’était pas seulement une bataille défensive mais que la vie de chacun pouvait être changée, qu’il s’agissait de mon, ton, son, de notre bonheur.

Pendant quelques semaines de 1936, un très grand nombre de Français furent des politiques et crurent au bonheur.

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Et puis, une nouvelle fois, j’ai vu le peuple français « dépolitisé ». En 1942 — l’affreuse année. Ce n’était pas seulement d’être vaincu, d’être occupé, d’être gouverné par les vaincus de 1936, « mieux vaut Hitler que le Front populaire », répétait mon garagiste. C’était qu’un peuple tout entier parût ne plus penser qu’au ravitaillement. Un jour sur le quai de Lyon-Perrache, des hommes qui paraissaient bien élevé s’écrasaient, puis se battirent pour gagner quelques places à l’entrée du wagon-restaurant ; un vieillard qui les regardait à distance les injuria avec les termes les plus délibérément grossiers ; j’étais de tout cœur avec ce vieillard.

Moins d’un an plus tard, à la mi-43, des maquis campaient comme ci, comme ça, dans tous les déserts de la France ; les résistants, les clandestins trouvaient tant qu’ils voulaient des secrétaires de mairie qui prenaient tous les risques pour leur faire des faux papiers, des cheminots qui sabotaient, des fonctionnaires qui livraient les secrets militaires du double adversaire : l’Allemand et Vichy. La plupart des Français commençaient de se conduire en politiques.

Nous voici de nouveau dans le désert. Cet été, beaucoup de perclus de la politique ont passé par mon village. Je dis perclus, parce que, quand on a pris l’habitude de brûler au feu de la politique, si le foyer s’éteint, on reste infirme. Ils m’ont raconté leurs campagnes ; de quoi donc peuvent parler les retraités par force, les demi-soldes ? De beaux beaux récits, les nobles récits d’exploits inconnus. Et celui-ci, dont la voix dix ans après tremblait d’indignation (c’est ainsi que j’ai appris que ce n’est pas une image, qu’une voix peut réellement trembler d’indignation), parce que ses juges l’avaient accusé d’être un ennemi du peuple. Et cette séance d’un bureau politique, qui dura trente-six heures consécutives, pour exclure un homme qui fit front, trente-six heures consécutives, sortit sous les huées et alla vomir au coin de la rue ; et ils étaient presque tous suncères (sauf quelques rusés, mais cela aussi est de la politique), le vaincu et les autres. Qu’est-ce que la passion d’amour à côté de la passion politique? Pauvres bien-aimées qui ne peuvent offrir que leurs soupirs, leurs tendres délires, le feu doux de leur regard.

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Et nous voici de nouveau dans le désert. Mais je ne veux pas croire qu’il ne se passera plus jamais rien. Que les citoyens n’exerceront plus leur pouvoir qu’en mettant un bulletin dans l’urne pour désigner comme souverain (à leur place) un monsieur qui a une bonne tête à la télévision. Que le seul problème sur lequel le citoyen aura à se prononcer (par référendum) sera l’itinéraire d’une autoroute ou la puissance d’une centrale électrique. Que dans un monde où il n’y aura plus que des cadres, les cadres seront de plus en plus heureux parce que la retraite des cadres sera progressivemetn augmentée. J’en ai par-dessus la tête qu’on me parle de planification, d’études de marché, de prospectives, de cybernétique, d’opératiosn opérationnelles : c’est l’affaire des techniciens. Comme citoyen, je veux qu’on me parle politique, je veux retrouver, je veux provoquer l’occasion de mener des actions politiques (des vraies), je veux que nous redevenions tous des politiques.

Qu’est-ce que vous faites, les philosophes, les professeurs, les écrivains, moi-même, les intellectuels comme on dit? Les politiciens ne manquent pas, ce monde en est plein. Mais les penseurs politiques? En attendant que revienne le temps de l’action, des actions politiques, une bonne, belle, grande utopie (comme nous pensions en 1945 que « l’homme nouveau » serait créé dans les dix années qui allaient suivre) ce ne serait peut-être déjà pas si mal.

R.V.

            Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1964, p. 20