Texte J. M. Chauvier

Ukraine

convoitée et déchirée.

par JM Chauvier (Texte écrit de son exposé)

Une histoire belge en guise de hors d’œuvre…

Imaginez-vous journaliste, débarquant à Bruxelles. Une gigantesque manifestation a lieu dans la « zone neutre », ce quartier du Palais Royal, du parlement et du gouvernement interdit aux manifestations. Il y a là une vaste place – « Maïdan » en arabe, en iranien ou en ukrainien- le Maïdan des palais.

Or, voilà que cent mille manifestants l’occupent, un centième de la population du pays, néanmoins représentative de sa région flamande. Vous vous informez sur ce qui se passe, et des collègues sur place, ou des manifestants vous expliquent : le peuple belge exige l’abdication du Roi, coupable de la mauvaise gestion et de la corruption. La Belgique, le peuple belge exigent la signature d’un accord avec l’Union Européenne dont la Belgique ne fait pas partie. Le peuple refuse tout accord avec un pays voisin qui n’en fait pas partie non plus, la France. Les Belges occupent les lieux depuis plusieurs mois, les forces de l’ordre n’ont pas pu les déloger, mais les ont repoussés avec violence lorsqu’ils tentèrent de prendre d’assaut le parlement et le siège du gouvernement. Un scandale aux yeux de la Communauté Internationale ! A la tribune du meeting s’expriment les dirigeants des partis organisateurs de l’action : NVA, CD&V, Vlaams Belang, autrement dit la grande formation nationaliste flamande, la démocratie chrétienne et l’extrême-droite.

On dira donc que ce sont les partis du peuple belge. Peut-être y en a-t-il d’autres, mais peu importe, ceux là nous plaisent et c’est l’essentiel. A la tribune défilent aussi les représentants de l’Union Européenne et des Etats-Unis, qui dénoncent la France – elle fait en effet pression sur les Belges pour qu’ils ne s’associent pas à l’Europe. Même un célèbre nouveau philosophe hollandais prend la parole et déclare au peuple rassemblé à ses pieds : « Vous étiez une grande civilisation quand la France n’était rien ! ». Et d’en appeler à affronter sans peur cette puissance du Mal voisine et son diabolique président.

A un moment donné, vous engagez avec vos hôtes la conversation, vous avez quelque doute quant à la composition du peuple belge :

* mais n’y a-t-il pas une autre communauté dans ce pays, francophone ?

* oui, en effet, ils ont même le droit de parler leur langue dans leurs régions, alors que la seule d’état officielle est le néerlandais. Mais ils sont pro-français, hostiles à l’Europe et à la Démocratie. Ce sont de mauvais Belges.

Vous cablez donc à votre rédaction : « Les Belges proeuropéens ne sont pas seuls. Il y a, dans les régions du sud, des profrançais qui, pour l’instant, se taisent, on dit même que certains sont venus sur la Maïdan des Palais pour exprimer leur protestation contre le Roi et ses méthodes mafieuses. »

Vous remarquez bientôt dans la foule des gens très sportifs, équipés de boucliers et de gourdins, qui mènent des batailles musclées avec des policiers. Une mauvaise langue vous sussure que ce sont des milices d’extrême-droite.

* mais non, vous disent vos collègues belges, c’est de la propagande française.

* Peut-être, mais même certains journaux européens en parlent.

* Oui, bien sûr, il y a quelques extrémistes, mais il ne faut pas exagérer. Et surtout pas parler de « fascistes » ou de « néonazis », c’est de la pure propagande, ce sont tout simplement des nationalistes, un peu plus à droite que les autres !

* Certes, mais on m’a dit qu’ils se réclament du VNV, le mouvement engagé en 1940 dans la collaboration nazie, de la Division SS Langemark également connue comme « légion flamande ».

* Allons donc ! Pure propagande profrançaise ! Le peuple belge n’a aucun rapport avec tout cela. Nous ne sommes pas ici pour réveiller ces histoires de fantômes d’une autre époque. Cessez donc de fantasmer !

* Excusez-moi, je ne voulais pas vous choquer, et d’ailleurs, je n’en dirai rien, je vous rapportais simplement la rumeur qui circule.

Un jour, la manifestation tourne à l’émeute et à l’assaut du palais royal, des snipers mystérieux d’abord, la police ensuite tirent à balles réelles, il y a des dizaines de victimes, le Roi prend la fuite, un nouveau gouvernement est promu, de la NVA et du Vlaams Belang – le CD&V (plus modéré) reste à l’écart.

« Un gouvernement alliant la droite et les néonazis, vous dit la mauvaise langue, il ne représente qu’une minorité de l’électorat, et d’une seule partie du pays ». Mais non, vous savez, vous, que ce gouvernement est l’expression même de la Démocratie, et d’ailleurs il est provisoire, en attendant de nouvelles élections.

La mauvaise langue vous dit aussi que les snipers non identifiés postés sur des toits ont provoqué le bain de sang. Vous n’écoutez pas ces racontars de la propagande française. La Démocratie a triomphé, c’est la fête, vous êtes submergé d’émotion, comme tous les étrangers qui sont venus ici participer et témoigner de cette magnifique révolution. Dans la foulée, le nouveau gouvernement supprime le statut du français comme langue officielle des provinces wallonnes. Il n’en faut pas plus pour déclencher la grogne des francophones, qui en tirent prétexte pour déclencher des actions violentes. Le gouvernement fait marche arrière, mais il refuse toute négociation avec ces rebelles violents qui se sont mis hors la loi.

Mais la France est mécontente et qualifie cette victoire de la Démocratie belge de coup d’état. Elle en profite pour occuper et annexer la Gaume, sous prétexte que c’est la Lorraine. La Communauté internationale est indignée. Des sanctions sont prises contre la France. Les proches collaborateurs du président Hollande sont privés de visas et leurs comptes sont bloqués. Même Mr Bernard-Henri Levy est victime de ces mesures. Mais la situation se dégrade : des manifestations antigouvernementales ont lieu à Liège, Charleroi, Mons. Ce sont, vous dit-on, des séparatistes profrançais, armés par la France. L’armée belge est envoyée pour défendre l’intégrité du territoire contre l’agression française. Les rebelles sèment le chaos, l’armée réplique à l’arme lourde. Vous transmettez l’information…vous évitez de préciser que « l’armée belge » est surtout composée d’une Garde Nationale recrutée au sein de l’extrême-droite. Et ainsi de suite.

Cette « Belgique » là et son Maïdan, ressemble étrangement à l’Ukraine et au Maïdan que nous ont contés nos médias. Parti-pris, informations sélectives, mensonges par omission, tous les ingrédients de notre « pensée unique » sur la crise ukrainienne s’y retrouvent. Fin de ce hors d’œuvre.

Quelques pistes pour découvrir l’Ukraine dans sa diversité

J’ai découvert l’Ukraine une première fois en 1966. Les charmes de Kiev, Odessa, de la Crimée m’ont convaincu, et aussi quelques visites bien arrosées dans les kolkhozes. Des impressions très favorables, mais aussi très superficielles. Les chromos de la propagande soviétique me convenaient encore.

Il m’a fallu y séjourner à nouveau en 1991-1992, au temps de la dislocation de l’URSS, pour percevoir l’existence d’une question nationale sérieuse et aussi, la diversité de ce pays. A l’ancien fantasme du peuple soviétique indivisible ne s’opposait pas pour autant le nouveau cliché du pays en rébellion, mû par un mouvement national ou indépendantiste univoque. C’était bien plus compliqué !

A l’Ouest, en Galicie anciennement polonaise, je vois une région agitée par les questions nationales, ethniques, linguistiques, religieuses et majoritairement favorable à la sortie de l’Union soviétique. J’y découvre un rassemblement des vétérans de l’armée des partisans de Stepan Bandera. Je verrai également en vente, ici et à Kiev, autre surprise, des brochures nazies et antisémites. L’URSS n’avait pas encore rendu l’âme, ils étaient déjà de retour ! J’apprendrai plus tard que ces anciens bandéristes, de retour vers le milieu des années cinquante du Goulag où ils avaient été enfermés quelques années auparavant, avaient passé le flambeau de la cause aux nouveaux dissidents, rejoints après 1991 par les rescapés de la Diaspora canadienne, anciens de la collaboration nazie et de la Waffen SS Galitchina.

A l’Ouest toujours, plus au Sud, en Transcarpatie, image inversée, une région largement indifférente au nationalisme, je note la bonne entente, parmi les personnes rencontrées, entre Ukrainiens, Hongrois et Russes, il y a bien une petite guerre des églises mobilisant quelques centaines de personnes. Il y la surprise amusée des étudiants d’Oujgorod lorsque j’évoque le rapport de la CIA qui, à l’époque, publié dans le « Spiegel » allemand, prédisait une guerre entre l’Ukraine et la Russie. C’était tout simplement inimaginable. Mais tout de même, l’idée germait déjà à la CIA !

Au Sud, à Odessa, l’ambiance n’est pas moins paisible et attentiste.

C’est étrange. On dira de cette période que c’est un effondrement, une catastrophe géopolitique ou encore, s’agissant de l’Ukraine, un grand soulèvement national. Il n’y a rien de tel, à vue d’œil. La vie quotidienne est presque normale, n’étaient les pénuries croissantes. Les gens sont perplexes, incrédules. C’est au voyageur étranger qu’on pose la question : « vous croyez vraiment que l’Union soviétique va disparaître ? ». Ma réponse indécise amène cette autre réflexion : « De toute façon, cela se décide en haut, nous n’avons rien à dire ». Passivité, résignation.

Au centre, à Kiev, la capitale, l’agitation politique est bien là, dominée non par les passions nationalistes, mais par le souci des élites soviétiques locales de se construire un nouvel Etat. Un gouvernement, une armée, une administration, des ambassades, beaucoup de nouveaux fromages, sans compter les usines à privatiser. J’y rencontre un conseiller économique du gouvernement dont les coordonnées m’avaient été données par un ami de gauche à Paris. Le conseiller m’expliqua qu’il travaillait pour la fondation Soros. Les employés de ce financier et expert en réformes, j’en avais déjà vu à Moscou, et j’en reverrai plus d’une fois en Ukraine. J’ignorais encore tout du fameux « soft power » US.

A l’Est, dans le bassin industriel du Donbass, s’imposent de tout autres préoccupations, économiques et sociales, la peur du chômage et des conséquences d’une désagrégation de l’Union. Il faut savoir qu’outre le charbon et l’acier, l’Ukraine fournit des segments essentiels de la production d’armements, d’industries aéronautiques et spatiales soviétiques et de nos jours, russes et kazakhes. Les mineurs du Donbass ne me parlent pas de langue ou de nation, ils viennent « de tous les coins de l’Union » et s’inquiètent surtout des ruptures de livraisons du bois de mine. Ils se souviennent avec émotion des grandes grèves de 1989, quand ils exigeaient encore des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail. De ce « meilleur avenir » il n’est plus guère question – chacun se demande maintenant jusqu’où ira la dégradation du pays. On évoque les fermetures possibles, les émeutes de la faim qui pourraient soulever le Donbass. La colère s’exprime envers « le parti communiste », mais il n’est pas question de souhaiter la rupture avec les autres républiques soviétiques, ni l’érection de « nouvelles frontières ».

Au référendum du 17 mars 1991, l’écrasante majorité des gens de l’Est et du Sud s’étaient prononcés pour le projet Gorbatchev d’Union réformée – les votes de l’Ouest allaient en sens contraire. L’indépendance plébiscitée partout en fin d’année, après les changements de pouvoir à Moscou, revêt des sens différents d’une région voire d’une personne à l’autre : c’est une époque d’espoirs et de désarroi.

Vingt ans ont passé et n’ont pas démenti cette diversité, cette fracture Est-Ouest qui se vérifie en amont dans l’histoire et dans les différences sociales (ruralité à l’ouest, villes industrielles à l’Est) en aval lors des élections législatives et présidentielles et en ce moment même, dans l’opposition entre le pouvoir issu de l’insurrection de Maïdan et les populations du Sud-Est adeptes, soit d’une autonomie accrue, soit du fédéralisme, soit, pour une minorité d’entre elles, du séparatisme ou du rattachisme à la Russie. L’élection du président Porochenko le 25 mai 2014 n’a pas démenti cette fracture. Même si, unique candidat réellement présidentiable, et en l’absence de toute représentation politique de l’Est, Porochenko a également obtenu des suffrages dans les régions sud-orientales, d’électeurs qui, très probablement, en espéraient des initiatives apaisantes, permettant d’éviter une guerre civile.

De quoi « l’Ukraine » est-elle le nom ?

La première grande question posée serait, pour reprendre une formule bourdieusienne : de quoi l’Ukraine est-elle le nom ?

Les quinze nouveaux états nationaux issus des quinze républiques dites « d’Union » de l’ex-Union soviétique ont été confrontées à des crises identitaires, à savoir aux questions : qui sommes-nous ? dans quelles frontières et sur quels territoires ? dans quelles langues ? quelles religions et idéologies ? dans quels rapports avec les anciennes républiques, avec le monde extérieur, principalement le dit Occident dont les influences, les produits, les armées s’engagent dans nos territoires ou à nos frontières ?

Pour les peuples de Russie, il s’agit principalement de se définir en tant que nation au sein d’une fédération multiethnique et pluriconfessionnelle. La fédération « rossiiskaïa » au sens citoyen n’est pas l’état « rousskoie » au sens ethnique que souhaitent les ethnonationalistes, mais non les patriotes d’état ni les eurasistes.

Pour les Biélorussiens, la question est de se promouvoir en tant que nation dans un pays ethniquement homogène mais bilingue, avec dominante russe en milieu urbain.

Le pays souligne son identité dans une nouvelle (et ancienne) appellation : Belarus, et non plus Bielorussia, qui sonne trop russe.

Pour les citoyens de l’Ukraine, il s’agit de s’organiser dans un état unitaire alors qu’est évidente la diversité d’héritages historiques, de langues, de rapports au monde russe. En 1991, la volonté l’emporte, au niveau du pouvoir, de souder l’unité nationale, à commencer par la langue, l’ukraïnisation. Il n’y aura plus qu’une seule langue officielle, l’ukrainien, alors que la moitié du pays parle russe.

La Russie, le Belarus et l’Ukraine ont des origines communes que l’on peut situer dans la Rous’ de Kiev aux 9ème-12ème s. La Rous’ traduite par « Ruthénie » ou « Russie » (Rossia en latin)

Des Russes peuvent considérer Kiev comme « la mère des villes russes », la Rous’ comme le berceau de toutes les Russies. Et des Ukrainiens de répliquer : « comment peut-on situer son berceau dans un pays étranger ? ». Le problème est qu’il n’y avait en ce temps là ni Ukraine – le mot n’existait pas – ni Russie au sens que ce mot revêtira plus tard. Il y avait la Rous’, et ses habitants les Roussiny. Il faudrait apprendre à ce pas attribuer à des pays anciens les noms de pays actuels qui en ont hérité certains traits mais dans une grande discontinuité historique.

Après la destruction de la Rous’ par les invasions tataro-mongoles, les parcours des anciens Roussiny ont été très différenciés.

Grosso modo, les territoires occidentaux ont été successivement intégrés au Grand Duché de Lituanie, aux royaumes polonais, à l’Empire austro-hongrois ( ainsi, la Galicie ruthène ou ukrainienne n’a jamais fait partie de la Russie)

Les terres orientales ont été liées ou intégrés à la Russie, ce qui a impliqué les brassages avec les peuples turco-tatares, finno-ougriens, sibériens et autres assimilés par l’Empire.

D’où les théories sur l’asianité de la Russie et l’européité de l’Ukraine et du Belarus, sujet de controverses inépuisables, nous pouvons au moins dire que nous sommes au croisement de plusieurs civilisations, dans des pays frontières, ce qui peut se traduire par « Ukraïna » (0’kraïna )

Le territoire nommé « Ukraine » s’est constitué au cours de l’ère soviétique mais la partie occidentale n’a été intégrée à l’URSS qu’en 1939 et surtout après la fin de la guerre en 1945 et dans les conditions particulièrement dramatiques de la terreur stalinienne. Les répressions et les déportations qui ont frappé ces régions occidentales juste avant et immédiatement après la guerre ont certainement pesé dans l’hostilité, plus vive dans ces régions qu’ailleurs, envers le communisme, l’Union soviétique et les Russes. Elles expliquent l’accueil favorable fait aux troupes allemandes, dans ces mêmes régions, lors de l’invasion hitlérienne de juin 1944 et l’initiative populaire spontanée des premiers pogromes contre les Juifs, associés au NKVD, avant même que les Einsatzgruppen ne se chargent de la tuerie.

Galicie : aux sources du « nationalisme intégral »

La fracture Est-Ouest s’est vérifiée dans les engagements au cours de la seconde guerre mondiale. C’est principalement en Galicie ex-polonaise, berceau du nationalisme radical ukrainien en lutte contre le régime polonais, que se sont formées les armées et les structures de collaboration avec l’Allemagne nazie. Ce nationalisme dit « intégral », en rupture avec les traditions démocratiques et socialistes du mouvement national ukrainien, s’est concentré au sein de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens, OUN, formée en 1929, nourrie d’inspirations fascistes et nationale-socialiste. C’est d’elle que sont issues les structures de la collaboration et de la lutte armée contre les Soviétiques et les Polonais, : le Comité Central Ukrainien, les bataillons ukrainiens de la Wehrmacht, (Nachtigall et Roland) plusieurs bataillons punitifs de Schutzmannshaften spécialisés dans la répression des partisans en Biélorussie, la Division Galitchina (Galizien) de la Waffen SS, l’Armée insurrectionnelle (UPA) qui, impliquée dans le génocide des juifs, des tsiganes l’extermination des Polonais de Volhynie , s’est également rebellée contre l’occupant allemand, au nom des promesses indépendantistes que les Allemands n’ont pas tenues. Ces conflits avec les Allemands permettent de présenter les bandéristes aujourdhui, notamment dans certaine presse chez nous, y compris à gauche de la gauche, comme une résistance antiallemande voire antinazie ou, plus agréable à nos oreilles, « antitotalitaire ».

Une présentation qui implique de subtils camouflages, auxquels se prêtent bon nombre de nouveaux propagandistes, également d’auteurs et de journalistes occidentaux sympathisants de l’Ukraine « orange ».

Ce type de réhabilitation des banderistes procède d’un quadruple camouflage, rencontré dans de nombreuses publications d’auteurs ukrainiens et français et dans des articles de presse récents :

Le premier consiste à ne jamais faire état de l’idéologie de l’OUN, reposant sur les canons de l’ethnicité, du peuple-race, qui rappelle l’idéologie nazie « völkish », du darwinisme social divisant les nations en nations-seigneurs et nations-esclaves, de l’ « Ukraine au dessus de tout » – en l’occurrence les théories de l’idéologue de l’OUN, Dmitro Dontsov, également traducteur en ukrainien de « Mein Kampf ». Cette idéologie est bien connue, bien présente sur les sites internet d’extrême-droite, mais n’est plus guère évoquée dans les grands médias et totalement ignorée en Europe occidentale. Aucun ouvrage français ne semble avoir été consacré au fascisme ukrainien.

Le deuxième camouflage évoque la « Légion ukrainienne » sans préciser qu’il s’agissait de bataillons de la Wehrmacht, de la Division Galitchina sans préciser qu’il s’agissait de Waffen SS, de l’Armée Insurrectionnelle UPA sans préciser qu’elle fut recrutée au sein de la Schutzmannshaft 201 que commandait Roman Choukhevitch après avoir commandé le bataillon Nachtigall et avant de diriger l’UPA. Les crimes de guerre de ces armées sont également dissimulés ou niés.

Le troisième déguisement évoque fièrement la proclamation de l’état ukrainien indépendant le 30 juin 1941, sans préciser que la déclaration jurait fidélité au IIIème Reich et à Adolf Hitler dans la lutte commune contre le bolchévisme. Il est exact que cet indépendantisme n’est pas approuvé à Berlin et que Bandera est interné à Sachsenhausen d’où les nazis vont le libérer en 1944. Dès lors, les frictions entre les nationalistes de l’OUN et leurs promoteurs allemands vont se multiplier faisant des victimes dans les rangs nationalistes. De là à en faire des « résistants au nazisme » il y a un pas que franchissent les réécritures de l’histoire sans difficultés pourvu qu’elles évitent de mentionner le contexte des frictions.

Enfin, last but not least, le quatrième camouflage concerne la participation des banderistes et des autres composantes de l’OUN aux expéditions punitives des polices nazies, aux pogromes, au judéocide et au génocide des tsiganes, et surtout, l’UPA agissant pour son propre compte, à l’extermination des populations civiles polonaises de Volhynie.

Je n’insisterais pas sur ces faits historiques s’ils n’étaient systématiquement occultés dans l’actuelle littérature révisionniste, y compris en France et… à gauche.

Or, cette histoire là, celle de la collaboration et des crimes de masse des banderistes, si elle est étudiée avec soin par des historiens, notamment allemands et ukrainiens, ne fait l’objet d’aucun examen de conscience en Ukraine où il est tellement question de « restaurer la mémoire ». Tout au plus y a-t-il eu une reconnaissance de « l’holocauste juif » et des hommages à Baby Yar, sous le patronage des autorités israéliennes, qui prennent soin de ne pas rappeler le rôle des fascistes ukrainiens dans le judéocide, ce qui porterait atteinte aux bonnes relations et à « l’alliance stratégique » entre Israël et l’Ukraine.

C’est précisément ce révisionnisme militant qui, depuis vingt ans, a changé, dans les régions de l’Ouest, l’image de bandits fascistes qui collait à la réputation des banderistes sous le régime soviétique en mythologie romantique des résistances patriotiques qui auraient combattu contre les trois occupants : soviétiques, allemands et polonais ou encore, dans une version plus adéquate à nos attentes occidentales, en récit épique d’une « résistance antinazie » dont personne n’avait jamais jusque récemment perçu l’existence.

Une autre façon de trafiquer l’histoire consiste à présenter l’Ukraine comme globalement ralliée à l’Allemagne, par réaction à la famine et autres répressions staliniennes qu’elle avait subie. C’est sans doute l’explication d’une partie des ralliements à l’envahisseur, d’autant qu’en Galicie, l’annexion soviétique de 1939 fut également perçue comme une invasion. La Galicie qui, polonaise dans les années trente, n’a cependant pas connu la famine, ni le régime soviétique.

C’est dans l’Ouest ex-polonais que la collaboration est la plus prononcée, et dans le Centre et l’Est soviétiques que la résistance antifasciste est la plus active.

Environ sept millions d’Ukrainiens auraient combattu au sein de l’Armée Rouge, environ 200.000 auraient fait partie des diverses armées et organisations allemandes sous l’occupation ou dans les organisations nationalistes autonomes. Cette différence d’engagements pèse lourdement dans l’actuelle « guerre des mémoires » dont nous avons vu les débordements pendant le Maïdan, avec la destruction d’une

quarantaine de statues de Lénine et la profanation de monuments aux soldats tombés dans la lutte antinazie par les commandos nationalistes qui, par ailleurs, vénèrent les héros de la collaboration nazie et de la résistance à la soviétisation. La mémoire à l’Ouest est partiellement nationaliste, la mémoire à l’Est est massivement antifasciste.

Le 9 mai 2007, fête traditionnelle de la Victoire sur le fascisme, à Kiev, j’ai vu le Maïdan comme on ne l’a jamais vu sur nos télés : inondé de drapeaux rouges, décoré d’étoiles soviétiques, un défilé militaire officiel, présidé par le président Iouchtchenko, précédant une manifestation populaire de plusieurs dizaines de milliers de participants. En 2014, cette célébration est interdite en Galicie et convertie à Kiev, officiellement, en commémoration des victimes de la guerre, mais la célébration a toujours lieu dans les villes de l’Est, du Sud, de Crimée aux cris de « Le fascisme ne passera pas ».

Le rôle de l’extrême-droite à Maïdan

C’est l’une des dimensions, identitaire et symbolique, de la crise ukrainienne, volontiers occultée ou minimisée chez nous pour une raison compréhensible : les nationalistes radicaux et les néonazis sont nos alliés contre la Russie et contre l’Ukraine dite « prorusse », et nous n’en sommes pas trop fiers. D’où parfois le déni.

De qui et de quoi parle-t-on ?

En premier lieu de ce parti social-national galicien rebaptisé « Svovoda », Liberté, que mène Oleh Tiahnibok, fort de plus de 30% des suffrages dans cette région lors des législatives de 2012, et de 10% dans l’ensemble du pays – il est pratiquement inexistant à l’Est.

En second lieu, de la constellation de groupes néonazis tels que « Patriot Ukrainy », de milices aguerries telles que UNA-UNSO, à l’entraînement et au front depuis une vingtaine d’années, du mouvement Trizoub et d’autres qui constituent le « Pravy Sektor, Secteur Droit, de Dmitro Iarosh.

En troisième lieu, de nationalistes radicaux dispersés dans d’autres formations politiques comme « Nacha Ukraïna » de Viktor Iouchtchenko et « Baktivchtchina » de Ioulia Timochenko, ou encore le Parti Radical de Liachko.

Or, ces forces, très influentes à l’Ouest mais minoritaires dans l’ensemble du pays ont joué un rôle important dès le début dans l’encadrement paramilitaire de Maïdan – les connaisseurs ont pu immédiatement repérer, sur vidéo, leurs signes distinctifs, leurs emblèmes, leurs drapeaux, sans même parler des croix gammées ou celtiques dessinées dans les locaux de la Mairie occupée ou les tatouages des militants. Elles jouent un rôle important et décisif dans le soulèvement insurrectionnel des 18-22 février: nous avons remarqué, dans la nuit du 18 au 19, après plusieurs jours d’accalmie et alors qu’un compromis est en vue, que les forces radicales se mettent en mouvement, partant à l’assaut des bâtiments officiels, le Pravy Sektor appelant ses membres à venir à Maïdan avec des armes. Le 20, c’est le bain de sang, inauguré par des tirs de snipers dont l’origine reste un mystère et prolongé par les tirs à balles réelles des Berkut et des insurgés. Il y a entre 80 et 100 morts. Le président Ianoukovitch prend la fuite, il est destitué par une majorité obtenue au parlement grâce au retournement de plusieurs députés de la majorité, et c’est ce qui permet la formation du nouveau gouvernement d’alliance entre droite nationale-libérale et extrême-droite. Celle-ci joue un rôle non moins capital dans l’organisation

et le recrutement de la Garde Nationale, fer de lance de la guerre de répression menée à l’Est. Je ne parle pas seulement du parti « Svoboda », au gouvernement, mais de ministres d’extrême-droite de « Baktivchtchina » et, bien sûr, du « Pravy Sektor », au combat sur le front de l’Est. Ces forces irrégulières régularisées compensent partiellement le manque de fiabilité des soldats ukrainiens de l’armée régulière ukrainienne.

Les changements socio-économiques.

Il y a, à cette crise, d’autres dimensions, d’ordre socio-économique et géopolitique. Entre 1989 et 2013, la population du pays est passée de 52 à 45 millions. Mortalité élevée, dégradation de la santé publique, émigration sont en cause. Des centaines de milliers d’Ukrainiens sont allé chercher du travail, ceux de l’Est plutôt en Russie, ceux de l’Ouest, plutôt en Europe, où on les rencontre dans les chantiers de construction au Portugal, les serres d’Andalousie et, pour les jeunes femmes, les réseaux de prostitution. La production s’est effondrée, plus du tiers de la population est passée sous le seuil de pauvreté. Seul l’enseignement, de bonne qualité, a su résister à la grande régression. Les rapports occidentaux sur la crise en Ukraine mettent beaucoup l’accent sur « la corruption du régime » ou la prétendue « dictature de Ianoukovitch », oubliant les effets d’un capitalisme sauvage où seraient mis en question les bons conseils…occidentaux. Ce n’est pas « l’ autoritarisme post-soviétique » qui a jeté des millions d’Ukrainiens dans la paupérisation et voué à un tel état de délabrement un pays qui, au cours des décennies soviétiques, et en dépit de tous leurs défauts, s’était arraché à une ancestrale misère, à l’analphabétisme, s’était bâti une puissante industrie, des dizaines de nouvelles villes, et avait formé des générations d’ingénieurs, de techniciens, de médecins, de chercheurs, délivrant l’Ukraine de sa situation de « tiers-monde de l’Europe ».

La nouvelle crise sociale tient aux transformations accomplies depuis la fin de l’ère soviétique. Comme en Russie et partout ailleurs, un capitalisme de choc, de type particulièrement parasitaire et corrompu, a caractérisé les privatisations, la croissance des inégalités, l’enrichissement d’un petit nombre et la paupérisation des masses populaires. Comme plusieurs autres pays ex-soviétiques, l’Ukraine a connu une décennie d’effondrement et une autre de redressement de la croissance permettant l’éclosion d’une dite « classe moyenne » aspirant à plus d’espaces d’autonomie et de libertés. Mais à la différence de la Russie et de quelques autres, l’Ukraine ne disposait pas de ressources énergétiques exportables, au contraire elle était et reste très dépendante des fournitures russes dont un ministre ukrainien a dit, il y a quelques années, qu’elles étaient passées « du régime de l’amitié des peuples à celui des lois du marché ». Ce pays s’est donc plus appauvri que la Russie ou la Biélorussie voisines. Autre différence notable avec la Russie : les privatisations n’ont pas été organisées par le pouvoir fédéral, ni l’oligarchie qui en a profité mise au pas par un Vladimir poutine. Les choses, en Ukraine, se sont passées de manière plus chaotique, dans une féroce lutte de clans, qui n’est pas terminée, et sous une pression croissante du FMI. Ces conditions de vie, la corruption, que le règne de Viktor Ianoukovitch semble avoir aggravées, sont sans doute le principal ingrédient de la colère qui s’est exprimée à Maïdan. S’y est greffé le « rêve européen » qui fit qu’on a pu parler d’ »Euromaidan ».

Nous savons que l’élément déclencheur de ce Maïdan a été la suspension – non le refus mais la suspension, par le président Ianoukovitch, de la procédure de signature de l’accord d’association avec l’Union Européenne. De fait un accord de libre échange assorti d’un programme d’assainissement et de privatisations dicté par le FMI. L’un et l’autre ouvrent la voie aux produits et aux investissements étrangers mais font craindre pour les industries locales et le régime social. Annoncé le 27 mars, dans la foulée de la victoire du Maïdan, un prêt du FMI entre 14 et 18 milliards de dollars doit débloquer d’autres crédits internationaux de l’ordre de 27 milliards. Le prêt est conditionné à des mesures strictes d’austérité : le prix du gaz à la consommation doit être augmenté de 50%, 10% de l’effectif des fonctionnaires d’état diminué, les salaires et les retraites gelés, l’âge de départ à la retraire passe, pour les femmes, de 55 à 60 ans, pour les hommes de 60 à 62 ans – ce n’est probablement que le début d’une rupture avec les normes soviétiques.

La Russie avait proposé en décembre 2013 à l’Ukraine un achat de sa dette de l’ordre de 15 milliards, un rabais de 30% sur les prix du gaz, une relance de la coopération industrielle. Mais cette éventuelle alternative, vers laquelle s’est tourné Ianoukovitch après hésitations, est balayée par l’insurrection, dont la tournure antirusse devient évidente, ce dont témoignent aussi les visites sur Maïdan et les contacts noués à Kiev par les envoyés des Etats-Unis et de l’Union Européenne, mobilisés avec les médias internationaux dans le soutien à Maïdan.

Géopolitique et « révision de l’histoire ».

D’où la troisième dimension de la crise, géopolitique, où la refonte des perspectives d’avenir est intimement liée à la révision du passé national

Depuis vingt années, ce n’est pas un mystère, une stratégie étatsunienne est à l’œuvre, très explicitement décrite par le stratège Zbiegniew Brzezinski de maîtrise de l’Eurasie, considérée comme le principal échiquier où se joue l’avenir de la suprématie américaine, une obligation morale pour les Etats-Unis dans un monde voué au chaos. L’Ukraine a été définie comme l’un des pivots essentiels de cette stratégie. Je n’en évoquerai ici que la vision de l’intérieur. Un immense réseau d’influence a été développé par des fondations américaines, finançant une multitude d’ONG plus ou moins oppositionnelles, formant une clientèle de milliers d’agents d’influence à tous les niveaux de l’état et de la société. Parallèlement, les forces nationalistes basées en Galicie ont occupé la sphère idéologique que la nomenklatura soviétique avait abandonnée. Ces forces disposent de l’énorme appui moral et financier de la Diaspora des Amériques, en grande partie originaire de l’Ouest et de Galicie, en partie également issue de la collaboration et qui disposent d’ailleurs d’une sorte de monopole de la parole sur l’Ukraine en Occident.

Si le réseau américain s’emploie à répandre les valeurs occidentales, le réseau nationaliste s’emploie à réviser l’histoire, les manuels scolaires. L’un et l’autre ont bénéficié d’un formidable soutien du leader de la révolution orange et président de l’Ukraine Vikor Iouchtchenko, de 2004 à 2010.

C’est sous son règne qu’ont été jetés les deux fondements d’une nouvelle idéologie nationale : l’un est celui de la nation martyre, de la famine de 1932-33, dite « Holodomor », extermination par la faim, et définie comme « génocide », légalement en 2006, tout négationnisme étant punissable. L’autre pilier est la nation résistante,

incarnée par les organisations et armées nationalistes précitées, dont deux dirigeants, Stepan Bandera et Roman Choukhevitch, consacrés héros nationaux en 2010. Le culte de la Waffen SS reste localisé en Galicie.

Cette double construction, controversée, a creusé le fossé Est-Ouest.

La famine très réelle, les Ukrainiens de l’Est et du Centre qui l’ont vécue s’en souviennent, leurs parents ou grands-parents leur ont transmis cette mémoire “tabouisée” à l’époque soviétique, le régime cherchant à taire les écrasantes responsabilités des dirigeants staliniens – tant ukrainiens que russes et autres- dans la catastrophe survenue suite à la collectivisation forcée, aux conflits violents qu’elle engendra, à la déportation des « koulaks » qui désorganisa les villages, enfin et surtout aux réquisitions de semences (zagatovki). Mais la notion de « génocide » suppose une dimension intentionnelle (Staline voulait la mort du peuple ukrainien), voire ethnique (les Russes, les Juifs l’ont cherché) qui soulèvent controverses, notamment dans les régions russophones où eut lieu la tragédie. La Russie voisine, le Nord-Caucase, le Kazakhstan et dans une moindre mesure le reste de l’URSS ont également subi cette famine. Significativement, les plus ardents à dénoncer « le génocide » et « les Russes » sont les militants nationalistes des régions de l’Ouest qui, à l’époque sous régime polonais, n’ont pas connu cette famine – bien que l’extrême pauvreté et la sous-alimentation y régnaient également. L’ethnicisation du thème de l’Holodomor peut donc être ressenti, à l’Est et en Russie, comme une forme d’agression symbolique. Or, le « tabou » de la famine est entièrement levé en Russie, mais la thèse du « génocide », ressentie comme hostile aux Russes, n’y est pas acceptée. Elle l’est, par contre, officiellement, aux Etats-Unis.

L’autre pilier de la nouvelle mythologie nationaliste, la « résistance » de l’OUN, de l’UPA, le combat de la SS galicienne, sont rien moins qu’acceptables dans les régions de l’Est et du Centre.

Il faut savoir que les régimes d’occupation nazie n’étaient pas les mêmes partout. A l’Ouest, la Galicie, intégrée au « gouvernement général » de Pologne, a joui d’un relatif régime de faveur, dans la mesure où la collaboration proallemande y était la plus massive et la mieux organisée. Ce qui n’empêcha point, mais au contraire facilita la tâche de l’occupant, en matière de génocide des Juifs et des tsiganes, d’extermination des prisonniers de guerre et des communistes.

Un deuxième régime, beaucoup plus violent, celui de « Reichskomissariat », couvrant une partie de l’Ouest (Volhynie) et le Centre du pays. Les exactions nazies n’ont pas épargné les rebelles nationalistes, les collaborateurs qui, après avoir rallié les Allemands, ont voulu poursuivre une activité indépendantiste non conforme.

Enfin, troisième régime, celui de l’occupation militaire « au front », c’était pratiquement celui de l’extermination de masse.

Les populations de ces régions du Centre et de l’Est ont tout particulièrement la mémoire de la barbarie nazie et des massacres perpétrés par les bandéristes.

Celles de l’Ouest l’ont également, dans une moindre mesure, mais leur mémoire de la guerre est davantage marquée par les représailles du NKVD, les déportations staliniennes, et une partie des villages et des villes (Lwow, Ternopol, Stanislawow devenu Ivano-Frankivsk) ont largement soutenu la cause de l’OUN.

Après 1991 (1945?), l’URSS impose sa version de l’histoire – d’abord stalinienne, ensuite « révisée » voire plus tolérante envers le nationalisme. Après une période de répressions violentes, à la fin des années 1940, les dirigeants soviétiques prirent soin de « calmer le jeu », de couper l’herbe sous le pied des nationalismes. Peut-être faut-il attribuer à ce souci d’apaisement « le cadeau de la Crimée à l’Ukraine », fait par Nikita Krouchtchev en 1954. Au moment où les banderistes revenaient en masse des camps sibériens où ils avaient animé des révoltes au début des années 1950.

Les procès de criminels de guerre se sont raréfiés. L’évocation du génocide nazi (contre les Juifs mais également contre d’autres) a été tabouisée, en ce compris les complicités nationalistes locales. La tragédie des villages brûlés avec leurs habitants en Biélorussie et en Ukraine – par les troupes allemandes et leurs auxiliaires locaux- n’a refait surface qu’à la fin des années 1970.

La mise au jour de massacres et de charniers ignorés ou « oubliés » n’a eu lieu que récemment, à l’occasion des expéditions du père Desbois et du documentaire de Michaël Prazan, donnant l’occasion de s’exprimer aux derniers témoins en vie (participants ou spectateurs) des exterminations de masse. La connaissance de ces faits est encore loin d’être inscrite dans la « mémoire collective » et les livres d’histoire en Ukraine, en Russie et au Belarus où ces faits se sont produits. Chaque « état-nation » cherche à « unir », et ces évocations ne peuvent que « diviser ».

L’indépendance en 1991 fut le point de départ d’une exaltation de la mémoire antisoviétique, activée lors de la « révolution orange » et encouragée par les « alliés » occidentaux de ce « revanchisme » politique et symbolique. Une alliance facilitée par le fait que dès la fin de la guerre, l’OUN-UPA reçut les soutiens des services allemand (Gehlen), britannique et américain, tandis que les anciens de la SS et les collaborateurs fuyant vers l’Ouest furent bien accueillis, exfiltrés vers les Amériques et recyclés, également en Allemagne occidentale, dans les œuvres de la guerre froide.

En quoi consiste l’aspect géopolitique de cette double campagne occidentaliste et nationaliste ? De toute évidence, l’objectif convergent de ses acteurs est de dresser l’Ukraine contre la Russie, d’attiser des hostilités qui étaient encore inimaginables il y a quelques années.

D’où la résistance des populations de l’Est et du Sud opposées, non pas à l’Europe ni même à l’Occident en tant que civilisation, mais à cette réhabilitation du nationalisme galicien en laquelle elles voient « le retour des nazis », résistance aussi à la tentative de rupture des liens économiques, culturels, linguistiques avec la Russie, auxquels ces populations restent attachées.

La promotion d’un nationalisme ethnique répondait aux aspirations galiciennes, et le schéma binaire des « proeuropéens » contre « prorusses » résulte des choix de nouvelle guerre froide effectués à Washington, Bruxelles et dans nos médias.

Mais ces choix empêchent l’évolution vers une Ukraine viable : un état fédéral et un patriotisme politique plutôt qu’ethnique, une neutralisation plutôt que le basculement dans un bloc politico-militaire, un destin de pont plutôt que de fossé Est-Ouest. L’initiative de la confrontation est venue, de longue date, de l’Ouest. La Russie a été prise au dépourvu. L’Union Européenne (et les Etats-Unis) imposant un Accord d’association ignorant les intérêts russes ont joué un dangereux coup de poker.

La réplique de Moscou est, logiquement, inspirée par un désir de revanche et de mainmise sur des territoires menacés par l’expansion atlantiste, à commencer par la Crimée, cédée à l’Ukraine en 1954 et reprise en mars 2014, puis par le soutien logistique des groupes de résistance séparatistes de l’Est. Les services secrets y ajoutent leurs « piments » de coups tordus. En mai et début juin 2014, les affrontements entre ces groupes et les forces de Kiev ont fait des centaines de morts. On ne sait si ces vies fauchées le sont pour une guerre qui n’aura pas lieu, ou ne sont qu’un premier aperçu de la boucherie à venir.

La Russie peut aller plus loin, si elle épouse les théories néoeurasistes proposant à la Russie l’arsenal d’un nouveau messianisme antiatlantiste, militariste et conservateur, impliquant cette fois la conquête militaire de l’Ukraine orientale, rebaptisée Novorossiia, le nom qu’elle portait avant les réaménagements territoriaux de l’ère soviétique, et avec laquelle la Russie entend au minimum conserver des liens étroits. En l’occurrence, deux solutions peuvent être trouvées qui iraient dans le sens des intérêts russes : une fédéralisation de l’Ukraine, permettant des relations « à la carte » entre les régions russophones et la Russie, ou une intégration de la « Nouvelle Russie », autrement dit une conquête militaire.

Quoiqu’il en soit, l’engrenage des logiques de force mène à la guerre civile et à la partition de l’Ukraine.

Le Plan A pour l’Ukraine, celui des nationaux-libéraux de Kiev et du bloc occidental, la mène graduellement vers l’Union Européenne et l’OTAN, et amène probablement à terme des troupes américaines aux frontières de la Russie. Ce que celle-ci ne pourrait accepter, sauf à se résigner au « refoulement » (rollback) promis.

Le Plan B, celui de Moscou et des russophones du Sud-Est, veut écarter cette perspective, d’une façon ou d’une autre. La manière pacifique serait que toutes les parties concernées se mettent à table pour concilier les intérêts occidentaux, russes et ukrainiens, de telle sorte que l’Ukraine garde son intégrité territoriale. L’autre manière mènerait à la guerre, qui pourrait déborder le territoire ukrainien et provoquer des tensions ailleurs, entre la Russie d’une part, la Pologne et les états baltes de l’autre. D’autant que les Etats-Unis paraissent décider à y déployer des troupes et leurs installations « antimissiles ».

Sont en jeu le grand corridor qui va de l’Europe centrale au cœur de la Russie et aux confins du Caucase, ainsi que les industries à moderniser, les riches terres noires, les coupes forestières, la main d’œuvre à exporter.L’Ukraine est donc très convoitée mais aussi, sauf compromis, inévitablement déchirée.

Jean-Marie Chauvier

Juin 2014